Comment Israël a renforcé l’apartheid pendant la guerre à Gaza

Un gouvernement d’extrême droite.

Par Orly Noy

Depuis plus de deux ans, la vie publique israélienne est plongée dans un brouillard épais et déconcertant. Les crises, les conflits et les inquiétudes se sont succédé sans fin, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays: le choc de l’attaque du Hamas du 7 octobre et la campagne génocidaire de représailles menée par Israël contre Gaza, la campagne pour ramener les otages et contre le dénigrement de leurs familles par l’État, les affrontements imprudents avec l’Iran. Ensemble, ces événements ont plongé la société israélienne dans une hébétude collective, masquant la profondeur de l’abîme dans lequel nous sombrons rapidement.

Mais on ne peut pas en dire autant de nos parlementaires. Comme le montre un nouveau rapport inquiétant du centre de juristes Adalah (The Legal Center for Arab Minority Rights in Israel), basé à Haïfa, les parlementaires ont profité du chaos des deux dernières années pour faire adopter plus de 30 nouvelles lois renforçant l’apartheid et la suprématie juive qui viennent s’ajouter à la liste déjà établie par Adalah recensant désormais plus de 100 lois israéliennes discriminatoires à l’égard des citoyens palestiniens.

L’une des principales constatations du rapport est qu’il y a eu une attaque généralisée contre la liberté d’expression, de pensée et de protestation dans un large éventail de domaines. Il s’agit notamment de lois interdisant la publication de contenus qui incluent «la négation des événements du 7 octobre», tels que décrits par la Knesset, et restreignant la diffusion des médias critiques qui «nuisent à la sécurité de l’État».

Une autre loi autorise le ministère de l’Éducation à licencier des enseignants et à retirer le financement des établissements d’enseignement sur la base d’opinions qu’il considère comme une expression de soutien ou une incitation à un acte ou à une organisation terroriste. Parallèlement à une campagne menée par l’État pour expulser les militants internationaux de solidarité, une troisième loi interdit aux ressortissants étrangers d’entrer dans le pays s’ils ont fait des déclarations critiques à l’égard d’Israël ou ont demandé aux tribunaux internationaux de prendre des mesures contre l’État et ses représentants.

Mais le projet de loi le plus dangereux est peut-être celui qui vise les citoyens et citoyennes qui cherchent simplement à consulter des informations provenant de sources que l’État n’apprécie pas. Un mois seulement après le 7 octobre, la Knesset a adopté une ordonnance temporaire de deux ans – renouvelée la semaine dernière (26 novembre) pour deux années supplémentaires – qui interdit la «consultation systématique et continue de publications d’une organisation terroriste», sous peine d’une année d’emprisonnement. En d’autres termes, le parlement criminalise désormais des comportements qui se déroulent entièrement dans l’espace privé d’une personne.

Selon les notes explicatives du projet de loi, la législation repose sur l’affirmation selon laquelle «une exposition intensive des publications terroristes de certaines organisations peut créer un processus d’endoctrinement – une forme de «lavage de cerveau» auto-infligé – qui peut renforcer le désir et la motivation de commettre un acte terroriste à un niveau très élevé de préparation». Mais la loi ne précise pas ce qui constitue une «exposition intensive» ou une «lecture continue», laissant la durée et le seuil totalement indéfinis.

Elle ne précise pas non plus les outils que les autorités peuvent utiliser pour établir qu’une personne a consulté des contenus interdits. Comment, dans la pratique, les fonctionnaires sauront-ils ce que quelqu’un regarde en privé? Comme le note le rapport Adalah, la localisation des suspects potentiels nécessiterait en soi des opérations d’espionnage, une surveillance de l’ensemble de la population et un contrôle de l’activité sur Internet.

Si les «publications terroristes» interdites ne comprennent actuellement que les documents du Hamas et de l’État islamique – le ministre de la Justice a déjà fait part de son intention d’élargir cette liste –, les parlementaires ont également cherché à couper l’accès à d’autres sources d’information qui pourraient, Dieu nous en préserve, exposer les citoyens israéliens à toute l’ampleur des crimes contre l’humanité que leur armée a commis et continue de commettre à Gaza. D’où l’adoption de la loi dite «loi Al Jazeera» [dès septembre 2024, la chaîne qatarie a été suspendue, puis suite à toute une procédure, une loi sera adoptée par la Knesset en novembre 2025, prétextant que cette chaîne mettait en question «la sécurité nationale»], qui a privé le public israélien de l’une des sources d’information les plus fiables au monde sur les événements à Gaza.

De même, la loi contre la «négation des événements du 7 octobre» non seulement érige les attaques au rang de crime comparable à l’Holocauste [ce qui renvoie à une loi de 1986 concernant le négationnisme de la Shoah], mais va bien au-delà du domaine des actions pour s’étendre à celui de la pensée et de son expression. Elle ne fait aucune distinction entre, d’une part, les appels directs à la violence ou au terrorisme, qui sont déjà proscrits, et, d’autre part, la simple expression d’une position politique, d’un discours critique ou d’un scepticisme à l’égard du récit officiel de l’État.

«La loi vise à cultiver la peur, à étouffer le débat public et à supprimer toute discussion sur une question d’intérêt public», note Adalah. «On ne sait toujours pas clairement quelles actions constituent l’acte de «dénégation» que la loi interdit, d’autant plus qu’à ce jour l’État n’a pas nommé de commission d’enquête officielle sur les attaques du 7 octobre, ni publié […] un «récit officiel» des événements de cette journée.»

Le rapport d’Adalah donne une bonne indication de la direction que prend Israël. Même si nous semblons déjà avoir atteint le fond du gouffre, il y a toujours un abîme au-delà de l’abîme, un abîme qui invite à de nouvelles atrocités et vers lequel nous nous précipitons à toute vitesse.

Ces lois méprisables n’ont pas fait descendre des centaines de milliers de personnes dans la rue, même parmi ceux qui prétendaient autrefois craindre pour le sort de la «démocratie israélienne». En fait, certaines de ces lois ont été adoptées avec le soutien des partis d’opposition juifs à la Knesset. L’illusion d’une démocratie réservée aux Juifs n’a jamais semblé aussi grotesque, ni aussi dangereuse.

L’abîme au-delà de l’abîme

Dès les premiers jours de la guerre, le régime israélien a gravement violé les droits fondamentaux à la liberté d’opinion et de manifestation. Le 17 octobre 2023, le commissaire général de la police de l’époque, Yaakov Shabtai, a annoncé une politique de «tolérance zéro» envers «les propos provoquants» et les manifestations, et pendant des mois, toute tentative de manifester contre la dévastation de Gaza par l’armée israélienne a été réprimée d’une main de fer.

Mais la vague de nouvelles lois draconiennes va encore plus loin. En plus d’établir l’infrastructure juridique nécessaire à la persécution systématique des dissidents, tant juifs que palestiniens, elle comprend des mesures qui visent explicitement les citoyens palestiniens, comme la loi dite «loi sur l’expulsion des familles de terroristes».

En vertu de cette loi, la définition du terme «terroriste» – une étiquette appliquée presque exclusivement aux Palestiniens en Israël – a été élargie pour inclure non seulement les personnes condamnées pour terrorisme dans le cadre d’une procédure pénale, mais aussi les personnes détenues parce qu’elles sont soupçonnées de telles infractions, y compris celles placées en détention administrative. En d’autres termes, des personnes qui n’ont été ni inculpées, ni condamnées pour quoi que ce soit.

Dans le même temps, la Knesset a renforcé l’interdiction déjà draconienne du «regroupement familial» afin d’empêcher les Palestiniens/iennes citoyens/ennes d’Israël de se marier avec des Palestiniens/iennes de Cisjordanie et de Gaza. La Knesset a alourdi les sanctions contre les Palestiniens qui «séjournent illégalement» en Israël. En effet, les parlementaires ont exploité le génocide de Gaza pour intensifier leur guerre démographique de longue date contre les Palestiniens, y compris ceux qui vivent à l’intérieur des frontières de 1948.

Un chapitre distinct du rapport d’Adalah documente les graves violations des droits des prisonniers et détenus palestiniens depuis le 7 octobre, qui, selon des témoignages et d’autres rapports, ont été détenus dans des camps où régnait la torture. La même vague législative a également gravement porté atteinte aux droits des enfants, en supprimant «la distinction juridique de longue date entre adultes et mineurs» pour les infractions liées au dit terrorisme. En outre, le rapport détaille la législation qui porte délibérément préjudice aux Palestiniens citoyens d’Israël en élargissant le recours au service militaire comme critère d’accès aux prestations sociales et aux fonds publiques, ainsi qu’aux réfugiés palestiniens dans les territoires occupés en interdisant les organisations d’aide telles que l’UNRWA.

En tant que personne familière depuis longtemps avec la thèse selon laquelle il est utile de «lever le voile» et de dévoiler la véritable nature du régime israélien – antidémocratique, raciste et fondé sur l’apartheid –, je ne trouve aucune raison d’être optimiste à cet égard. Dans la course effrénée des dirigeants israéliens vers le fascisme, non seulement ce sont les plus exposés et les plus vulnérables qui paieront le prix le plus lourd, mais c’est précisément dans l’écart entre l’image que la société a d’elle-même et la réalité que le changement politique devient possible. Lorsque cet écart se comble et que la société commence à accepter l’image qui lui renvoie le miroir, l’espace politique pour une transformation significative se réduit considérablement.

Ces dernières années, des centaines de milliers d’Israéliens sont descendus dans la rue pour protester contre la «réforme judiciaire» du gouvernement Netanyahou, affirmant que son véritable objectif était de «détruire la démocratie israélienne». Pourtant, le mouvement de protestation s’est largement concentré sur les mécanismes procéduraux de la démocratie: les contrôles et les contrepoids, l’indépendance judiciaire, les démêlés judiciaires du Premier ministre et son aptitude à exercer ses fonctions. On n’a accordé que très peu d’attention, voire aucune, à l’érosion des fondements substantiels de la démocratie: la liberté d’expression et de manifestation, l’égalité devant la loi et les garanties contre la discrimination institutionnalisée.

Ces tendances ne datent pas des deux dernières années, mais ce n’est pas un hasard si elles se sont accélérées à un rythme effrayant parallèlement au génocide perpétré par Israël à Gaza. La dévastation de la bande de Gaza et la législation fasciste qui progresse à la Knesset fonctionnent comme deux forces coordonnées qui oeuvrent à démanteler les dernières contraintes qui pèsent encore sur le pouvoir israélien.

Et au même titre où le mouvement de protestation israélien ne peut ignorer le génocide à Gaza et la question de la suprématie juive s’il espère résister efficacement à la réforme judiciaire, le mouvement mondial qui s’oppose au génocide ne peut ignorer la législation promue par la Knesset la plus extrême de l’histoire d’Israël. Il ne s’agit plus seulement d’une affaire interne à Israël, mais d’une attaque plus large contre l’existence même du peuple palestinien. (Article publié sur le site +972, le 2 décembre 2025; traduction rédaction A l’Encontre; une version de cet article a été publiée initialement en hébreu sur Local Call)

Orly Noy est rédactrice en chef de Local Call, militante politique et traductrice de poésie et de prose farsi. Elle est présidente du conseil d’administration de B’Tselem et militante du parti politique Balad.

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