Le temps du changement?

Par Mazin Qumsiyeh

Alors que les prisonniers politiques palestiniens font la grève de la faim, Israël continue sa politique coloniale avec la même violence. A Ramallah, en Cisjordanie, plusieurs dizaines de manifestants ont bloqué l’accès aux bureaux de l’ONU, mercredi 9 mai 2012. Ils souhaitaient ainsi attirer l’attention de l’organisation et de son secrétaire général Ban Ki-moon sur la situation des grévistes de la faim palestiniens dans les prisons israéliennes. Dans ce contexte dramatique, Mazin Qumsiyeh explore ce qui peut – et doit – changer dans l’orientation du combat mené par les Palestiniens et les Palestiniennes.

Les prisonniers et prisonnières politiques palestiniens illĂ©galement dĂ©tenus dans les geĂ´les israĂ©liennes sont en grève de la faim et certains sont proches de la mort. La population de ces grĂ©vistes comprend 200 prisonniers enfants, 27 membres du Conseil lĂ©gislatif palestinien, et 456 prisonniers de Gaza pour lesquels aucune visite de la famille n’a Ă©tĂ© permise depuis 2007 [1].

Pendant ce temps, la colonisation s’est poursuivie Ă  un rythme incessant. Ramzy Baroud et Jeff Halper soutiennent qu’IsraĂ«l est en train d’«arranger» le dĂ©nouement qui constitue un scĂ©nario de «fin de jeu» pour saisir la plupart de la Bande de Gaza et nous cantonner dans de petits Ă®lots [2-4]. Pourtant, Ă  en juger Ă  partir de ma recherche sur le projet Sioniste soigneusement planifiĂ©, de tels plans ne sont pas des fins de jeu, mais des bornes kilomĂ©triques qui donnent aux sionistes le temps de consolider leurs gains en vue de prĂ©parer la prochaine Ă©tape d’expansion Ă  la manière prĂ©cisĂ©ment dont Ben Gourion le dĂ©crivait Ă  son fils en 1937.

David Ben Gourion [1886-1973, premier Premier ministre de l’Etat hĂ©breu] a expliquĂ© lucidement comment le nouvel Etat d’IsraĂ«l, une fois Ă©tabli sur une partie des terres convoitĂ©es, serait une base d’expansion et de croissance stable dans le futur, avec ou sans l’accord des «Arabes» [5]. J’ai mesurĂ© Ă  quel point ceci a peu changĂ© au cours de 75 annĂ©es qui ont suivi. L’IsraĂ«l colonial continue Ă  Ă©taler sa couverture et Ă  s’Ă©tendre avec ou sans l’accord d’«Arabes» conciliants. Les Arabes conciliants existaient en 1937 – conduits par Ragheb Al-Nashashibi [maire de JĂ©rusalem en 1920, sur l’opposition entre les familles Husseini et Nashashibi on peut se rapporter au Tome II de l’ouvrage d’Henry Laurens, La question de Palestine, 1922-1947] – et existaient en 1967 et en 2012. Il y a Ă©galement eu des Arabes intellectuels et honnĂŞtes Ă  travers notre histoire.

La colonisation sioniste n’est pas dirigĂ©e par l’Ă©motion ou l’action peu rigoureuse. Elle se dĂ©roule comme l’avait instruit le père fondateur de sionisme politique Theodore Herzl en 1897: «Nous devons chercher et prendre possession du nouveau pays juif par le moyen de tous les expĂ©dients modernes.» Les expĂ©dients modernes dĂ©fendus par Herzl incluent des structures mĂ©thodiques planifiĂ©es pour dĂ©loger le peuple natif (avec ou sans l’accord de certains Arabes) et crĂ©er un grand Etat juif.

Herzl Ă©tait restĂ© vague sur la taille de «l’Ă©tat requis», mais Ben Gourion et les gens de son Ă©poque pensaient possible d’aller aussi loin que les terres entre le Nil et l’Euphrate.

Les plans des colonisateurs sont remarquablement similaires et connus Ă  partir des carnets de bord de Herzl en 1897, de la lettre de Ben Gourion Ă  son fils en 1937, du plan Allon de 1967 [voir Ă  ce sujet l’article de Gilbert Achcar, «Le sionisme et la paix. Du plan Allon aux accords de Washington», in L’Homme et la sociĂ©tĂ©, octobre-dĂ©cembre 1994] et des accords d’Hebron de 1997. C’est un plan d’expansion sans certains Arabes qui y consentent ou parfois avec des Arabes qui l’acceptent. Ces accords, comme les traitĂ©s que certains AmĂ©rindiens avaient Ă©tĂ© signĂ©s avec le gouvernement des Etats-Unis dans sa phase d’expansion, ont Ă©tĂ© et sont violĂ©s car ils ne sont rien d’autre que des outils de consolidation d’un projet [6]. Je pense que, comme ces chefs amĂ©rindiens, certains Palestiniens et Palestiniennes pensent qu’ils font pour le mieux dans des circonstances difficiles.

La plupart des «dirigeants» des AmĂ©rindiens n’avaient pas conceptualisĂ© ou compris la vraie nature des notions et des Ă©motions qui conduisirent la «poussĂ©e» vers l’Ouest des colons blancs aux Etats-Unis. Ils n’ont pas creusĂ© minutieusement dans les notions de destinĂ©e manifeste, du sentiment d’ĂŞtre les Ă©lus et du racisme qui caractĂ©risaient leurs oppresseurs. On pourrait dire que l’idĂ©ologie des AmĂ©rindiens Ă©taient Ă  l’exact opposĂ© de leurs colonisateurs et qu’ils ont donc supposĂ© que les blancs dominants sont en dĂ©finitive des ĂŞtres humains et qu’ils pourraient traiter avec eux en tant qu’Ă©gaux.

La paix, pour les autochtones, est un moyen d’obtenir leur libertĂ©, de vivre dans la dignitĂ© et surtout faire enlever la botte de la colonisation qui Ă©crase leur nuque. La paix pour les colonisateurs est un moyen pour que leurs victimes cessent de remuer sous leurs bottes. Pour aller vers cela, ils ont mis au point des plans ingĂ©nieux, dont une force de sĂ©curitĂ© prĂ©ventive palestinienne. N’importe quel ĂŞtre humain rationnel peut voir cette imposition et ce dĂ©sĂ©quilibre dans le rapport de forces dans les infos quotidiennes. Ainsi les gens sont tenus hors des dĂ©cisions, que ce soit sur des «nĂ©gociations», sur la «rĂ©conciliation nationale», qu’elles se passent ou non Ă  l’ONU, ou qu’elles portent sur comment ils peuvent ĂŞtre effectivement libĂ©rĂ©s. DĂ©sespĂ©rĂ©s et embarquĂ©s sur un navire sans boussole ni gouvernail, le peuple maugrĂ©e, bout «à l’intĂ©rieur» et finalement se rĂ©volte.

Les besoins et les dĂ©sirs des colonisateurs ainsi que des colonisé·e·s ne sont pas les mĂŞmes. Les occupants et les colonisateurs veulent de nouvelles possibilitĂ©s pour avancer Ă  travers la consolidation et le renforcement du statu quo ce qui leur permet de s’Ă©tendre encore plus. Nous, le peuple colonisĂ© et occupĂ©, voulons l’arrĂŞt et effectivement invertir ce processus d’injustice. Nous, les Palestiniens et Palestiniennes, voulons retourner dans nos maisons et sur nos terres et vivre pacifiquement comme nous l’avons fait depuis des millĂ©naires. Nous insistons sur le retour et l’autodĂ©termination. Nous insistons sur le fait que le pays doit demeurer multi-Ă©thnique, multi-religieux et multi-culturel. Ce n’est pas un conflit de frontière, ni une dispute Ă  propos du contrĂ´le illĂ©gal de sites religieux par IsraĂ«l. A l’image de la lutte en Afrique du Sud sous l’apartheid, c’est une lutte qui oppose deux visions de la rĂ©gion: l’une est une vision de racisme et d’apartheid, l’autre est une vision de justice et d’Ă©galitĂ©.

Des actes sporadiques de rĂ©sistance populaire hĂ©roĂŻque ne suffisent pas Ă  faire se rejoindre la paix et la justice. La coordination et l’action jointes doivent se rĂ©aliser. Ce qui l’en empĂŞche est un système dĂ©veloppĂ©s par les occupants et acceptĂ© par certains parmi le peuple occupĂ©. Le bĂ©nĂ©fice personnel Ă©conomique maintient le statu quo.

Ce qui est rĂ©alisĂ© avec le soutien de l’AutoritĂ© palestinienne (AP) n’est rien de moins que de permettre Ă  cette occupation d’ĂŞtre la plus profitable de l’histoire (plusieurs milliards de dollars coulent chaque annĂ©e vers les coffres israĂ©liens grâce Ă  l’occupation). Le «business» entre IsraĂ©liens et Palestiniens est rĂ©alisĂ© par exemple dans la zone C [7].

Voici le plan Ă©conomique de Netanyahou et des autres. Celles et ceux qui peuvent penser perturber le statu quo sont recherchĂ©s et punis. La plupart des Palestiniens d’excellents diagnosticiens et l’ont bien compris. Mais je crois que beaucoup n’ont pas encore commencĂ© Ă  articuler les solutions ou les idĂ©es pour nous sortir de cette ornière dans laquelle le processus d’Oslo (qui a rĂ©ellement dĂ©butĂ© avec le programme en 10 points en 1974) nous a plongĂ©. Cela ne va pas ĂŞtre simple et demande des sacrifices. Mais les personnes qui ont perdu leurs illusions et qui pensent qu’ils ont un salaire ou un emploi et qu’ils pensent qu’il ne vaut mieux pas faire tanguer la barque devrait y rĂ©flĂ©chir Ă  deux fois. Elles devraient penser Ă  la façon dont leurs enfants et leurs petits-enfants vivront sous un système de racisme et d’oppression. Cela vaut autant pour les IsraĂ©liens et les IsraĂ©liennes que pour les Palestiniens et les Palestiniennes.

La campagne BDS (Boycott, DĂ©sinvestissement, Sanctions) nous donne espoir. Shimon Peres [prĂ©sident et Ă  diverses reprises Premier ministre, travailliste historique qui a rejoint Kadima en 2005], l’architecte de l’arsenal d’armes de destruction massives en IsraĂ«l et un criminel de guerre a un jour expliquĂ©: «Dans le but d’exporter, vous avez besoin de biens de consommation mais aussi de bonnes relations… [Si] l’image d’IsraĂ«l empire, le pays va commencer Ă  subir des boycotts. Il y a dĂ©jĂ  un boycott artistique contre nous et des signes d’un boycott financier non dĂ©clarĂ© qui commencent Ă  Ă©merger.»

Des figures internationales qui ont Ĺ“uvrĂ© contre l’apartheid en Afrique du Sud ont soutenu de manière convaincante des raisons pour lesquelles ceci peut aider dans l’IsraĂ«l de l’apartheid [8]. Mais BDS est un simple outil et certainement pas suffisant pour rĂ©aliser le changement requis. Il y a besoin d’un programme structurĂ© venant du peuple qui comprend une articulation entre une vision d’avenir et des buts concrets. Dans mon livre, Partageons la Terre de Canaan, publiĂ© en 2004 [Sharing the Land of Canaan, Pluto Press], j’ai soutenu prĂ©cisĂ©ment un tel programme pour sortir d’un Etat d’apartheid et atteindre un Etat pour tous ses citoyens. Ces notions ont convaincu largement les intellectuels et les militants de divers horizons politiques et religieux. Pour arriver Ă  cette vision, nous avons besoin d’organisation.

L’organisation demande une direction visionnaire issue organiquement d’une population qui se soulève et mĂ»rit. Nous ne devrions pas nous empĂŞcher de pousser nos dirigeants existants et s’ils ne veulent pas bouger alors crĂ©er une direction alternative. Toutes les factions ont des directions en panne d’idĂ©es et vieillissantes et toutes les factions ont des individus plus jeunes, Ă©nergiques et dĂ©vouĂ©s (mais marginalisĂ©s). Clairement, le statu quo est mortifère pour nous et ne peut pas durer. Nous savons de par l’histoire que le peuple va se soulever et exiger le changement.

Est il temps pour les voix Ă©parpillĂ©es de se retrouver ensemble dans un tonnerre d’indignation qu’on ne peut ignorer? Pouvons nous organiser des rencontres et discuter publiquement du chemin Ă  suivre? Alors que de nombreuses personnes ont dĂ©battu par exemple de l’Ă©chec de «la solution Ă  deux Etats» et de certains projets articulĂ©s ayant trait au futur, nous avons besoin de plus que cela. Pouvons-nous, en tant que peuple de la rĂ©gion de 1948, en Cisjordanie et en exil, crĂ©er les mĂ©canismes et les structures qui nous emmènent oĂą nous dĂ©cidons d’aller? Pouvons nous convaincre le monde et mĂŞme les IsraĂ©liens et les IsraĂ©liennes que nous voulons sĂ©rieusement travailler pour un avenir de paix, de justice et de prospĂ©ritĂ© pour chacun et chacune? Les voix du nĂ©gativisme ne doivent pas dominer dans cette Ă©tape critique. Cette conversation doit ĂŞtre ouverte Ă  tout le monde de bonne volontĂ© venant de toutes les factions et des indĂ©pendants.

Bien que cela doive s’initier entre Palestiniens et Palestiniennes, nous devons ensuite impliquer nos soutiens de confiance du monde entier. Nous avons en effet les ressources: financières, intellectuelles, Ă©motionnelles et physiques. Que les personnes douĂ©es pour l’organisation organisent, que celles compĂ©tentes dans le travail des mĂ©dias fassent le travail des mĂ©dias. Que celles et ceux qui sont douĂ©s pour les rĂ©seaux sociaux fassent cela. Que les gens douĂ©s pour la musique Ă©crivent des chansons pour la rĂ©volution. Imaginons si nous pouvons avoir mĂŞme 5% ou mĂŞme 1% des Palestiniens autour du monde comme participants dans un effort organisĂ©. Le changement qui pourrait advenir peut ĂŞtre monumental.

Aujourd’hui, le monde respecte celles et ceux qui se respectent eux-mĂŞmes et qui luttent pour leurs droits. Nous n’avons pas Ă  avoir honte en tant que Palestiniens et que Palestiniennes, mĂŞme si 7 millions d’entre nous sont des rĂ©fugiĂ©s ou des personnes dĂ©placĂ©es. Nous pouvons ĂŞtre très fiers de notre histoire [9]. Nous ne pouvons pas baisser les bras maintenant que la crise de la Palestine a pesĂ© sur la conscience du monde et alors que le «printemps arabe» est en mesure de changer toute la rĂ©alitĂ© gĂ©opolitique du Moyen-Orient.

MĂŞme si nous Ă©chouons et n’atteignons pas nos objectifs cette fois, l’esprit positif qui en rĂ©sulterait enrichirait nos vies. Cela dĂ©briderait la crĂ©ativitĂ© et l’Ă©nergie que nous savons possĂ©der. Le changement peut et doit advenir car notre lutte est existentielle pour 11,5 millions de Palestiniens dans le monde et pour nos enfants et petits-enfants nĂ©s et Ă  naĂ®tre. Chacun et chacune d’entre nous a un rĂ´le Ă  jouer et a les aptitudes et d’autres ressources pour contribuer. MĂŞme si nous commençons doucement et Ă  un petit nombre, cela va grandir, car nous n’avons pas d’autre choix. Mettons-nous y tout de suite. (Traduction A l’Encontre)

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[1] lien en anglais: http://www.alhaq.org/documentation/weekly-focuses/569-palestinian-prisoners-near-death

[2] Ramzy Baroud – Israël complote un jeu de la fin (en anglais) http://www.foreignpolicyjournal.com/2012/05/03/illegal-settlements-bonanza-israel-plots-an-endgame/

[3] Jeff Halper Ă©met l’hypothèse qu’IsraĂ«l pourrait annexer la zone C avec l’accord de l’autoritĂ© palestinienne (en anglais) http://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2012/04/2012428124445821996.html

[4] Susan Abulhawa répond à Jeff Halper (en anglais) sur le site http://palestinechronicle.com/

[5] Lettre de Ben Gourion à son fils, envoyée le 5 octobre 1937. La traduction (en anglais) est ici : http://www.palestine-studies.org/files/B-G%20Letter%20translation.pdf

[6] Les accords d’Oslo ont constituĂ© un excellent outil d’IsraĂ«l pour consolider sa position et ont permis le «contrĂ´le des civils» par IsraĂ«l, en violation avec les conventions de Genève, dans plus de 60% de la zone C de la Cisjordanie. Au cours de nĂ©gociations ultĂ©rieures, une fuite a permis de savoir combien de personnes comme Saeb Erekat voulaient continuer Ă  remettre ces zones Ă  IsraĂ«l. Voir le lien suivant (en anglais): http://www.aljazeera.com/palestinepapers/

[7] La zone C est une zone de la Cisjordanie dĂ©finie par les accords d’Oslo. Elle est contrĂ´lĂ©e et administrĂ©e par IsraĂ«l. D’après wikipedia (en anglais): en.wikipedia.org/wiki/West_Bank

[8] Desmond Tutu, sur le besoin de dĂ©sinvestir contre l’apartheid d’IsraĂ«l (lien en anglais) : http://www.tampabay.com/opinion/columns/justice-requires-action-to-stop-subjugation-of-palestinians/1227722

[9] RĂ©sistance populaire en Palestine: une histoire d’espoir et d’ «empowerment» (lien en anglais) : http://www.qumsiyeh.org/popularresistanceinpalestine/

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Mazin Qumsiyeh enseigne et fait de la recherche dans trois universités en Palestine : Bethléem, Birzeit et Al-Quds. Son dernier livre, publié chez Pluto Press, Londres, en 2011, s’initule : Popular Resistance in Palestine: A History of Hope and Empowerment.

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