Par Erika Jiménez
Au huitième jour de l’intensification actuelle des hostilités entre Israël et le Hamas, j’ai remarqué un tweet qui disait qu’il y aurait plus de tumulte en Occident si «2,2 millions de golden retrievers [race de chiens dits intelligents] étaient bombardés jusqu’à l’élimination dans une cage infranchissable» au lieu de civils palestiniens à Gaza.
Ce tweet m’a envoyé aux entretiens que j’ai menés avec 96 jeunes Palestiniens et Palestiniennes ainsi que leurs enseignant·e·s en Cisjordanie au lendemain de l’invasion de Gaza en 2014 [juillet-août, opération «Bordure protectrice», avec une offensive terrestre lancée le 18 juillet] et que j’ai récemment publiés dans une revue (Third World Quaterly). Nous avons évoqué des questions qui affectent leur vie quotidienne, notamment leur sensibilisation aux droits de l’homme et la façon dont le reste du monde perçoit la lutte des Palestiniens.
Je voulais découvrir les différentes façons dont les jeunes Palestiniens de 9e et 10e année (âgés de 13 à 15 ans), scolarisés dans diverses écoles publiques ou privées et des Nations unies (UNRWA), comprenaient, parlaient et se servaient des droits de l’homme – en particulier lorsque les principes qu’ils apprenaient à l’école différaient de leurs luttes pour les droits dans leur réalité quotidienne. Au cours de mes conversations avec ces jeunes, ils se sont ouverts à moi sur une série de situations auxquelles ils s’affrontent dans leur vie quotidienne.
1.- Déshumanisation des Palestiniens
Les jeunes avec lesquels je me suis entretenue, issus de milieux socio-économiques et religieux différents, ont souvent décrit comment ils se sentaient déshumanisés dans le langage ayant trait aux relations israélo-palestiniennes. Selon eux, cette incapacité à les considérer comme des êtres humains ayant les mêmes désirs, les mêmes besoins et, surtout, devant jouir des mêmes droits de l’homme que tous les autres a fini par être acceptée dans le monde entier.
Par ailleurs ils ont aussi souvent utilisé un langage similaire pour décrire la façon dont ils vivent sous l’occupation. Hiba, une jeune fille en neuvième année d’études dans une école privée, a plaisanté en ces termes: «C’est drôle de voir que les animaux ont plus de droits que les humains en Palestine.» Puis, plus sérieusement, elle a ajouté: «Nous ne sommes pas pareils, nous sommes différents des autres enfants du monde.»
L’idée que la valeur de la vie d’un Palestinien est inférieure à celle de la vie d’autres personnes constitue un autre sujet de discussion. Anwar, une réfugiée de neuvième année scolarisée dans une école gérée par les Nations unies, a déclaré: «Dans les pays occidentaux, si quelqu’un meurt, on en fait tout un plat. Mais si nous, Palestiniens, sommes tués, qu’il s’agisse de 100 ou de 1000 personnes, alors c’est normal et c’est OK. Les Palestiniens sont des chiffres.»
La rhétorique employée par les responsables israéliens au cours des quinze derniers jours [de l’actuel «conflit»] montre que cette déshumanisation est à l’œuvre. Le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, en annonçant le siège/blocus complet de Gaza, a affirmé: «Nous combattons des animaux humains.» Ses propos ont été repris par le général de division israélien Ghassan Alian [chef de l’organe du ministère de la Défense israélien supervisant les activités civiles dans les Territoires palestiniens, le COGAT], qui a déclaré aux Palestiniens de Gaza que «les animaux humains doivent être traités comme tels».
Les chercheurs ont montré par le passé que ce type de rhétorique déshumanisante précède souvent des gestes à caractère génocidaire.
2.- La génération de leurs parents et de leurs dirigeants
De nombreux jeunes avec lesquels je me suis entretenue ont critiqué la manière dont leurs aînés – en particulier les dirigeants de l’Autorité palestinienne (AP) – semblaient avoir fini par accepter l’occupation. A propos de la guerre de 2014 à Gaza, Camilla, qui étudie dans une école privée, m’a dit: «Notre gouvernement agit comme s’il se moquait de savoir si nous sommes occupés ou non […] les Israéliens tuent des enfants et le gouvernement ne fait pas payer [sic] Israël pour cela.»
Cette semaine, les Palestiniens de Cisjordanie se sont joints aux manifestations contre les bombardements israéliens sur Gaza. Mais ils se sont également montrés très critiques à l’égard de l’Autorité palestinienne [dont le président est Mahmoud Abbas]. En réponse, les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne ont réprimé les manifestants et tiré à balles réelles sur eux, tuant des jeunes comme Razan Nasrallah, une jeune fille de 12 ans originaire de Jénine qui a été tuée par balle dans cette ville de Cisjordanie le 17 octobre, alors qu’elle protestait contre l’attaque d’un hôpital de Gaza qui a tué des centaines de Palestiniens [l’origine de l’explosion dans la cour de l’hôpital est sujette à contestation et devrait faire l’objet d’une enquête internationale – Réd.].
Bien que certains jeunes soient montrés également sceptiques quant à la perspective de voir de leur vivant l’occupation prendre fin, la plupart d’entre eux sont optimistes. Anwar, élève de neuvième année dans une école de l’ONU, m’a dit que si «les adultes pensent que c’est trop tard… en tant que jeunes, nous avons encore de l’espoir parce que nous avons un avenir».
3.- «Même les occupants ont droit aux droits de l’homme»
De nombreux jeunes que j’ai interrogés en 2015 tenaient à faire la distinction entre la plupart des Juifs vivant en Israël et ceux dont la vision d’une patrie juive sioniste implique le déplacement/transfert des Palestiniens de souche. Comme me l’a dit Jiries, un élève de neuvième année d’une école privée: «Certaines personnes disent que les Juifs sont tous sionistes… mais ils ont tort parce qu’il y a de nombreux Juifs qui nous soutiennent… Je veux juste m’assurer que tous ceux qui lisent des articles sur les «Juifs» ou les «sionistes» puissent faire la distinction entre les deux.»
Les étudiants ont également tenu à souligner que toute la communauté juive ne soutient pas la politique de l’État d’Israël à l’égard de la Palestine et que, dans le cadre du conflit actuel, de nombreux groupes juifs dans le monde entier sont solidaires avec eux. [Un lien est fait dans l’article avec un post sur X renvoyant à l’initiative du Jewish Voice for Peace, le 19 octobre, à Washington. Voir à ce sujet l’article de Dave Zirin publié sur ce site le 20 octobre. Il faut noter qu’au sein de la diaspora juive aux Etats-Unis, le débat sur la situation présente à Gaza est bien plus différencié que dans la diaspora en France. – Réd.]
Les jeunes que j’ai interrogés vivaient dans des zones de Cisjordanie contrôlées civilement par l’Autorité palestinienne (AP). La plupart des contacts des jeunes avec des Israéliens ont donc eu lieu avec des colons ou des soldats, soit aux checkpoints, soit au cours de raids militaires israéliens. Les jeunes avaient des points de vue différents sur la façon dont ils percevaient les Israéliens qu’ils avaient rencontrés. Lina, une jeune fille en neuvième année dans une école des Nations unies pour enfants réfugiés, a souligné la différence entre les soldats et les citoyens. Par contre, sa camarade de classe Nadiya a déclaré: «Pendant la guerre de Gaza [en 2014], ils n’ont pas fait de différence entre les civils et les combattants, les Israéliens ont ciblé les civils et la plupart de ceux qui ont été tués étaient des enfants, des femmes et des personnes âgées.»
Mais lorsque j’ai demandé à ce groupe de réfugiées si elles pensaient qu’une jeune personne israélienne de leur âge devait jouir des mêmes droits humains qu’elles, elles ont répondu à l’unanimité par un oui.
4.- L’espoir en l’avenir
Les territoires palestiniens occupés ont une population jeune: l’âge médian en Cisjordanie et dans la bande de Gaza est de 19,6 ans. A Gaza, plus de 40% des habitants ont 14 ans ou moins. Depuis le 7 octobre 2023, un enfant palestinien est tué toutes les 15 minutes environ (Defense for Children International – Palestine, 18 octobre 2023).
Pour ceux qui survivront, les attaques militaires peuvent engendrer chez les enfants des handicaps qui changent leur vie, les laisser sans soins parentaux. Cela peut avoir des effets néfastes à long terme sur leur santé mentale. D’autres enfants peuvent encore mourir parce qu’ils n’ont pas accès à la nourriture, à l’eau ou à des traitements médicaux vitaux en raison du siège.
Bien qu’ils soient touchés de manière disproportionnée par la violence, les jeunes sont rarement entendus et leur voix est largement absente des commentaires et des processus décisionnels qui affectent leur vie. Dans la société, les jeunes ne reproduisent pas nécessairement les opinions des adultes qui les entourent. Et souvent, les adultes n’écoutent pas quand les jeunes s’expriment.
Comme l’a dit Marwan, l’un des jeunes à qui j’ai parlé: «[les adultes] ne comprennent pas que nous sommes assez mûrs pour comprendre notre monde». Des jeunes de Gaza et ceux en exil se sont adressés à la communauté internationale pour demander un cessez-le-feu immédiat (https://twitter.com/MalakaShwaikh/status/1716164427307758003).
La question est de savoir qui écoutera et agira en fonction des appels de ces jeunes. Ils sont l’avenir de la Palestine et leur voix doit être entendue. (Article publié sur le site The Conversation le 24 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Erika Jiménez, Faculté de droit de l’université Queen’s de Belfast
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