A Yabroud, la guerre invisible

«Armée libre, nous sommes passés ici» Graffiti provocant, écrit par l’Armée syrienne libre sur un mur  d’un ex-check point de l’armée, entre Sakha et Ras Lahein (Laurent Van der Stockt)
«Armée libre, nous sommes passés ici», graffiti  sur un mur
d’un ex-check point de l’armée, entre Sakha et Ras Lahein
(Laurent Van der Stockt)

Par Jean-Philippe Rémy

(Yabroud, envoyé spécial du quotidien Le Monde). Si la guerre est passée par là, elle semble avoir décidé de ne pas s’attarder. En Syrie, voilà déjà une raison de s’étonner. Hormis quelques graffitis sur les murs, Yabroud ne déborde pas de l’avalanche de signes extérieurs qui accompagnent, partout dans le pays, les ravages du conflit entamé en 2011. Un coup de feu malencontreux y fait sursauter le voisinage. Les destructions par bombardements y sont d’une rareté réconfortante. Dans l’une des rues principales, il est même possible de s’arrêter devant la vitrine du marchand de gâteaux d’anniversaire et d’hésiter entre chocolat noir ou blanc, tandis que passe une Porsche Cayenne sans plaque.

Pourtant, Yabroud a connu sa révolution, démarrée par quelques manifestations. La ville a eu ses arrestations par la police secrète, suivies de la constitution de katibas (compagnies) rebelles, surtout dans les villages des environs, qui ont fini par pousser dehors l’armée gouvernementale par paliers successifs. Les soldats syriens, après quelques échauffourées, ont vidé les lieux, appelés à se regrouper plus près de la capitale pour assurer sa défense. Début 2012, Yabroud s’est retrouvée sous le contrôle de l’Armée syrienne libre (ASL).

De temps à autre, un Mig gouvernemental vient bien lâcher une bombe dans la campagne, au risque de détruire l’un des élevages de poulets en batterie qui prospèrent dans la région. Les déplacés des autres villes affluent, se tassent comme ils le peuvent dans les bâtiments publics. Les prix montent. L’essence est rationnée. Mais de guerre, point.

«Ce qui est important est caché»

Les groupes rebelles sont remarquablement discrets à Yabroud. Les armes y sont rares. Nous avons circulé avec un commandant dans une belle Mercedes cabriolet (qu’il cherchait du reste à vendre): à chaque arrêt, il oubliait sa kalachnikov près du siège passager. Curieuse situation, alors qu’à un peu plus de soixante kilomètres, on se bat durement dans Damas et ses environs, et que Yabroud est supposée être la base arrière des groupes rebelles qui opèrent vers la capitale, dans le grand croissant de la région de la Ghouta.

Pour en parler, nous descendons un matin, en sa compagnie, les marches d’un sous-sol, dans un immeuble du centre-ville que rien ne distingue des autres. C’est le jour de réunion d’une association de femmes, Yabroud for Charity («Bienfaisance à Yabroud»). Un atelier de couture bat son plein autour des machines à tricoter achetées avec des fonds venus du Qatar. Les langues vont bon train. La plupart des dames et des jeunes filles présentes portent toutes le hidjab et viennent de villes désormais détruites, essentiellement d’Homs.

Dans le sous-sol mal éclairé, on apprend des rudiments de couture ou de médecine. Certaines iront bientôt donner un coup de main dans les hôpitaux de l’ASL où le personnel manque à un point tel que toute bonne volonté y est la bienvenue, au risque de toutes les erreurs médicales.

Une association de femmes, Yabroud for Charity  (Laurent Van der Stockt)
Une association de femmes, Yabroud for Charity
(Laurent Van der Stockt)

Il y a là Leila, l’une des porte-parole du Yabroud for Charity, si fière de sa fille de 15 ans, célébrité locale du graffiti, qui a réalisé la plupart des fresques à la gloire de la révolution qui décorent les murs de la ville. Leila s’interroge sur la direction prise par la révolution en cours, et se méfie du rôle croissant des religieux les plus conservateurs, qui gagnent en influence à mesure que la guerre s’enlise. «Cette révolution, on l’a voulue pour le changement. Pour que, le jour où les femmes vont retourner chez elles, rien ne soit plus comme avant. Et maintenant, le Conseil islamique devient de plus en plus influent. Cela ne risque pas de nous avancer beaucoup.» Et après un temps de réflexion, elle conclut : «On aura encore des révolutions à faire après la chute du régime.» Toutes ces dames approuvent avec ferveur: les idéaux de la révolution sont soumis à rude épreuve, mais ils n’ont pas disparu.

Cependant, comment expliquer l’étonnante tranquillité qui règne dans la ville ? Leila a une idée sur le sujet, que partage toute l’assistance: «Les responsables influents de la ville ont passé un accord avec le régime. A la surface, Yabroud est sous le contrôle de l’Armée syrienne libre, mais en réalité, il y a des accords de non-agression qui sont passés sous la table. Cela arrange tout le monde.» Sur quoi sont fondés ces accords ? Leila et ses amies en sont sûres: «Le compromis, c’est l’argent !» Les environs de Yabroud sont l’un des centres industriels du pays. La ville s’enorgueillit de produire «25 % des poulets syriens», du plastique, des objets de consommation courante, et même le maté, amené par des Syriens ayant émigré en Argentine au siècle dernier, dont on fait une grande consommation dans le pays, dès le soir venu.

Accord de non-agression

L’accord de non-agression à Yabroud sert les intérêts du gouvernement syrien, afin de préserver la paix dans une ville importante de l’arrière-pays de la capitale, toute proche de l’autoroute d’Homs qui passe à proximité, cet axe vital dont le pouvoir veut conserver le contrôle à tout prix. Il sert aussi les intérêts de la rébellion en offrant la possibilité d’éviter une confrontation généralisée, et peut-être aussi de se livrer à quelques affaires fructueuses.

De belles fortunes de Syrie sont originaires de cette ville prospère, dont une partie a essaimé dans le monde entier. L’ex-président argentin, Carlos Menem, était un fils de Yabroud. Les grandes familles de l’importante communauté chrétienne s’appliquent aussi à préserver la paix. Pour combien de temps ? Leila a soudainement comme une envie de se rétracter : «Qu’est-ce qu’on en sait ? On n’est pas des expertes. Tout ça nous dépasse. Ceux qui ne bénéficient pas des accords, dans l’Armée syrienne libre, vont peut-être changer d’avis. Le contrat peut être cassé, et alors Yabroud sera détruite comme les autres villes de Syrie.»

Curieux mélange. Pour interroger l’histoire locale, pourquoi ne pas demander à un historien. Celui-ci termine un livre sur la ville mais il préfère que son nom ne soit pas cité. «Cette période est compliquée», assure-t-il en évitant de vous regarder dans les yeux avant de livrer, hâtivement, une histoire soigneusement réécrite, insistant sur les périodes lointaines et inoffensives de Yabroud, «l’une des plus anciennes villes de Syrie, dont l’occupation humaine est déjà attestée par une présence d’hommes de Néandertal». Sautant les siècles, l’historien affirme que «la ville, toujours, s’est dressée contre la dictature». En réalité, Yabroud s’est d’abord tenue à l’écart des troubles aux débuts de la révolution. Avant que l’ASL n’y fasse son apparition, il y a même eu des manifestations en faveur du pouvoir. De cela, personne ne souhaite particulièrement se souvenir.

Dans ce consensus délicat, d’autres équilibres naissent. Yabroud compte une proportion de chrétiens importante, peut-être 40 % de la population, comme l’affirment des responsables locaux. Le pouvoir syrien a tout fait pour agréger autour de lui les minorités religieuses en essayant de les dresser contre la majorité sunnite. Dans bien des cas, les chrétiens de Syrie ont tenté d’échapper à ce piège en adoptant, officiellement, une forme de neutralité. Mais à Yabroud, rien n’est comme ailleurs. Un groupe de chrétiens prorévolution, et partant, pro-Armée syrienne libre, s’est formé.

Voici Michel et Youssef, catholiques syriaques, qui siègent au comité de sécurité de la ville. Ils n’en sont pas à partir au combat («comme chrétiens, nous n’encourageons pas le recours aux armes, mais bon, dans cette situation, il ne reste pas beaucoup de choix»). Au moins ont-ils le courage de leurs opinions, pour peu qu’elles soient exprimées anonymement, et dans un local discret.

«Nos familles ont peur pour la suite, mais ce n’est pas une question de religion. Ici, musulmans et chrétiens peuvent continuer à vivre ensemble. C’est la nouvelle Syrie en train de se créer. Et nous ne devons compter que sur nous-mêmes. Les gouvernements français ou américain qui disent se préoccuper du sort des minorités comme la nôtre, qu’ont-ils fait pour nous protéger ? Rien du tout. Ici, ce sont les musulmans, nos voisins, qui nous protègent.»

«Nouvelle Syrie»

Les chrétiens de Yabroud participent au jeûne du ramadan. Les cérémonies de deuil associent les familles de fois différentes. Voilà le début de la grammaire du bon voisinage local. Michel vient d’en faire l’expérience : «Ma sœur est morte récemment et, chez nous, le moment des funérailles est très important. Plus de la moitié des gens qui sont venus nous présenter leurs condoléances à la maison étaient musulmans.»

Un soir, dans une maison confortable des hauteurs de la ville, a lieu une petite fête en musique. Il y a là des professeurs, des médecins, une bourgeoisie convenable, ouverte d’esprit. La politique est exclue des conversations, mais la professeure d’anglais en toque mauve assortie à son extravagante tenue de soirée, tient à vous faire remarquer, au passage, que «chrétiens et musulmans sont mélangés dans la pièce».

Cet équilibre a-t-il de l’avenir dans la «nouvelle Syrie» que Michel appelle de tous ses vœux ? «C’est le temps qui est un problème. Plus le temps passe, plus il y a de gens tués, et plus il y a de vengeances en cours et de tensions», remarque-t-il. Et après un temps de réflexion, il précise ses craintes : «Quand nous aurons notre démocratie, on ne laissera pas les salafistes décider pour nous.» A moins de deux cents mètres, il y a une église, et un magasin qui vend de l’alcool sans se cacher.

Quelques jours plus tard, une manifestation dans les rues de Yabroud passe non loin de ce quartier avec des slogans de nature à inquiéter les chrétiens. Dans la ligne des manifestations du vendredi, instaurées depuis les débuts de la révolution, le rassemblement est surtout composé de familles d’Homs. Homs, où la guerre, à l’inverse de Yabroud, a été dure, impitoyable, destructrice. Après les insultes classiques anti-Bachar Al-Assad, il y a deux thèmes hurlés au mégaphone : des mots très durs contre le conseil local de Yabroud, accusé de corruption, et un appel pour que le Jabhat Al-Nousra, le mouvement djihadiste, prenne le pouvoir. L’expression de ces convictions, à Yabroud, encore minoritaire, montre les dérives possibles d’une Syrie où la guerre dure depuis deux ans.

Loin du fracas de la rue et des incertitudes du futur, on passe à table, à l’heure du déjeuner, chez un notable de la ville. L’appartement est cossu, le poêle à pétrole ronfle doucement. On apporte un plat géant de cailles et de becfigues, ces petits passereaux qui vivent dans les figuiers et qu’on avale entiers. Un délice. Le maître des lieux est chasseur, avec une passion toute particulière pour le gibier à plume. Il affirme gravement que «manger les oiseaux c’est bien, mais le moment de la chasse est encore le meilleur». Aux murs sont accrochées ses prises les plus spectaculaires, des rapaces pour l’essentiel. Mais attention à la douceur du poêle après le festin de chasse. Tandis que la maîtresse de maison fait une apparition et distribue pour le dessert des assiettes de quartiers d’orange et de lamelles de carotte, elle met en garde : «Il ne faut pas poser trop de questions sur les choses militaires.» Parlons plutôt gibier : à poil ou à plume ? A Yabroud, on hésite beaucoup entre les deux.

C’est seulement en petit comité qu’Abou Hussein, chef du conseil militaire de la ville et l’un des convives du déjeuner, s’inquiète ouvertement de la suite des événements : «On est placé entre deux fronts. D’un côté, la montagne et la frontière avec le Liban, avec la menace d’une offensive du Hezbollah ; et de l’autre, la région de Damas. Notre autre sujet de préoccupation, c’est l’autoroute qui relie Damas à Homs. Elle est protégée par des bases militaires. Faute d’armes, nous ne parvenons pas à la couper.»

Abou Hussein touche du doigt un problème que bien des interlocuteurs, dans les semaines suivantes, vont aborder : comment rendre l’action des brigades de l’ASL plus efficace si la ceinture d’installations militaires autour de Damas, renforcée par plusieurs centaines de chars et une immense puissance de feu, demeure intacte ? Pour arriver à attaquer ces bases, il faudrait des armes avec une portée suffisante pour frapper ces cibles sans s’exposer dans une plaine où mener des attaques frontales revient à un suicide.

A chaque tête son prix

Tandis que Yabroud dîne et dort, d’autres actions militaires ont lieu dans les environs. Comme à Nabk, non loin, où des katibas tentent de couper l’autoroute d’Homs. Voici un groupe originaire de cette région. Dans une ferme discrète, quatre de ses responsables préparent la soirée. On a sorti une bouteille d’alcool. Dans le Qalamoun (zone montagneuse autour de Yabroud), ce n’est pas le rigorisme qui domine. Les fortes têtes, ici, font ce qu’elles veulent. La bouilloire chauffe pour le maté. Des petits verres sont disposés pour l’arak. Il y a même des bouteilles de vin de la région. Le narguilé glougloute. La soirée s’annonce bien. Hier soir, il y a bien eu quelques disputes au milieu de la nuit, et dans la foulée quelques coups de feu sans conséquences sérieuses, déclenchés par un mot déplacé devant la nouvelle femme du maître des lieux, Abou Jamil.

Il faut dire qu’Abou Jamil a une forte personnalité. Fils d’une famille de riches commerçants installés à l’étranger, il est rentré en Syrie afin de lancer sa guerre personnelle contre le pouvoir, sur fonds propres. Il la mène sur plusieurs fronts. D’abord, avec sa katiba, il conduit des opérations militaires contre des positions gouvernementales. Grâce à ses connexions, il organise aussi des livraisons de munitions depuis le Liban. Hier, il a acheté plusieurs milliers de balles de Doushka (12.7 mm), une mitrailleuse lourde qu’on monte à l’arrière des pick-up. Mais avec sa nouvelle femme, il s’est lancé dans une troisième activité, plus risquée, tout bien considéré: attirer grâce au charme de la jeune femme des officiers loyalistes à des rendez-vous galants, puis les enlever. Avant de négocier des échanges de prisonniers avec le pouvoir.

Récemment, une affaire a mal tourné. Un officier a été tué dans l’opération. Sa famille, riche et puissante, a mis un «contrat» sur la tête d’Abou Jamil et de ses associés. Dans les méandres de la région de Yabroud, difficile de savoir à qui se fier. Il y a quelques mois, le 4 × 4 d’un responsable logistique de la rébellion, chargé des infiltrations d’hommes et de matériel vers Damas, a explosé au moment où il ouvrait sa portière. Un attentat raté, mais la preuve que personne ne peut s’estimer protégé à Yabroud : à chaque tête, son prix. Abou Jamil, homme d’action, a son idée sur les rebelles de la ville : «Sur quinze katibas, il y en a onze qui sont «sales», et quatre qui sont pures ! Certaines traitent avec le gouvernement, d’autres s’intéressent juste à l’argent. Quand on en aura fini avec Bachar, on aura une autre guerre entre nous et elle sera pire.»

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Cet article a été publié dans le quotidien français Le Monde, en date du 30 mai 2013

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