Gaza. «Au cœur du massacre de Nuseirat. Le carnage que j’ai vu lors de la libération des quatre otages par l’armée israélienne»

Al-Aqsa Martyrs Hospital, 8 juin 2024.

Par Shrouq Aila

DEIR Al-BALAH, GAZA – Suhail Mutlaq Abu Nasser n’était pas originaire du camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza [à 5 kilomètres au nord-est de la ville de Deir al-Balah]. Mais lorsque l’armée israélienne a attaqué la zone samedi, dans le cadre d’une opération de grande envergure visant à sauver quatre otages israéliens capturés [par les Brigades Izz al-Din al-Qassam, branche armée du Hamas: Noa Argamani, Almog Meir Jan, Andrey Kozlov et Shlomi Ziv – réd.] lors d’une rave party le 7 octobre, le camp était ce qui se rapprochait le plus d’une maison pour Abu Nasser.

Après s’être installé dans la région en novembre, Abu Nasser, 60 ans, a dû faire face à d’autres déplacements, mais le voyage fastidieux l’a ramené à Nuseirat ce printemps. La maison de Nuseirat qu’il avait occupée avait été bombardée et partiellement détruite, mais il estimait qu’elle valait mieux que la tente en nylon dans laquelle il avait séjourné plus au sud, à Rafah.

Samedi, vers 11 heures, Abu Nasser se tenait près d’une fenêtre de la maison lorsque des missiles ont commencé à pleuvoir sur la zone. L’un d’entre eux a frappé à 20 mètres à peine.

«La zone a été réduite en cendres», m’a dit Abu Nasser lors d’un entretien le dimanche 9 juin. «Je ne trouvais pas ma femme et j’ai commencé à appeler les gens autour de moi pour m’assurer qu’ils étaient toujours en vie.»

Poussé dehors par la peur de voir son immeuble bombardé, Abu Nasser a été confronté à une attaque israélienne massive qui se déroulait autour de lui. Les rues étaient envahies par une nuée de drones équipés d’armes légères. Les chenilles des chars d’assaut se faisaient entendre à proximité. Des hélicoptères d’attaque Apache de fabrication américaine planaient. Les maisons voisines ont été touchées par des missiles.

«Nous avons entendu des gens appeler à l’aide dans les maisons bombardées», a déclaré Abu Nasser. «Il y avait des martyrs et des blessés, mais nous ne pouvions pas les aider.»

La scène était effroyable. «La rue était remplie de morceaux de corps de civils et de nombreux blessés se vidaient de leur sang sans que les ambulances puissent les atteindre.»

L’attaque soutenue sur Nuseirat a duré environ 75 minutes.

«L’opération s’est terminée, mais nous sommes restés à nos places, craignant de bouger pendant un long moment», se souvient Abu Nasser. «C’était une scène horrible et un moment difficile que je n’avais jamais connu de ma vie.»

«Pourquoi ont-ils mérité cela?»

Lorsque les forces israéliennes se sont retirées avec quatre otages, elles ont laissé derrière elles la mort et la destruction. Les autorités de Gaza ont annoncé que 274 personnes, dont 64 enfants et 57 femmes, avaient été tuées, que plus de 400 personnes avaient été blessées et que 89 maisons ou bâtiments résidentiels avaient été bombardés au cours du raid.

Selon un communiqué du bureau des médias du gouvernement du Hamas à Gaza, les soldats israéliens se sont déguisés en personnes déplacées pour perpétrer ce que l’on appelle le massacre de Nuseirat.

Le Washington Post du 9 juin a vérifié deux vidéos montrant un camion portant le logo d’un savon à vaisselle escorté hors de Nuseirat par des chars israéliens, sans que l’on sache si la scène s’est déroulée avant ou après l’attaque. Une autre vidéo mise en ligne montrait une camionnette Mercedes-Benz sur laquelle étaient attachés des biens – une scène semblable à celle des «Raisins de la colère», fréquente à Gaza. Un témoin oculaire a déclaré au Washington Post qu’une dizaine de soldats israéliens avaient sauté de la camionnette, tirant sur le frère du témoin. (Un représentant du porte-parole des Forces de défense israéliennes, le contre-amiral Daniel Hagari, a déclaré à The Intercept qu’aucun véhicule civil n’avait été utilisé lors de l’attaque.)

L’hôpital des Martyrs d’Al-Aqsa à Deir al-Balah, que j’ai visité samedi, débordait de blessés de Nuseirat. Les ambulances ne cessaient d’arriver et les cris emplissaient l’air. Le chaos a régné dans la salle d’urgence tout au long de l’après-midi, a déclaré Karin Huster, une responsable et coordinatrice travaillant à Al-Aqsa avec Médecins sans frontières, selon un enregistrement qu’elle a envoyé de Gaza et qui a été publié par le groupe d’aide médicale, connu sous ses initiales françaises MSF.

«Il n’y a rien, absolument rien qui justifie ce que j’ai vu aujourd’hui», a déclaré Karin Huster. «Rien. Ces enfants – le bébé de 3 mois, l’enfant de 7 ans, l’enfant de 12 ans qui est mort –, l’homme de 25 ans, la femme de 78 ans, qui ont tous des blessures horribles», a-t-elle poursuivi. «Pourquoi ont-ils mérité cela? Et pourquoi le monde regarde-t-il en silence? Jusqu’à quel niveau d’horreur devons-nous aller avant de faire quelque chose, avant de dire à Israël que ce n’est pas acceptable?»

La route vers Nuseirat

Je me rendais à Nuseirat lorsque l’armée israélienne a lancé son attaque.

La guerre a été mouvementée pour moi. Comme Abu Nasser, j’ai été déplacé et réinstallé trois fois pendant la guerre. Plus récemment, en mai, je suis arrivé à Deir al-Balah, une ville située au centre de Gaza.

Comme beaucoup d’autres, j’ai perdu des êtres chers et des collègues. L’une de ces pertes, mon mari, était l’incarnation de ces deux qualités et de bien d’autres encore. Il était partenaire de notre société de production, le père de ma fille et l’amour de ma vie. Il a été tué par les Israéliens en octobre, en nous protégeant, notre fille et moi, lorsque notre maison a été frappée par deux roquettes. Je savais que je devais continuer, continuer à raconter des histoires.

C’est ainsi que le 8 juin j’ai pris ma voiture pour parcourir les 6 km qui séparent Deir al-Balah de Nuseirat, afin de réaliser une interview pour un film sur lequel nous travaillons. La femme qui devait être mon interlocutrice vit dans le camp.

Alors que nous approchions de Nuseirat, j’ai ressenti un malaise. J’ai dit au chauffeur: «Je ne me sens pas à l’aise en allant là-bas et je pense annuler le voyage.» Soudain, tout s’est accéléré.

Par la fenêtre de la voiture, j’ai vu quatre hélicoptères de combat volant à basse altitude et tirant continuellement. Des obus d’artillerie atterrissaient à proximité, apparemment au hasard. Le bruit des explosions était incessant.

Nous nous demandions si nous devions continuer ou faire demi-tour lorsqu’un missile a visé la maison voisine et que des éclats d’obus ont volé au-dessus de nos têtes.

A ce moment-là, je n’ai pensé qu’à ma petite fille. Elle avait eu un an deux semaines après l’assassinat de son père. Je me demandais comment elle pourrait faire face à la perte de sa mère.

Nous sommes retournés à Deir al-Balah et à l’hôpital Al-Aqsa.

«La diversité des blessures de guerre»

Les hôpitaux de la bande de Gaza ont fait l’objet d’attaques répétées de la part de l’armée israélienne, alors même qu’ils servaient parfois d’abris pour les personnes déplacées. Les établissements de santé ont été assiégés de façon continue et ont dû faire face à des ordres d’évacuation répétés, les tireurs d’élite israéliens éliminant les personnes à l’extérieur qui tentaient de se conformer aux ordres.

Des médecins étrangers rentrant de missions d’aide à Gaza ont fait état d’un carnage indescriptible (voir par exemple l’article de Jeremy Scahill sur Intercept du 23 mars 2024). Face aux assauts militaires et à la pénurie de ressources telles que le carburant, les maternités ont eu du mal à pratiquer des accouchements et à maintenir en vie les bébés prématurés. Des centaines de professionnels de la santé ont disparu dans les geôles israéliennes.

Karin Huster, l’humanitaire de MSF à Al-Aqsa, a déclaré que les opérations militaires à Deir al-Balah ont commencé vers 11h30, selon l’enregistrement publié par MSF. «Nous avons commencé à entendre des actions vraiment très intenses des FDI, beaucoup de bombardements, beaucoup de tirs, des hélicoptères», dit-elle dans l’enregistrement. Rapidement, selon Karin Huster, les membres de MSF ont entendu une «énorme explosion juste à côté de notre bureau, qui n’est pas très loin de l’hôpital Al-Aqsa».

Karin Huster explique que les membres de MSF ont commencé à rassembler des équipements et ont rapidement reçu un appel du directeur de l’hôpital pour qu’ils viennent aider. En début d’après-midi, après avoir évalué les conditions de sécurité, ils sont arrivés aux urgences de l’hôpital.

«C’était, comme d’habitude, la pagaille», déclare Karin Huster. «Mais il s’agissait d’un chaos aggravé par les quatre derniers jours: c’était le chaos total à l’intérieur.» Les urgences étaient «complètement remplies de patients à l’étage, en provenance des sites bombardés de Nuseirat» – il y avait des centaines de patients, dit-elle. «Il y avait des enfants partout, des femmes, des hommes», poursuit Karin Huster dans l’enregistrement. «Nous avions toute la gamme des blessures de guerre, des blessures traumatiques, des amputations, des éviscérations, des traumatismes, des lésions cérébrales traumatiques. Des fractures, évidemment, de grandes brûlures. Des enfants complètement gris ou blancs à cause du choc, brûlés, criant pour leurs parents – beaucoup d’entre eux ne criant pas parce qu’ils sont en état de choc.»

A un moment donné de ma visite, un vent de panique a soufflé sur la tente des médias. La rumeur s’était répandue que l’armée israélienne avait appelé l’hôpital pour l’avertir qu’elle allait attaquer, en particulier les journalistes rassemblés.

Qu’il s’agisse d’une rumeur ou non – les FDI, dans une déclaration à The Intercept, ont nié qu’une évacuation de l’hôpital ait été ordonnée – nous avons décidé de partir. Après avoir gagné l’hôpital pour échapper à la violence de l’attaque de Nuseirat, j’étais maintenant en train de le fuir. Les médecins et les familles des blessés ont refusé de partir. L’attaque n’a jamais eu lieu.

«Attendre la mort»

Abu Nasser et sa femme ont été déplacés une première fois en novembre, de leur maison d’Al-Saftawi, dans le nord de Gaza. Ils sont partis à pied après l’attaque de leur quartier par l’armée israélienne. Des obus d’artillerie et du phosphore blanc, une arme incendiaire dont l’utilisation est interdite dans les zones civiles, ont frappé la zone, et un abri adjacent à leur bâtiment a été détruit par une frappe aérienne israélienne.

Le voyage le long d’un itinéraire sécurisé désigné par Israël a conduit Abu Nasser et sa femme à Karin à 16 km au sud, à vol d’oiseau, jusqu’à leur premier hébergement à Nuseirat. C’était un nouveau foyer, mais seulement pour un mois et demi.

Le déplacement est devenu une habitude pénible. Fin décembre, Abu Nasser a suivi les ordres d’évacuation d’Israël et s’est de nouveau déplacé vers le sud, cette fois à Rafah, avec environ 1,4 million d’autres Palestiniens déplacés à l’intérieur du pays. Ils sont restés dans une tente dans le camp de Tel al-Sultan, pas très loin du centre de Rafah.

Cinq mois plus tard, lorsque Rafah a été à son tour menacée par l’armée israélienne, Abu Nasser est reparti, retournant en mai dans sa maison bombardée de Nuseirat. Le camp de Tel al-Sultan à Rafah allait devenir le site de ce que l’on appelle aujourd’hui le «massacre des tentes» (26 mai 2024), du nom des abris qu’Abu Nasser avait laissés derrière lui.

Lorsque les bombes ont frappé près de chez lui à Nuseirat le samedi, et qu’Abu Nasser et sa femme ont couru dans la rue, il a été surpris de trouver tant de façons de mourir: chars, hélicoptères d’attaque, obus, missiles, et, fauchant les gens dans la rue, les drones dotées d’armes légères. «Les gens couraient sous nos yeux, fuyant les drones», raconte Abu Nasser. «Nous nous sommes cachés dans un endroit que les drones ne pouvaient pas atteindre.» Ils sont restés cachés derrière les escaliers pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que l’attaque se calme. «Nous attendions la mort», m’a dit Abu Nasser, «nous nous attendions à ce que la maison soit bombardée au-dessus de nos têtes.» (Article publié par Interceptle 10 juin 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Shrouq Aila est une journaliste d’investigation et une chercheuse palestinienne. Vous pouvez suivre son travail sur le terrain à Gaza sur Instagram. Sharif Abdel Kouddous, journaliste de renom basé à New York et au Caire, a contribué à la rédaction de cet article.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*