Libérez Salameh Kaileh!

Par Omar S. Dahi et Vijay Prashad

Immeubles endommagés dans le quartier de Bab Dreeb à Homs (3 avril 2012)

Dans la journée de samedi 28 avril 2012, 32 personnes ont été tuées en Syrie, dont 22 civils et 10 déserteurs, morts dans des combats contre l’armée régulière, selon le bilan dressé dimanche 29 avril 2012 par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). Parmi les victimes: des habitants de Homs et de Hama, des villes bastions de l’insurrection, mais aussi d’Idleb, à la frontière turque. Ou encore de Raqa, au nord-est et dans la ville côtière de Lattaquié. D’après Amnesty International, les «violences» ont fait plus de 360 morts, depuis le 16 avril 2012, le jour où les «premiers observateurs de l’ONU» ont commencé leur mission!

Nous publions ci-dessous un article qui fait partie d’une campagne pour exiger la libération de Salameh Kaileh, un militant syrien-palestinien de longue date. Nous invitons nos lectrices et lecteurs à signer la pétition pour sa libération. Voir les indications à la fin de cet article.

En outre, à la suite de ce premier article, nous publions une contribution sur la «révolution syrienne» écrite par Salameh Kaileh, contribution publiée sur le site Al Akbar (publication qui paraît au Liban), le lendemain de son arrestation.

Enfin, Yara Shammas, âgée de 21 ans, militante spécialisée en informatique, arrêtée à Damas le 7 mars 2012, a été libérée sous caution le 30 avril 2012. Neuf chefs d’inculpation pèsent sur elle, dont un pourrait lui coûter la peine de mort. Soazig Dollet, responsable du bureau Moyen-Orient à Reporters sans frontières, explique qu’on «lui reproche notamment que ses activités auraient causé des “tensions entre communautés”, voire même la “guerre civile en Syrie”. On voit bien ‘cette folie schizophrénique’ dans laquelle est entré le régime aujourd’hui en Syrie, n’hésitant pas à voir dans le moindre soutien ou la moindre aide à la révolte et en tout cas au soulèvement de la population un acte de guerre civile.» Le seul crime de Yara Shammas, selon Reporters sans frontières, est donc de militer contre le régime. Elle paierait aussi pour l’engagement de son père, Michel Shammas, un avocat qui défend de nombreux opposants. (Rédaction A l’Encontre)

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Salameh Kaileh

Le 24 avril 2012, à deux heures du matin, Salameh Kaileh, intellectuel et militant palestinien-syrien a été arrêté chez lui. Selon son avocat, Anwar Bunni du Centre syrien d’études et de recherches juridiques, cela s’est passé «sans explication». Ce n’est pas la première fois que Salameh Kaileh se retrouve dans une prison syrienne. Dans les années 1990, il a séjourné pendant huit ans et onze jours dans plusieurs prisons du clan Assad.

Né en 1955 à Beir Zeit en Cisjordanie [Palestine, ville connue, entre autres, pour son université], Salameh a étudié à Bagdad (Irak) et à Damas (Syrie). Il est sorti de l’Université de Bagdad en 1979 avec un diplôme en sciences politiques comme l’un des plus brillants penseurs marxistes et un combattant courageux pour la liberté universelle. Sa réputation allait bientôt s’étendre en Syrie, en Palestine, dans le monde arabe et ailleurs. Il a écrit de nombreux ouvrages sur différents thèmes: l’impérialisme, le marxisme, les limites du mouvement nationaliste arabe, la mondialisation, le sionisme et l’héritage de la méthode scientifique. Voici les titres de certains de ses ouvrages (en arabe) : Les Arabes et la question nationale (1989); Une critique du marxisme traditionnel (1990); L’impérialisme et le pillage du monde (1992); Socialisme ou barbarie (2001); Les problèmes du marxisme dans le monde arabe (2003) et Les problèmes du mouvement nationaliste arabe (2005).

Le nationalisme et la résistance arabes ont toujours subi un certain nombre de critiques, mais celles de Salameh étaient toujours de gauche et toujours constructives, visant à la construction d’un nouveau mouvement de libération de gauche qui puiserait profondément dans le puissant héritage du marxisme et du communisme. Ses critiques percutantes de la gauche arabe et palestinienne, aussi bien que de la gauche marxiste elle-même, aiguisaient la vigilance de ses alliés. Son projet intellectuel et politique suivait la devise de Amilcar Cabral [1924-1973, fondateur du PAIGC, assassiné en 1973], le révolutionnaire de la Guinée-Bissau : «Ne pas mentir ; ne pas revendiquer des victoires faciles».

La principale critique de Salameh à l’égard de la gauche arabe était qu’elle a adopté systématiquement une orientation «suiviste», en s’accrochant aux basques de forces sociales plus importantes comme les mouvements nationalistes arabes et le Baas [cette formation politique accédera au pouvoir en Syrie au début des années 1960] ce qui a fini par discréditer la gauche marxiste lorsque ces forces politiques sont arrivées au pouvoir. Les échecs de ces régimes autoritaires et répressifs et leurs compromissions avec la bourgeoisie locale et internationale ont terni l’héritage de la gauche.

Salameh a aiguisé sa critique interne du nationalisme arabe et du marxisme par sa critique simultanée et implacable de l’impérialisme occidental, des régimes arabes conservateurs et surtout du sionisme.

Salameh a été arrêté dans les années 1990 lorsqu’il a renouvelé sa critique de l’étouffement du régime Baas [au pouvoir en Syrie] et de sa collusion avec l’impérialisme. Beaucoup de gens ont oublié que lors de la Guerre du Golfe de 1991, le gouvernement syrien [avec Hafez el-Assad] a participé à la grande coalition occidentale contre le régime irakien.

En contrepartie, l’Occident a fermé les yeux sur la nouvelle série de représailles que le régime d’Assad a menées contre son opposition locale (tout en consolidant la puissance syrienne au Liban). C’est à cette occasion que Salameh a été incarcéré.

Après sa sortie de prison à la fin des années 1990, Salameh a continué sa lutte pour une ouverture politique démocratique en Syrie et plus généralement dans le monde arabe. Quand les premières manifestations ont débuté en Syrie, le 15 mars 2010, des marxistes tel que Salameh étaient là, au milieu des mobilisations. Le Parti communiste syrien s’était couché devant le régime Assad depuis les années 1960. Il n’a pas représenté les forces d’une véritable contestation et option révolutionnaire marxistes durant plusieurs générations. Beaucoup de marxistes syriens ont donc cherché des plateformes alternatives pour combattre le capitalisme mafieux promu par le régime Assad. En février de cette année [2012], Salameh a souligné le potentiel de ce soulèvement pour la gauche :

«Ces communistes qui participent au soulèvement sont convaincus que le fait de renverser le régime est le principal objectif, ils ne croient pas à la possibilité d’une réforme. Ils savent que la lutte des classes défavorisées continuera jusqu’à ce que le régime soit remplacé par un régime des travailleurs, des paysans et de toutes les classes qui souffrent d’un manque de représentation politique. Car il n’y a pas de solution à leurs problèmes sauf s’ils se débarrassent de tous les partis représentant la bourgeoisie dite libérale et les forces de la classe dirigeante capitaliste-mafieuse, ainsi que de la bourgeoisie traditionnelle qui agit actuellement à l’intérieur du régime et vise à le contrôler. Cette mafia capitaliste a investi le Parti Baas et a eu quelques réussites au début lorsqu’ils ont pris le pouvoir, mais ces réussites ont été confisquées et le régime est maintenant le synonyme de mafia capitaliste. Pour que le soulèvement actuel puisse atteindre ses objectifs, il lui faut une nouvelle vision fondée sur l’analyse marxiste et qui représente les intérêts des travailleurs et des paysans, ce qui à son tour permettra la création d’un nouveau parti qui s’engagera sur un programme de réelle transformation. C’est cette possibilité qui a été ouverte par le soulèvement. Les marxistes doivent donc commencer à construire un parti des travailleurs et des paysans pour pouvoir établir une république démocratique qui reflète l’intérêt public

Il est intéressant de noter que Salameh, même s’il soutient explicitement la révolution syrienne, a critiqué pour différentes raisons aussi bien le Conseil National Syrien (opposition surtout extérieure) que le Conseil de coordination nationale pour le changement démocratique (opposition surtout intérieure) parce qu’ils ne représentent pas les masses révolutionnaires. Pour Salameh, ces secteurs de l’opposition se retrouvent sur deux questions: ni l’un ni l’autre n’ont confiance dans la capacité des gens à obtenir un changement. Et ils ne croient pas que le régime syrien puisse être renversé par le peuple syrien. L’appel du Conseil de coordination pour des réformes et du dialogue avec le régime pour obtenir un changement passe à côté du moment révolutionnaire et des aspirations du peuple. En abaissant la barre, ils ont perdu le soutien des masses.

D’autre part l’appel du CNS pour une intervention militaire souligne également son manque de confiance dans le fait que le peuple syrien puisse atteindre le changement. Salameh a ajouté que ces deux groupes étaient composés de membres qui avaient perdu confiance dans la possibilité d’un changement révolutionnaire et qu’avant le soulèvement du 15 mars 2010, ils avaient fait de leur mieux pour s’adapter à la « réalité » du régime syrien.

C’est parce que Salameh est une voix indépendante et une présence active pour l’avenir de la Syrie que le régime Assad a décidé de le museler, c’est la seule explication.

Voilà notre déclaration sur la carrière de Salameh. Il y aurait encore beaucoup à dire et encore davantage à écrire. C’est également une invitation pour que d’autres nous rejoignent en signant cette déclaration de reconnaissance de son travail et pour exiger que le régime capitaliste-mafieux de Assad libère immédiatement Salameh. (Traduction A l’Encontre, article publié sur le site Jaddalyya le 25 avril 2012)

 

Chacune et chacun peut signer la pétition sur le site mentionné ici:
http://www.change.org/petitions/everyone-who-supports-freedom-and-justice-for-the-syrian-people-to-immediately-and-unconditionally-release-salameh-kaileh

 

Damas pris entre le front intérieur et le front extérieur

Par Salameh Kaileh

Un an après le début de la révolution, on peut poser la question suivante: où en est la Syrie aujourd’hui?

Le régime veut démontrer qu’il a résolu le problème, même s’il a intensifié sa violence par la destruction systématique de plusieurs villes et le bombardement des zones où l’opposition est très présente. Il a également intensifié ses campagnes d’arrestation. Il a semblé s’engager dans une guerre totale à travers le pays, démontrant qu’il n’est toujours pas en mesure de stopper la révolution.

Ces derniers temps le régime a semblé compter davantage sur ses alliés de l’extérieur – la Russie, la Chine et l’Iran – que sur sa solidité intérieure.

Il est maintenant clair que la question posée est davantage celle du sort de ce régime que celle de l’état de la révolution, ce qui devient plus évident chaque jour. Toutes les régions de Syrie sont désormais concernées, avec désormais l’implication d’Alep et de Damas qui avaient donné l’exemple d’une majorité populaire qui soutenait le régime.

Certaines régions du pays n’ont pas participé en raison de leurs craintes de divisions confessionnelles encouragées par le régime. Beaucoup de gens appréhendent les alternatives existantes au régime, en se fondant sur une vague crainte de l’arrivée des islamistes au pouvoir. Mais cette question sera envisagée différemment dans la prochaine étape, étant donné les nouvelles perspectives révolutionnaires qui apparaissent à l’horizon.

Cette situation oblige les autorités à détourner l’attention vers le front interne pour mener une guerre totale, en prenant appui à l’extérieur sur leurs «alliés russes».

A l’intérieur, la guerre ne vaincra pas la révolution. Elle risque d’affaiblir son bras armé en raison de la puissance disproportionnée de l’Etat, mais il ne peut pas arrêter le mouvement populaire qui ne montre aucun signe d’affaiblissement, malgré les violences et les effusions de sang auxquelles font face les rebelles.

Sans aucun doute, maintenir le soulèvement à un niveau de «faible intensité» exige la mobilisation de tous les moyens de répression du régime et de recourir à l’appui d’autres ressources trouvées ici et là. Ceci ronge le pouvoir et épuise l’Etat en raison de l’absence de financement à long terme, de l’effondrement de «l’éthique» et de la fragmentation des forces poussant à la guerre. Il faut ajouter à cela la capacité décroissante de la Russie de fournir au régime la «protection internationale».

Cette situation pourrait conduire à l’un des deux scénarios. Tout d’abord, cela pourrait entraîner une baisse des moyens de l’État et un affaiblissement des institutions répressives, conduisant à l’escalade de la révolte et à «l’occupation des places, » conformément au rêve des rebelles et donc ensuite à la chute du régime.

L’autre option implique une désintégration interne majeure faisant en quelque sorte tomber le régime et imposant ainsi une solution qui mettrait fin aux assassinats et qui réaliserait certaines des exigences de l’insurrection.

A l’extérieur, les Russes ne peuvent pas protéger le régime indéfiniment, surtout en raison de son impuissance à mettre fin au soulèvement et à sa faiblesse interne globale. En outre, compte tenu de leur rôle dans le soutien au régime – pas seulement politiquement (car ils sont aussi criminellement responsables des morts et des destructions) – leur statut international deviendra par la suite plus difficile à maintenir. Ils courent le risque de gaspiller le «changement» qu’ils ont accompli avec la Chine quand ils ont cherché à «mettre fin au déchaînement de Washington» au Conseil de sécurité des Nations Unies et qu’ils ont travaillé pour redresser le rapport des forces au sein du «nouvel ordre mondial».

Les États-Unis, qui ne veulent pas renverser le régime (au moins pour l’instant), poussent habilement les Russes vers le bourbier syrien. Ceci pourrait ressembler à ce qui est arrivé à l’Union soviétique en Afghanistan, mais sans intervention militaire russe, alimenté par l’effusion de sang du régime et montrant les Russes comme les défenseurs d’une «barbarie incomparable.»

Par conséquent, les États-Unis (de même que l’État sioniste) ne veulent pas d’une fin rapide du conflit en Syrie. Ils ne sont pas concernés par la victoire de la révolution. Peut-être, au contraire, veulent-ils consolider leur emprise sur elle, avec l’épuisement de sa force motrice. (Sans oublier de mentionner que les nouveaux hommes d’affaires qui dirigent à Washington faisaient les yeux doux à la Syrie, il n’y a pas si longtemps encore). Peut-être que les Etats-Unis estiment qu’ils peuvent le faire en épuisant les Russes du fait de l’incapacité de Moscou de trouver une solution à la crise et de sa position favorable au régime.

En étant solidaires du régime et en le défendant farouchement, les Russes perdent tout ce qu’ils ont cherché à réaliser à l’échelle internationale, sans même gagner la Syrie. La Russie montre ainsi, qu’elle est devenue un Etat impérialiste, mais sans réussir à mettre cet impérialisme au service de son capitalisme, peut-être en raison de la nature mafieuse du capitalisme qui contrôle la Russie. Par conséquent, il apparaît jusqu’à présent comme un impérialisme idiot.

Même si les Russes reculent sur l’exercice du droit de veto au Conseil de sécurité, il n’y a pas de signe d’une intervention militaire en Syrie. Au contraire, les pays impérialistes penchent en faveur d’une aggravation de la situation, tel que mentionné précédemment. Ainsi, les Russes apparaissent être ceux qui exercent une «pression» sur le régime plus qu’autre chose, ce qui prolonge le conflit sans mener à l’effondrement de l’État.

La position russe changera-t-elle? Certainement et c’est peut-être déjà commencé. Mais il faut noter que leur rôle sera plus faible. Les Russes auraient pu proposer une solution sur le modèle yéménite, par la remise du pouvoir au vice-président et en formant un « gouvernement d’unité nationale» (ou Conseil de transition) pour aboutir à la période de transition, qui aurait seulement été rejetée par le régime. Mais tenter une solution moins ambitieuse, voir même la préserver, n’est plus possible après la récente escalade dans les meurtres, l’offensive militaire du régime et la vague de violence sans précédent.

Ainsi, une solution sans départ du régime n’est pas possible, de même que l’invention d’une «unité nationale» ne peut constituer une issue. Le conflit a dépassé toutes les solutions cosmétiques que proposaient les Russes et maintenant ils ont besoin d’une solution réelle. Ils doivent renoncer à soutenir le régime et à le protéger. C’est possible, sans crainte de l’intervention occidentale inexistante et exagérée pour justifier la violence contre le peuple syrien.

Le régime n’a pas réussi à trouver une solution décisive et a plutôt recours à un haut degré de violence qui épuise ses institutions et sa cohésion, initiant un processus de décomposition. Ses «alliés internationaux» ne le sauveront pas, ni la Russie, ni la Chine, l’Iran ou le Hezbollah.

Une révolution d’un an et un mois a conduit le pouvoir à l’isolement, à l’impuissance et à la faiblesse. Lorsque le peuple exige le changement, rien ne peut arrêter la révolution, sauf si le changement se réalise. C’est quelque chose d’évident que nous avons appris de l’histoire et ceci se déroule aujourd’hui sous nos yeux, avec le pilonnage et les tirs de rockets (qui n’ont pas visé l’État sioniste) déclenchés contre les quartiers et les villes.

2011 n’est pas 1980. Le plan qui a marché à cette époque est aujourd’hui un échec parce que c’est le peuple qui participe à la lutte et pas seulement un petit fragment confessionnel. (Article paru sur le site Al Akhbar – Liban – le lendemain de l’arrestation de Salameh Kaileh; traduit par Pierre-Yves Salingue pour A l’Encontre)

 

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