Palestine. Les réfugiés des camps

Camp de Jénine en août 2002
Camp de Jénine en août 2002

Par Philippe Lewandowski

L’évolution dramatique de la situation du Proche-Orient nous pousse à revenir sur un thème déjà abordé dans le mensuel Démocratie & socialisme, celui des réfugiés palestiniens [1], en nous concentrant cette fois sur ceux d’entre eux qui, depuis plusieurs dizaines d’années, vivent dans des camps théoriquement provisoires. Déjà difficile en temps dit ordinaire, la vie est devenue impossible, et la simple survie problématique dans certains d’entre eux – nous pensons bien évidemment à celui de Yarmouk, situé dans la banlieue de Damas. Non exempte de tragédies, l’histoire de ces camps, dans lesquels s’entassent près d’un tiers des réfugiés palestiniens, doit cependant être appréhendée en tenant compte des évolutions et des contradictions qui n’ont pas manqué de survenir.

Une réalité mouvante

La revue Asylon(s), publiée par le réseau scientifique TERRA – Travaux, Etudes, Recherches sur les Réfugiés et l’Asile, [http://www.reseau-terra.eu], et diffusée gratuitement en ligne, lui a consacré un numéro spécial intitulé «Palestiniens en/hors des camps» (en septembre 2008) [2]. Ces articles permettent de sortir des clichés trop souvent et trop hâtivement employés. Ils s’avèrent susceptibles de favoriser la réflexion indispensable à l’abord de problèmes aussi complexes que brûlants.

Lorsqu’on parle des camps de réfugiés palestiniens, il faut savoir qu’on parle d’une réalité bien définie, que ce soit en termes de localisations géographiques ou de populations déclarées et reconnues par l’UNRWA (l’Office de Secours et de Travaux des Nations Unies pour les Réfugiés de Palestine du Proche-Orient) qui en a la charge. Ils sont au nombre de 59 camps officiels et 3 camps non officiels, mais reconnus, répartis en Cisjordanie (Territoires Palestiniens occupés, 19 camps), dans la bande de Gaza (8 camps), en Jordanie (10 camps), au Liban (12 camps) et en Syrie (10 + 3 camps).

L’habitat y a certes évolué: les tentes des premiers temps ont petit à petit été remplacées par des constructions en dur, traitement des eaux et électricité y ont fait leur apparition. Jalal Al-Husseini note que «cette évolution spectaculaire de la politique de gestion des camps a contribué à consolider leur existence tout en respectant leurs caractéristiques spécifiques, bien reconnaissables pour n’importe quel observateur : entourés de frontières souvent invisibles mais par définition rigides, les camps sont demeurés des espaces aux densités de population et à la précarité architecturale bien plus marquées qu’ailleurs.» [3]

Mais si elles sont d’un intérêt incontestable pour quiconque cherche à comprendre en profondeur une situation donnée, les analyses sociologiques ne sauraient nous dispenser de nous interroger sur des réalités et des enjeux politiques qui nous paraissent fondamentaux.

Des populations particulièrement vulnérables

Rappelons tout d’abord que les camps recueillent les victimes d’une politique de nettoyage ethnique systématique menée par des immigrants sionistes puis par l’État d’Israël dès sa proclamation en 1948. La Nakba (= la catastrophe) est inscrite dans l’Histoire tout comme d’autres crimes de sinistre mémoire, pourquoi serait-elle la seule à ne pouvoir être commémorée? Serait-ce parce qu’elle est la seule à se poursuivre sous la forme insidieuse de destructions au bulldozer de maisons palestiniennes assortie de la construction effrénée d’habitations réservées à des colons friands de terres prises de force ou confisquées par de grossiers montages militaro-juridiques?

Les camps eux-mêmes sont loin de constituer un abri sûr pour les populations chassées. Qui ne se souvient des odieux massacres de ceux de Sabra et Chatila (3000 hommes, femmes et enfants assassinés en 2 jours), commis sous l’égide directe du criminel de guerre Ariel Sharon en 1982? En 2002, l’opération «Rempart» a touché les camps de Jenine et ceux situés près de Naplouse. La grande prison à ciel ouvert que constitue la bande de Gaza, cible de l’opération «Plomb durci» en 2008-2009, compte 800’000 réfugiés, dont plus de la moitié vivent dans des camps. Mais même en dehors des périodes d’agressions armées d’envergure, jour et nuit, quels que soient les camps considérés, des raids ponctuels des forces d’occupation israéliennes surviennent, avec leurs cortèges de morts et d’enlèvements, y compris d’enfants.

La tragédie syrienne jette sur les routes environ 270’000 Palestiniens qui vivaient dans des camps [4], mais plus de 18’000 d’entre eux restent piégés dans le camp de Yarmouk assiégé, alors que la nourriture fait défaut et que l’aide humanitaire, suspendue à plusieurs reprises, s’y avère extrêmement compliquée. L’impasse semble totale.

Un enjeu politique

Bien qu’étant les plus vulnérables et les plus démunis des Palestiniens, ceux des camps ne sont pas des suicidaires. S’ils ont réussi à survivre et à durer de si longues années, c’est surtout parce qu’ils ont maintenu des valeurs de solidarité remarquables dans un monde dont l’idéologie dominante prône le chacun pour soi et la concurrence libre et non faussée entre tous les acteurs.

Ne nous voilons pas la face, ces valeurs sont en partie d’ordre clanique, et peuvent faire l’objet d’analyses critiques légitimes. Mais nombre de réfugié·e·s ont également adopté des valeurs militantes, et les camps ont longtemps été des pépinières de combattants pour les organisations qui s’étaient engagées dans une stratégie de lutte armée. Si l’échec de cette stratégie a changé la donne, il n’en demeure pas moins que la conscience nationale d’un peuple auquel on a tout volé, et dont on tente même, illusion vaine, d’effacer l’histoire, s’y est profondément enracinée.

Refusant la fatalité de l’exil, et semblables en cela à leurs compatriotes restés en Israël ou vivant sur les quelques terres qui leur restent dans les territoires occupés, ils restent farouchement attachés aux lieux qui les ont vus naître, et rappellent donc la nécessité de mettre enfin en œuvre la résolution 194 adoptée le 11 décembre 1948 [5], qui déclare «qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les gouvernements ou autorités responsables.»

Même si beaucoup parviendront sans doute à s’intégrer dans des sociétés d’accueil qui ne s’entrouvrent que très parcimonieusement, la perspective du retour est pour d’autres la seule lueur d’espoir qui leur donne la force et le courage de vivre. La lutte en faveur de ce droit ne saurait par conséquent être bradée. Ce dont ceux qui mènent des négociations aussi inégales que secrètes feraient bien de se souvenir. (16 avril 2014)

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[1] Cf. Le pari perdu de Ben Gourion: les réfugiés palestiniens, in Démocratie & socialisme, n°43, octobre 2012.

[2] Revue Asylon(s) n°5, http://www.reseau-terra.eu/rubrique146.html, consultée le 03-03-2014.

[3] Jalal Al-Husseini, “Les camps de réfugiés palestiniens au Proche-Orient, entre norme du droit au retour et intégration socioéconomique”, in Revue Asylon(s) n°5.

[4] Selon les statistiques de l’UNRWA, citées par Valentina Napolitano, L’enfer de Yarmouk, camp palestinien en Syrie, http://orientxxi.info/magazine/l-enfer-de-yarmouk-camp,0518 , consulté le 05-03-2014.

[5] Confirmée à plusieurs reprises, notamment par les résolutions 394, 513 et 3236.

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