2014: «Je me suis battu pour les Israel Defence Forces à Gaza. Cela m’a poussé à me battre pour la paix»

Soldats israéliens lors de l’«opération terrestre» dans la bande de Gaza, 8 novembre 2023.

Par Benzion Sanders

[Nous publions un témoignage-opinion de Benzion Sanders, vivant à Jérusalem-Ouest, ancien membre de Breaking the Silence: Soldiers Speak about the Occupation et animateur du collectif Extend, mouvement par la démocratie et les droits de l’homme en Israël-Palestine, collectif actif en Israël et aux Etats-Unis.

Ce témoignage est celui d’un soldat israélien engagé lors de l’opération «Bordure protectrice» en juillet-août 2014 à Gaza. Cette expérience particulière de soldat d’un Etat oppresseur, colonial, l’a ébranlé au point qu’il s’est engagé dans un mouvement contre l’occupation en Cisjordanie.

Ce témoignage peut-il laisser augurer de réactions similaires parmi ne serait-ce qu’une petite minorité des soldats engagés dans l’actuelle invasion de Gaza et les massacres de civils qui l’accompagnent?

Le doute n’est toutefois pas interdit face à cette interrogation. Car le fait colonial s’est imposé dans le champ politico-religieux, institutionnel et social. A tel point que le terme même de «colonisation» – sans parler de sa réalité si évidente – est nié au nom d’une formule: «Ces terres nous appartiennent, elles nous reviennent.» Si cette posture existait en 2014, elle a gagné une position dominante. – Réd. l’Encontre]

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«Lorsque mon unité d’infanterie israélienne est arrivée dans le premier village de Gaza, en juillet 2014, nous avons nettoyé les maisons en lançant des grenades par les fenêtres, en faisant sauter les portes et en procédant à des tirs tirant dans chaque pièce pour éviter les guets-apens et les pièges. On nous a dit que les civils palestiniens avaient décampé.

Je me suis rendu compte que ce n’était pas vrai alors que je me suis penché sur le cadavre d’une vieille femme palestinienne dont le visage avait été meurtri par des éclats d’obus. Elle gisait sur le sol de terre battue d’une masure, dans une mare de sang.

C’est ce que j’ai vécu la dernière fois que les troupes israéliennes ont pénétré à grande échelle dans la bande de Gaza, lorsque mon unité de forces spéciales, rattachée à la 993e brigade du Nahal [une des principales brigades d’infanterie de l’armée mise sur pied en 1982], a été l’une des premières à y entrer.

Tout comme l’invasion que l’armée israélienne a déclarée imminente [les incursions de blindés commencent le 27 octobre, Netanyahou déclare le 28 que «la deuxième phase de la guerre a commencé»], cette campagne a été déclenchée suite aux atrocités commises par les terroristes du Hamas. Le 12 juin de cette année-là, le Hamas a enlevé et assassiné trois adolescents israéliens; peu après, des Israéliens ont assassiné un adolescent palestinien. Cet horrible échange s’est transformé en un conflit de plus grande ampleur; au final, quelque 70 Israéliens et 2250 Palestiniens ont été tués en l’espace de sept semaines [au cours de ce qui a été appelé «Opération Bordure protectrice» du 8 juillet au 26 août 2014]. A l’époque, comme aujourd’hui, on a dit aux Israéliens que nous allions intervenir pour porter un coup définitif au Hamas.

Alors que les troupes israéliennes ont fait des incursions dans Gaza vendredi [27 octobre] et se sont préparées à un éventuel combat urbain rue par rue, compliqué par la présence de plus de 200 otages toujours détenus par le Hamas, je connais de très près la frayeur à laquelle elles peuvent s’attendre dans un paysage fait de quartiers post-apocalyptiques bombardés, où les combattants du Hamas pourraient être à l’affût. Il y a aussi la peur constante d’être attaqué par des tirs de mortiers et des missiles, et la possibilité qu’un tireur surgisse du réseau de tunnels souterrains construits par le mouvement.

Ces trois semaines fatidiques [en 2014] à l’intérieur de la bande de Gaza m’ont fait passer du statut d’étudiant de yeshiva profondément religieux et orthodoxe moderne et de colon de Cisjordanie à celui de militant du mouvement d’opposition à l’occupation israélienne des territoires palestiniens. Cela tout d’abord au sein de l’organisation d’anciens combattants Breaking the Silence et aujourd’hui au sein d’Extend [Mouvement pour la démocratie et les droits de l’homme en Israël-Palestine], un collectif qui met en relation des militants palestiniens et israéliens des droits de l’homme avec des juifs américains.

Nos pertes et les souffrances infligées aux Palestiniens de Gaza n’ont servi à rien car nos dirigeants ont refusé de travailler à la création d’une réalité politique qui ne rendrait pas inévitable une escalade de la violence. Bien que je croie en une légitime défense, le combat à Gaza m’a appris que si mon gouvernement ne change pas d’approche – en passant de l’écrasement de l’espoir palestinien à l’engagement pour l’accomplissement de l’indépendance –, non seulement cette guerre tuera un nombre incalculable d’Israéliens et de Palestiniens en plus des milliers qui sont déjà morts, mais elle ne mettra pas fin de manière déterminante à la terreur. Une invasion terrestre est vouée à l’échec.

Aujourd’hui encore, je me souviens que le sol vibrait sous l’effet des explosions incessantes lorsque nous sommes entrés dans Gaza à la tombée de la nuit, au début de l’invasion terrestre, le 17 juillet 2014. Alors que nous marchions vers le village d’Umm al-Nasr, nos chars Merkava labouraient les champs à proximité, et les bombardements aériens et d’artillerie créaient un roulement de tonnerre et des éclairs incessants – ce que nous appelions en plaisantant un spectacle «son et lumière».

Notre tâche principale au cours des deux semaines passées dans le nord de la bande de Gaza était de nettoyer et de sécuriser un périmètre dans les zones urbaines afin de permettre aux spécialistes du génie de guerre d’identifier et de démolir les tunnels menant en Israël. Nous ne voulions pas rester stationnaires et devenir des cibles faciles, c’est pourquoi nous prenions position dans une nouvelle maison chaque nuit. Chaque maison devait être nettoyée; dans l’une d’elles, j’ai trouvé un fusil Kalachnikov, une combinaison de combat et un engin explosif. A un moment donné, j’ai écouté avec effroi les rapports saisissants de notre radiotélégraphiste à propos des soldats de mon unité qui cherchaient des morceaux de corps après qu’un missile eut frappé une maison voisine dont ils s’étaient emparés, blessant et tuant certains de mes camarades.

La bataille était imprévisible, car nous faisions face à un ennemi qui utilisait le terrain compliqué à son avantage. Il semblait que les combattants du Hamas, comme la plupart des civils, avaient fui devant notre progression. Pourtant, au quatrième jour de l’invasion terrestre, alors que nous nous dirigions vers le quartier d’Al-Burrah à Beit Hanoun, une ville située au nord-est de Gaza, des combattants du Hamas sont soudainement sortis d’un tunnel derrière nous et ont tué quatre soldats se trouvant près de la clôture servant de frontière.

Alors que nous nous retirions de Beit Hanoun, nous avons entendu le rugissement des avions de chasse de l’armée de l’air au-dessus de nos têtes, suivi d’explosions assourdissantes et d’imposants panaches de débris et de fumée s’élevant d’Al-Burrah. J’ai appris plus tard qu’à ce moment-là, les frappes aériennes avaient tué huit membres de la famille Wahdan, principalement des femmes et des enfants, dont la maison avait été occupée par des soldats de mon unité pendant des jours, alors que la famille s’y trouvait.

A un moment donné, j’ai griffonné quelques pensées sur un morceau de papier. J’ai écrit que certains membres de mon équipe avaient compté le nombre de soldats tués et discuté de la question de savoir si cette opération valait la peine d’être menée. «Je pense que cela peut en valoir la peine, ai-je écrit, à condition que nous éliminions la menace de manière définitive.»

C’est le mensonge qui nous avait été raconté, et le mensonge qui est répété aujourd’hui: que nous pouvons éradiquer de manière définitive la menace du Hamas par une opération militaire. Au cours des années qui ont suivi, le Hamas n’a fait que se renforcer, malgré nos sacrifices et malgré les tueries et la destruction que nous avons infligées à Gaza.

Ces épisodes périodiques de tueries et de destructions, que les commentateurs et les politiciens israéliens appellent cyniquement «tondre le gazon», ont été le prix qu’Israël était prêt à payer pour éviter d’être poussé vers une solution à deux Etats. Nous avons choisi de «gérer» le conflit en combinant la force brute et les incitations économiques, au lieu de chercher à le résoudre en mettant fin à notre occupation continue du territoire palestinien.

Nombre de mes partenaires palestiniens en matière de droits de l’homme qui organisent des manifestations non violentes sont pris pour cible et harcelés par l’armée israélienne. Je pense que ces politiques ont pour but d’empêcher les mobilisations en faveur d’un Etat palestinien et de permettre le développement des colonies israéliennes dans la perspective d’une annexion progressive de la Cisjordanie.

Depuis des années, nous sommes nombreux, au sein de la gauche israélienne, à avertir que nous ne connaîtrons jamais la paix et la sécurité tant que nous n’aurons pas trouvé un accord politique qui garantisse aux Palestiniens d’accéder à la liberté et à l’indépendance. Les militant·e·s des droits de l’homme ne sont pas les seuls à adopter cette position. Y compris Ami Ayalon, l’ancien chef du service de sécurité israélien Shin Bet, affirme depuis des années que la «terreur palestinienne» ne peut être vaincue qu’en créant un espoir pour les Palestiniens.

Tragiquement, nombre de ceux qui ont avancé cet argument ont également été victimes de l’attaque odieuse du Hamas le 7 octobre. Parmi eux, un membre de mon unité qui a également servi avec moi dans Breaking the Silence, un groupe d’anciens combattants anti-occupation. Il était garde de sécurité dans un kibboutz attaqué par le Hamas et a combattu les terroristes pendant sept heures, jusqu’à ce qu’il n’ait plus de munitions et soit assassiné.

J’étais effondré en quittant ses funérailles la semaine dernière, sachant que nous avions perdu une âme aussi juste. Pour moi, c’est clair. Mon ami n’a pas seulement lutté contre le Hamas dans ses derniers instants pour protéger ses amis et sa famille. Il a également lutté contre le Hamas au cours des années où il était engagé contre la politique d’occupation [du gouvernement]. J’ai le cœur brisé, mais je suis plus résolu que jamais à perpétuer son héritage.» (Opinion publiée par The New York Times, le 28 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Benzion Sanders est le directeur à Jérusalem du programme d’Extend. Il est un ancien membre de Breaking the Silence.

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