La guerre contre l’EI: les réflexions de quelques militants et intellectuels syriens

Combattants de l'Armée syrienne libre, Alep, juillet 2013  (Dona_Bozzi / Shutterstock)
Combattants de l’Armée syrienne libre, Alep, juillet 2013
(Dona_Bozzi / Shutterstock)

Par Danny Postel

En date du 25 septembre 2014, nous avons publié un article intitulé «Damas veut profiter des frappes antidjihadistes». Dans le débat actuel portant sur «la guerre de la coalition internationale pour éradiquer l’EI», selon les termes d’Obama, les voix des Syriens opposés au régime dictatorial de Bachar el-Assad, pouvant avoir des options politiques différentes, restent totalement dans l’ombre. Par contre, la position du régime théocratique iranien est très audible, en particulier depuis la réunion du Conseil de sécurité à New York le 24 septembre. Tout en dénonçant le rôle des impérialismes occidentaux dans l’émergence de Daech, Rohani indique, en substance, qu’Assad devrait être intégré à la coalition luttant contre l’EI. Il est vrai que les Gardiens de la Révolution iraniens sont intégrés depuis longtemps, en Syrie, aux «troupes d’élite» d’Assad. Nous y reviendrons. Plus important, aujourd’hui, est d’écouter les voix d’opposants syriens à propos de cette «guerre contre le terrorisme», qui prend des accents bushiens de «lutte du Bien contre le Mal». (Rédaction A l’Encontre)

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Lorsque les grands médias, mais aussi ceux de la blogosphère de gauche, traitent des débats sur l’Etat islamique (EI) et sur l’intervention états-unienne, on peut constater une absence flagrante: celle de voix syriennes. L’EI et l’officialité des Etats-Unis occupent le centre de la scène, laissant hors-champ les vues des militant·e·s et écrivains de la société civile syrienne. Cette omission ne surprend pas, mais elle est inquiétante.

Pour tenter de remédier à ce déséquilibre, j’ai demandé à plusieurs Syriens – des militants de longue date et des intellectuels provenant de contextes et trajectoires différents, y compris des Kurdes, des Palestiniens et des chrétiens assyriens – ce qu’ils pensent de l’EI et de l’intervention occidentale. Voici leurs réponses.

Trois monstres

Je suis ambivalent pour ce qui a trait à l’attaque occidentale contre l’EI.

D’un côté, j’aimerais voir ce gang de brutes violentes être balayé de la face de la terre. EI est une organisation criminelle qui a tué des milliers de Syriens et d’Irakiens tout en laissant intacte une autre organisation criminelle – celle du régime Assad – responsable de la mort de près de 200’000 personnes. Tout comme le régime Assad a détruit notre pays et notre société, l’EI détruit la cause de la révolution syrienne.

D’un autre côté, une attaque contre l’EI enverra à beaucoup de Syriens (ainsi qu’à des Irakiens et d’autres Arabes) le message que cette intervention est destinée non pas à instaurer une justice face à des crimes abominables, mais plutôt à frapper ceux qui ont défié les puissances occidentales. Cela augmentera le ressentiment et la suspicion à l’égard du monde extérieur, en approfondissant l’état d’esprit très nihiliste (révolté) dont profite l’EI.

Les puissances occidentales auraient pu éviter cela si elles avaient aidé la résistance syrienne dans sa bataille contre le régime fasciste d’Assad. Du point de vue éthique et politique, il serait plus approprié de former une coalition qui se dresserait non seulement contre l’EI, mais aussi contre le régime Assad. Cela pourrait aider les Syriens à contribuer à des changements significatifs de la configuration politique de leur pays.

Pour terminer, je suis des plus sceptiques quant aux projets et aux intentions de l’administration états-unienne. En effet, l’EI est le résultat terrible non seulement de nos régimes monstrueux mais aussi du rôle que jouent les puissances occidentales dans la région depuis des décennies, tout autant que des graves maladies propres à l’Islam. Ce sont trois monstres qui piétinent le corps exténué de la Syrie.

Yassin Al-Haj Saleh est un des écrivains et intellectuels les plus importants du soulèvement syrien, qui a été emprisonné de 1980 à 1996 pour des activités de gauche et qui vit actuellement à Istanbul.

Les symptômes et les causes

Toute tentative d’éradiquer ou d’écraser l’EI échouera si elle ne s’appuie pas sur une analyse correcte des causes de l’ascension fulgurante de ce groupe. Il faudra faire face aux sentiments d’indignation et de trahison fort répandus à l’égard de ladite communauté internationale au sein de la population de Syrie au cours de l’essentiel des quatre dernières années. Ces sentiments ne seront qu’aggravés si la communauté internationale ne s’engage pas dans une démarche cohérente allant au-delà des simples slogans.

Le fait de combattre l’EI sans arrêter les massacres du régime Assad aurait de graves conséquences. Le fait de vivre sous des bombardements et des tirs quotidiens a conduit certains Syriens à considérer que, malgré la barbarie dont il fait preuve, l’EI pouvait être leur sauveur et leur justicier face à un régime meurtrier. C’est une question très sensible. Et le fait de la négliger contribuerait à l’expansion de l’EI. Toute tentative de s’attaquer aux symptômes sans tenir compte sérieusement des causes conduira à des complications plus funestes. On ne peut pas enlever une tumeur maligne sans désinfecter tout l’entour et sans résoudre le problème de fond. Sinon on risque de finir avec une tumeur encore plus grave, conduisant à une perte de contrôle totale de la situation.

Iyas Kadouni est l’ancien directeur du Centre pour la société civile et pour la démocratie dans la ville d’Idlib, ancien membre du Conseil révolutionnaire dans la ville de Saraqib, poursuivi à la fois par l’EIS et par le régime Assad, qui vit actuellement à Bruxelles.

Des alternatives à l’intervention militaire

En tant que Syrien venant d’une famille chrétienne j’ai de longues années d’expérience avec différents groupes de l’opposition syrienne et je suis persuadé qu’une intervention militaire contre l’EI ne suscitera qu’un extrémisme accru.

Avant de se lancer dans une solution militaire, pourquoi ne pas explorer des solutions politiques, économiques et sociales? Pourquoi l’Occident a-t-il mis si longtemps à boycotter le pétrole produit par l’EI [dans la région de Deir ez-Zor et en Irak]? Pourquoi a-t-il ignoré le flot de djihadistes qui entraient en Syrie par la Turquie? Pourquoi n’a-t-il pas exercé une réelle pression sur les pays du Golfe suite à leur soutien – officiel ou non – à différents groupes armés nuisibles? Pourquoi les «Amis de la Syrie» [dont les premières réunions ont eu lieu en février 2012 en Tunisie, puis à Istanbul, puis à Paris, à New York; les principaux membres sont les Etats-Unis, le France, l’UE, la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar…] en ont-ils omis de fournir à Raqqa – la première zone libérée du pays – un soutien aux populations locales, aux organisations de la société civile et au conseil local émergeant, et ce malgré tous les appels allant dans ce sens?

Rasha Qass Yousef, membre du Mouvement syrien non-violent et du Forum démocratique syrien, cofondateur du Mouvement Haquna, un groupe de résistance civile dans la ville de Raqqa, qui a mené campagne à la fois contre le régime Assad et contre les groupes armés – dont l’EI – qui se sont emparés de la ville.

Armer les rebelles et écraser ISIS

Je soutiens fortement les frappes aériennes des Etats-Unis et de l’OTAN contre l’EI qui a commis – et continue à commettre – des atrocités épouvantables contre les civils en Syrie et en Irak. J’exhorte aussi la communauté internationale à armer les rebelles syriens et à leur fournir les moyens leur permettant de combattre et de mettre fin à l’EI, qui n’a montré que de la brutalité à l’égard du peuple syrien. Ces actions vont faire avancer la cause de la révolution syrienne, qui a commencé comme une lutte pour la liberté et la dignité du peuple syrien.

Mais attaquer l’EI sans abattre les forces aériennes du régime Assad entraînera des difficultés, car on peut s’attendre à ce que le régime attaque les rebelles syriens au cours de leurs batailles contre l’EI [effectivement le régime a bombardé au chlore des combattants de l’ASL le mercredi 24 septembre], comme il l’a fait par le passé. Le régime Assad est une source d’extrémisme et de violence en Syrie. Toute manœuvre contre l’EI doit être suivie de mesures efficaces vers une transition politique au-delà des Assad.

Kassem Eid, a.k.a. Qusai Zakarya est un militant syrien palestinien qui a survécu à l’attaque aux armes chimiques et qui a lancé une grève de la faim en novembre 2013 pour protester contre les sièges mis en place par Bachar el-Assad qui affamaient des villes partout en Syrie et pour demander que les organisations humanitaires puissent avoir un libre accès à ces régions assiégées.

Qu’est-ce qui a encouragé la progression de l’EI?

Mon soutien à la révolution syrienne est inconditionnel, c’est la raison pour laquelle je suis opposé à l’intervention états-unienne. Les Etats-Unis et leurs alliés régionaux ont tout fait pour saper la révolution syrienne. Et, surtout, ils l’ont fait en soutenant la Coalition nationale syrienne contre les mouvements de base ( comités locaux). Des alliés des Etats-Unis comme la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar ont initialement soutenu Assad et ensuite ils ont financé et équipé les forces les plus réactionnaires de l’opposition. Et ce sont ces mêmes puissances (en plus de l’Irak) qui sont maintenant en train de former une coalition pour combattre l’EI. Mais ces pays ont joué un rôle majeur, directement et indirectement, dans le fait que l’EI est devenu une puissance régionale. Les Etats-Unis et l’Arabie saoudite ont joué un rôle important dans la création et le financement du djihadisme à un niveau «mondial», et ce depuis les années 1980, lorsqu’ils luttaient contre les Soviétiques en Afghanistan [talibans]. L’invasion états-unienne de l’Irak en 2003 a entraîné l’émergence d’Al-Qaida en Irak. Le Qatar est en train d’aider le mouvement Jabhat Al-Nosra, alors que jusqu’à tout récemment la Turquie permettait à l’EI [combattants liés à l’EIIL] d’opérer librement et de traverses ses frontières sans contrôle.

L’intervention des Etats-Unis en Syrie (et en Irak) entraînera la mort de beaucoup de civils innocents. Elle permettra à ISIS d’exaucer son vœu de devenir la première force anti-états-unienne dans la région et aidera ainsi cette organisation terroriste à recruter davantage de combattants. La décapitation de deux citoyens états-uniens [James Foley et Steven Sotloff] par l’EI avait justement pour objectif de susciter les réactions actuelles des Etats-Unis. Enfin, Assad a joué un rôle crucial dans le renforcement de l’EI et dans son utilisation contre les forces révolutionnaires. L’ironie de tout cela est que les Etats-Unis demandent à l’Armée syrienne libre (ASL) de combattre l’EI, mais de ne pas utiliser des armes états-uniennes contre le régime Assad.

Yasser Mounif est professeur de sociologie au Collège Emerson, et cofondateur de la Global Campaign of Solidarity with the Syrian Revolution.

Eliminer l’un des principaux obstacles à la Révolution syrienne

Pour moi, il n’existe pas de réponse simple. Au niveau le plus élémentaire, je penche en faveur de l’intervention Etats-Unis/Union européenne/OTAN contre ISIS. Le fait d’attaquer l’EI éliminerait l’un des obstacles clés de la révolution syrienne, ce qui laisserait le régime Assad plus vulnérable. Mais ce serait illusoire de s’attendre à une intervention sérieuse qui déboucherait sur une issue aussi idéale. Je pense que l’avenir est plus sombre. Malgré toute la rhétorique politique de la Maison-Blanche sur la Syrie, l’administration états-unienne est dans l’impasse sur cette question, tout comme elle l’a été depuis le début de la révolution syrienne. Au cours de ces trois dernières années Obama a constamment utilisé une stratégie consistant à «séduire et abandonner» pour esquiver les critiques concernant l’intervention états-unienne au Moyen-Orient. Il n’y a eu aucune tentative réelle d’intervenir pour venir en aide aux rebelles syriens. C’était toujours trop peu et trop tard.

Même s’il est crucial d’affronter l’EI, cela ne fait pas sens si, d’une part, n’est pas assuré un soutien réel et urgent à ce qui reste de forces laïques et démocratiques à l’intérieur de l’Armée syrienne libre, et, d’autre part, n’est pas exercée une forte et durable pression politique et économique internationale sur le régime Assad. Dans la version de la réalité propre au régime Assad, l’EI joue le rôle d’un deus ex machina. Il lui permettait de résoudre le problème apparemment insoluble devant lequel s’est trouvé le régime depuis que le peuple syrien insurgé a revendiqué son renversement: celui de restaurer sa légitimité politique et ses relations internationales. Ainsi l’existence de l’EI assure la survie du régime et confirme le narratif selon lequel les forces d’Assad sont embourbées dans une lutte implacable contre des terroristes islamistes fondamentalistes. En outre, la situation actuelle permet au régime de se dépeindre comme étant un partenaire indispensable dans la lutte contre le terrorisme, et c’est la raison pour laquelle des commentateurs comme Bob Dreyfuss de The Nation [hebdomadaire des Etats-Unis, de type social-démocrate, liberal] peut continuer à argumenter qu’«une clé pour résoudre la crise de l’EI est tapie dans le palais présidentiel à Damas, et son nom est Bachar el-Assad».

Firas Massouh est doctorant de l’Université de Melbourne en Australie, et auteur de plusieurs essais sur ls soulèvement syrien, dont «Left out? The Syrian Revolution and the Crisis of the Left».

Trop peu, trop tard?

Du point de vue politique, le projet d’Obama d’entraîner et d’équiper les rebelles syriens modérés aurait été plus efficace s’il s’était réalisé il y a plus de deux ans, lorsque l’opposition syrienne était moins épuisée. En août 2013, après l’attaque avec des armes chimiques dans la banlieue de Damas, les rebelles Syriens avaient été abandonnés. Les militants syriens accueilleront donc le plan d’Obama avec réticence. L’administration états-unienne assurait qu’une contre-attaque contre Assad était imminente, nous l’avons attendue, mais elle n’a jamais eu lieu. Cette reculade d’Obama a enhardi Assad, entraînant ainsi des dizaines de milliers de morts syriens supplémentaires. Et maintenant on se remet à jouer le même petit jeu d’attente. Quand les armes arriveront-elles? Permettront-elles de modifier de manière décisive le rapport de force sur le terrain?

Notre objectif doit être double: renverser Assad et combattre l’EI. Il faudra voir si le plan d’Obama aidera à accomplir ces deux objectifs.

Rasha Othman, militante syrienne-américaine basée à Washington, une des principales organisatrices de l’International Solidarity Hunger Strike for Syria.

Il n’y a pas de raccourcis

La violence n’entraînera que davantage de violence. On ne peut pas éteindre un feu avec de l’essence. L’attaque états-unienne contre ISIS ne fera que contribuer à la prolifération de ce mouvement. La communauté internationale et les Etats-Unis ont joué un rôle dans la création d’ISIS. Ils prétendent vouloir instaurer la démocratie, mais en fait ils cherchent l’hégémonie. Il y a un manque flagrant d’éthique dans leur manière d’agir sur plusieurs problèmes mondiaux. Par exemple, pendant des années le problème syrien s’est perdu dans les corridors des Nations unies, à cause notamment de la politique de deux poids deux mesures quand il s’agit de traiter des crises humanitaires. Mais pour des raisons géostratégiques le cas irakien a tout à coup été projeté sur le devant de la scène – cela n’a pris que quelques jours, et on n’a même pas passé par les canaux des Nations unies.

Pour aborder ces questions il est nécessaire de partir d’une base humanitaire et humaniste cohérente et de considérer les gens comme des personnes humaines et non comme de bizarres citoyens venus d’ailleurs. Il faut commencer à comprendre que nous avons des intérêts communs et imbriqués sur cette planète. Concrètement on pourrait y parvenir en soutenant les mouvements de résistance civile et d’autres institutions et organisations qui aident à diffuser l’éducation et la prise de conscience. Donner du pouvoir aux habitants locaux et aux ONG, et en particulier, à l’heure actuelle, investir pour les millions de réfugiés, représenterait une voie alternative pour aller de l’avant. Il n’y a pas de raccourcis pour aller au ciel.

Khorshid Mohammad, Kurde syrien, cofondateur de Syrian Nonviolence Movement et néonatologue aux services de santé d’Alberta, Université de Calgary, Canada.

Des remerciements spéciaux pour Afra Jalabi, une militante et écrivaine syrienne à Montréal, pour m’avoir mis en rapport avec plusieurs des personnes que j’ai interviewées pour cet article. Elle est active dans le Syrian Nonviolence Movement et est membre du Comité exécutif du projet The Day After, un groupe de travail international de Syriens représentant un large éventail de l’opposition de ce pays engagé dans un dialogue de projets pour une transition. (Publié dans Dissent, le 20 septembre 2014, www.dissentmagazine.org; traduction A l’Encontre)

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