Par Pierre Barbancey (Le Caire)
Une équipe française de santé, des médecins et une infirmière, vient de passer deux semaines dans la bande de Gaza. À l’hôpital européen, entre Khan Younès et Rafah, ils ont tenté d’aider une population civile directement touchée par les bombardements et les tirs de snipers. Ils racontent les réanimations à même le sol, les amputations d’enfants et le calvaire des femmes enceintes.
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«Je n’ai jamais vu ça.» Médecin humanitaire, professeur de médecine d’urgence et des catastrophes, anesthésiste-réanimateur, Raphaël Pitti vient de sortir de la bande de Gaza, où il a passé deux semaines avec plusieurs confrères français. La colère supplante la fatigue lorsqu’il parle.
Cet ancien militaire, membre de l’Union des organisations de secours et de soins médicaux (UOSSM), s’est déplacé sur de nombreux conflits, que ce soit en Syrie, en Ukraine, au Tchad, en ex-Yougoslavie ou ailleurs. C’est dire son expérience de la guerre et des souffrances des populations civiles. Et pourtant, en mesurant ces mots, il assène à nouveau: «Je n’ai jamais vu ça!»
Fort de son expérience, il entendait partir soigner les populations du territoire palestinien dès les premiers jours du conflit. Il lui aura fallu des démarches incessantes et frapper enfin à la bonne porte pour entrer à Gaza avec l’aide de l’association de médecins palestiniens Palmed et de l’UOSSM.
Avec quatre autres Français, il est finalement passé le 22 janvier, grâce à ce qu’on appelle une «coordination» avec l’association américaine Rahma. Celle-ci s’est chargée d’obtenir les autorisations nécessaires, tant du côté égyptien que du côté israélien. Ce n’est pas le moindre des paradoxes. Le franchissement de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza dépend du bon vouloir d’Israël. Pourquoi Le Caire accepte-t-il d’abdiquer sa souveraineté? La question reste posée.
Avec son équipe, Raphaël Pitti se trouvait à l’hôpital européen de Khan Younès, à la lisière de Rafah, la dernière ville palestinienne de la bande de Gaza avant l’Égypte. Là où plus d’un million de Gazaouis tentent de trouver refuge, de se protéger des bombardements incessants de l’armée israélienne, en vain [1].
La cité de 250 000 habitants est surpeuplée de plus d’un million de personnes pratiquement sans abri. «Les gens ont tout perdu, ils essaient de se construire des abris à même la rue, en utilisant des sacs en plastique et des tapis», témoigne-t-il. Même pas de tentes, donc, sur le sol boueux inondé par la pluie. Une eau qui stagne, propice à l’humidité et aux maladies [2].
Il parle de ces petits métiers qui ont fait leur réapparition, comme le réparateur de briquets normalement jetables, le rechargeur de téléphones. Et ceux qui ont une machine à coudre s’improvisent couturiers. Des files d’attente se forment, les familles viennent faire recoudre leurs chaussures et raccommoder leurs vêtements rapiécés, souvent les derniers qui leur restent. «Il n’y a pas un espace de libre. Nous sommes face à une population dans la misère à laquelle on a enlevé toute dignité», décrit le médecin.
Dans la bande de Gaza, tout s’est effondré sous les coups de boutoir israéliens, les immeubles aussi bien que le système de santé. Conséquences du stress permanent et des déplacements des femmes enceintes forcées de marché sur des dizaines de kilomètres pour échapper aux explosions, le nombre de césariennes a triplé.
Elles sont en moyenne de 30 par jour, contre 10 avant la guerre. Le médecin français évoque cette jeune femme de 24 ans, diabétique depuis l’âge de 12 ans, enceinte de sept mois. «Elle ne mangeait pas assez, son taux d’insuline a considérablement baissé. Elle est tombée dans le coma. Elle a accouché spontanément d’un bébé mort. C’est inacceptable, dans des conditions normales, on aurait pu sauver l’enfant.» Il finit par lâcher: «Il faudra bien faire le bilan de toutes ces horreurs.»
À Khan Younès, l’hôpital européen dans lequel officiaient les praticiens français demeure le seul à rester fonctionnel. Outre les malades et les blessés, 25 000 personnes s’y sont installées. Ils seraient le même nombre à camper autour de l’établissement sanitaire [3]. Chaque espace de couloir a été «privatisé». Raphaël Pitti nous montre les photos. Aux faux plafonds ont été accrochées des bâches. De quoi préserver un peu d’intimité dans une promiscuité insoutenable.
Les enfants, désireux de vivre dans un environnement qu’ils ne comprennent pas toujours, jouent au ballon alors que leurs parents entrent dans les services pour trouver un drap, de quoi enterrer un des leurs. De «saturé», l’hôpital devient «sursaturé». Après 22 heures, c’est pire. Tous ceux qui n’ont pas d’abri se ruent dans l’établissement pour dormir non pas dans un lit, mais sous un toit, là où il fait un peu plus chaud et où l’on est censé être protégé par les lois de la guerre. Ce qui est malheureusement un leurre. Tous les médecins décrivent un «désordre indescriptible; les gens arrivent en criant parce que dehors les bombardements reprennent». Un véritable terreau pour toutes les infections, d’autant qu’il est impossible de laver les sols du bâtiment.
«L’hôpital est ciblé, les personnels de santé sont ciblés», dénonce Khaled Benboutrif, médecin urgentiste qui s’est rendu lui aussi dans la bande de Gaza. Umane Maarifu, infirmière qui a passé quinze jours à Gaza, précise: «Ma démarche n’avait rien de religieux, ni de politique. Peu m’importe le Hamas ou Israël. Je pensais m’être préparée. En fait, j’étais préparée par rapport à la souffrance des patients, pas à celle de mes collègues. Ils étaient là 24 heures sur 24. Tous avaient perdu au moins un membre de leur famille, et pourtant, ils continuaient.» La plupart sont eux-mêmes des déplacés et ne perçoivent que 30% de leur salaire depuis des mois.
Un hôpital qui ne remplit presque plus les conditions d’une structure médicale de campagne tant l’hygiène y est absente. Quant à l’asepsie… «On réanime par terre», déplore Chemseddine Bouchakour, anesthésiste-réanimateur qui faisait partie de l’équipe française.
Pendant deux semaines, il s’est totalement investi, cherchant des solutions pour remédier au manque de morphine. L’orthopédiste Mamoun Albarkani, déjà présent à Gaza lors de la guerre en 2008-2009, estime qu’il n’y a aucune comparaison avec ce qui se passe actuellement: «Cette fois, tout est visé, les immeubles d’habitation, les écoles, les universités, les mosquées et même les hôpitaux. On voit qu’ils veulent raser tout Gaza.» La plupart des structures, exsangues et sans moyens, recevaient des blessés graves.
Les seuls soins possibles étaient les pansements et les cautérisations. C’est ainsi que le docteur Mamoun Albarkani a traité des patients dont on n’avait pas pu changer le pansement pendant un, deux, voire trois mois, à qui il fallait couper un membre. «J’ai vraiment été marqué par les enfants. J’ai dû en amputer un qui n’avait que 2 ans», dit-il.
Khaled Benboutrif estime que «la plupart des blessés ne parviennent même pas jusqu’à nous. Lorsque nous sommes arrivés, nous subissions des bombardements des avions de chasse israéliens. Puis, ils ont encerclé les hôpitaux». L’hôpital Nasser de Khan Younès, la plus grande structure médicale de la ville, a été assiégé pendant onze jours. Personne ne pouvait ni entrer ni sortir.
La plupart des structures sont maintenant hors d’état de fonctionner, comme l’a dénoncé Médecins sans frontières (MSF). «Les bombardements étaient si rapprochés que les murs de l’hôpital recevaient des éclats et que les faux plafonds s’écroulaient», ajoute Raphaël Pitti. Il évoque aussi les snipers israéliens «qui visent des civils à la tête en utilisant des balles à basse énergie [plus lentes et plus légères] qui blessent plutôt qu’elles ne tuent».
Aux blessés de la guerre, il convient d’ajouter les pathologies chroniques ou les traitements longs qui ne sont plus assurés. C’est le cas des chimiothérapies, interrompues. Les temps de dialyse sont passés de 4 heures à 2 heures par jour. Ce qui pose la question de la perpétuation du travail de l’Office des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), menacé de stopper ses activités par manque de financement après la décision d’un certain nombre de pays, dont les États-Unis et la France, de suspendre leur contribution financière.
«Actuellement, toutes les ONG engagées à Gaza pour venir en aide à la population peuvent intervenir grâce à la coordination de l’UNRWA, souligne le docteur Pitti. Si vous arrêtez le seul système qui les aide, vous condamnez à mort ces populations. On est dans une volonté de génocide.» [4]
Chemseddine Bouchakour se dit «marqué par le regard des patients. Un regard de détresse à travers leurs pleurs». Khaled Benboutrif garde en mémoire la peur, présente partout. Umane Maarifu ne cachait pas son émotion, lundi 5 février au soir, au Caire, en parlant de «la dignité de ces hommes et de ces femmes malgré la honte dans laquelle on veut les maintenir». (Article publié dans le quotidien français L’Humanité, le 7 février 2024)
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[1] Le 6 février, selon diverses sources, les attaques aériennes sur la ville de Rafah et les environs se sont multipliées. Les blessés se multiplient, comme les personnes tuées par ces attaques. L’ONU rappelle que sont concentrés actuellement dans le sud 1,9 millions de Palestiniens déplacés cherchant désespérément de «se protéger». L’intention des forces armées israéliennes de les contraindre à fuir Rafah – qui borde de très près l’Egypte –, c’est-à-dire à trouver «un moyen de sortir», semble se confirmer. Une nouvelle facette d’une Nakba à répétition. (Réd.)
[2] Ce 7 février, les partenaires de l’UNRWA, un ensemble d’organisations comprenant des ONG locales travaillant avec l’agence des Nations unies, indiquent que seulement quatre de leurs 22 centres de santé restent opérationnels dans la bande de Gaza. (Réd.)
[3] Selon un journaliste d’Al Jazeera, le 4 février, «des combats acharnés, des attaques aériennes et des bombardements ont été signalés à Khan Younès, y compris à proximité de l’hôpital européen de Gaza». (Réd.)
[4] L’UNRWA, selon ses termes, a toujours réfuté son «implication supposée» dans les massacres du 7 octobre commis par des membres de l’aile militaire du Hamas. Le dirigeant de l’UNRWA, Philippe Lazzarini, a réfuté à plusieurs reprises les accusions israéliennes de collusion de l’UNRWA avec le Hamas. Deux commissions indépendantes doivent enquêter à ce propos, y compris sur la véracité des accusations portant sur «12 membres» [sur 13’000 à Gaza] qui auraient été impliqués dans l’attaque du 7 octobre. Dans un article publié sur le site du Monde le 7 février, Philippe Ricard et Laure Stephan font le constant factuel élémentaire: «Si ce comité [mis en place le 5 février par Antonio Guterres] va scruter leur profil [des employés de l’UNRWA], celui-ci n’a rien de très secret: les listes du personnel à Gaza sont partagées depuis des années avec les autorités israéliennes, qui ont pu les passer au crible.»
Bien que bien informé par ses services «d’intelligence», le gouvernement israélien répète aujourd’hui une attaque contre l’UNRWA. Elle s’inscrit dans une tradition. Toutefois, dans la conjoncture présente, cette offensive permet de dévier les projecteurs qui étaient braqués sur le gouvernement Netanyahou et les modalités de conduite de sa guerre à Gaza, aux accents génocidaires, interrogées par la Cour internationale de justice. (Réd.)
Bonjour,
Dans l’enfer de Gaza, le Pr Raphaël PITTI continue de faire preuve d’un courage exceptionnel. Comme il l’a déjà fait en Syrie, puis en Ukaine, il souhaitait partager sa longue expérience de médecin urgentiste en zone de guerre, afin de sauver un maximum de blessés. Les conditions particulièrement dramatiques rencontrées lors de son premier séjour dans la région de Rafah, du 22 janvier au 6 février 2024, ne lui ont pas permis d’y initier un centre de formation pour personnels soignants. En effet, ce secteur sud de la bande de Gazase trouve dans un immense chaos du fait de l’exode massif imposé aux Gazaouis par l’avancée des troupes israéliennes : c’est environ 1 400 000 personnes (surtout des femmes et des enfants) qui s’y trouvent comme pris dans une nasse, sans abri, sans hygiène et en manque de nourriture. Gageons que Raphaël PITTI cherchera à y retourner pour concrétiser son projet.
Soulignons aussi son rôle essentiel de restitution de ce qu’il a vu auprès de multiples médias ou parlementaires (intervention au Sénat). Il a même osé interpeller Emmanuel MACRON pour déplorer le rôle ambigu e la France dans ce conflit…
Pour tout ce qu’il fait au nom de l’Humanité, cet homme là, véritable héros, ne mérite-t-il pas de recevoir le prix nobel de la Paix?
Solidairement.