«Nous enfermer dans une lecture monomaniaque du monde musulman?»

Olivier Roy
Olivier Roy

Entretien avec Olivier Roy

A travers ses multiples voyages, de l’Afghanistan au Yémen en passant par l’Iran, Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, est devenu l’un des spécialistes reconnus de l’islam. Si son dernier ouvrage, En quête de l’Orient perdu, entretiens avec Jean-Louis Schlegel, se lit comme un roman d’aventures, il n’en retrace pas moins l’histoire des idées de son époque. Jeune professeur de philosophie, il a travaillé à Dreux (Eure-et-Loir) dans les années soixante-dix, avant l’arrivée du FN, ou a séjourné en Afghanistan avant l’invasion soviétique. Partant de l’Etat islamique (EI) et de ses jihadistes, il dresse un état des lieux de nos cultures mondialisées et insiste sur les points communs entre Orient et Occident. Pour en finir avec le choc des civilisations. 

 

Dans votre dernier ouvrage, vous revenez sur le concept d’islam politique (1). Selon vous, l’Etat islamique est-il une tentative d’islam politique?

L’islam politique consiste à construire cette religion comme une idéologie politique. Par exemple, les Frères musulmans en Egypte, l’Iran ou le Hezbollah. Mais les jihadistes de l’Etat islamique (EI), même s’ils cherchent à constituer un Etat, n’appartiennent pas à cette catégorie. L’Etat islamique reste l’expression d’un immense fantasme, d’un monde imaginaire. Il produit un effet de terreur pour paralyser l’adversaire mais seul contre tous, il va indubitablement se faire battre. Pour moi, il s’agit d’un épiphénomène, la traduction locale et territoriale de ce que j’ai appelé l’islam mondialisé dans sa version radicale. Al-Qaeda était redoutable parce que complètement «déterritorialisée», donc imprévisible. Mais après le 11 Septembre et la mort de Ben Laden, Al-Qaeda a atteint ses limites. Les jihadistes cherchent à se «reterritorialiser». C’est ce qu’ils font actuellement en Irak et en Syrie. Cela implique l’enracinement des jeunes volontaires, notamment par le mariage. Mais après l’exode des jeunes femmes yézidies ou chrétiennes à la fin de cet été, ils demandent aux habitants de leur donner leurs filles, et là, ça va mal se passer. Tôt ou tard, ils se heurteront à la société tribale.

Comment expliquer l’émergence de ce mouvement dans la région?

L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 constitue l’acte de naissance de l’Etat islamique. Les Américains voulaient démocratiser l’Irak, mais, quand ils donnent le pouvoir aux chiites, ces derniers marginalisent les sunnites, qui ont vu dans Al-Baghdadi, calife autoproclamé, l’occasion d’une revanche. Mais les sunnites du Moyen-Orient et du reste du monde sont effarés par ce qui se passe aujourd’hui. Par contre, les jeunes de Bruxelles, de Paris ou d’ailleurs se disent que c’est le vrai jihad qui commence : c’est un peu leur «grand soir» à eux.

Qui sont ces jihadistes?

Ce sont des marginaux, mal intégrés dans la communauté musulmane, souvent convertis. Jusqu’à présent, c’étaient des individus isolés, maintenant, on trouve des familles. Ce phénomène est très significatif. La féminisation actuelle de l’islam est intéressante puisqu’elle va à l’encontre de ses propres fondements anthropologiques. C’est symptomatique de la crise que cette religion traverse. Le nombre de convertis est aussi un signe de cette crise : 20 à 25% des jihadistes sont des convertis. Regardez les vidéos : ils parlent tous un anglais ou un français parfait. Les convertis américains sont désormais les plus nombreux, suivis des Français.

Comment expliquez-vous ce phénomène d’enrôlement partout dans le monde?

Ce sont des jeunes qui cherchent leur guérilla, comme nous dans les années soixante. A l’époque, notre cause était la révolution, maintenant, c’est le jihad mondial. Dans son essai The Terrorist in Search of Humanity (2), l’historien Faisal Devji explique que, mis à part le fait que les terroristes tuent, il n’y a pas de différence fondamentale entre un «humanitaire» et un gars d’Al-Qaeda. Ce sont des militants d’un monde global, des nomades, souvent déracinés. Mais si on veut vraiment comprendre l’enrôlement des jihadistes, il faut regarder du côté de la fusillade, en 1999, du lycée de Columbine [fusillade aux Etats-Unis, dans l’Etat du Colorado, dans une école secondaire, le 2 avril 1999; Michael Moore  a fait un documentaire sur cette tuerie intitulé Bowling for Columbine], et des jeunes gens qui se perdent dans une même violence autodestructrice. En Orient comme en Occident, il existe une jeunesse fascinée par ce nihilisme suicidaire. L’islam donne une dimension globale, peut-être aussi mystique, un nom à une cause.

Aujourd’hui, le jihad est la seule cause sur le marché. Nous ne voulons pas voir les points communs, mais seulement les différences, et préférons nous enfermer dans une lecture monomaniaque du monde musulman. On se réfugie dans le choc des cultures sans voir l’aspect mondialisé du phénomène. Or, ces conflits sont le symptôme d’un même effondrement culturel.

Dans votre livre, vous parlez d’une «crise des cultures». De quoi s’agit-il?

Les cultures n’ont pas disparu, elles ont été sacrifiées sur le bûcher des identités. Dès que l’on se réclame d’une identité, on a perdu sa culture. Par exemple, les militants d’extrême droite qui veulent défendre une identité française en organisant des apéros «saucisson-vin rouge» nient les fondements de la culture française, sa littérature, son histoire. Se situer ainsi dans les symboles et les codes montre à quel point les cultures sont en crise.

Selon vous, ces crispations identitaires se traduisent notamment par un «laïcisme phobique»…

On ne veut pas voir le religieux. Si vous demandez aux gens : «Qu’est-ce que la laïcité ?», ils vont presque tous vous répondre que c’est l’interdiction de la religion dans l’espace public. Qu’elle doit absolument rester privée. La loi de 1905 n’exclut pas le religieux de l’espace public, mais l’organise. Par exemple, elle n’interdit pas les processions, mais en définit les conditions.

Plus qu’une phobie religieuse, ne nous trouvons-nous pas en présence d’une phobie de l’islam?

Il est vrai que le débat sur la laïcité s’est crispé sur l’islam. Certains, comme Marine Le Pen, sont très clairs: ni kippa ni voile. On revient donc aux racines chrétiennes de la France. D’autres vont tenir un discours laïciste général mais qui, en fait, cible principalement l’islam.

Toutes les religions doivent être formatées par la culture et les institutions dominantes, comme je l’explique dans la Sainte Ignorance (3). Le «formatage» du catholicisme a pris plus d’un siècle. Celui de l’islam est en cours et prendra du temps. C’est un processus, et non une politique. Par exemple, le discours des maires concernant le droit à des lieux de culte a évolué. Dans les années 1990, ils refusaient la construction de mosquées, prétextant que cela faisait monter le vote Front national. Aujourd’hui, 80% des municipalités concernées acceptent les mosquées. Mais interdire à des femmes voilées d’accompagner les sorties scolaires est une aberration, là on peut parler de phobie de l’islam.

Ne faudrait-il pas effectuer un travail de pédagogie ?

A force de trop «pédagogiser», on prend un peu les gens pour des imbéciles. C’est tout le problème des associations antiracistes qui ont un discours trop moralisant. Il faut plutôt tenir une position sociologique qui s’intéresse aux pratiques, à la façon dont les musulmans vivent leur religiosité. Nous sommes face à un nouveau phénomène qui évolue très vite. Les musulmans doivent adapter leur comportement religieux en l’espace d’une génération, dans un contexte où il n’y a plus d’évidence sociale du religieux. La majorité s’y plie en trouvant des accommodements.

Mais pourquoi cet islam modéré est-il invisible?

Parce qu’il ne veut pas être visible, c’est ça la modération. En tout cas, il ne se donne pas de représentant. Les musulmans ne sont pas communautaristes, c’est pourquoi ils ne s’expriment pas.

Le débat actuel sur l’islam est toujours un débat sur la banlieue. Mais la majorité des musulmans ne vivent pas en banlieue. Que dit-on sur eux ? Rien. Et eux ne parlent pas. Ils ne s’identifient pas du tout aux Frères musulmans égyptiens ou à l’Etat islamique, et ne se sentent ni redevables ni comptables de ce qui se passe en Irak. Comme si on reprochait à un protestant de ne pas avoir condamné les agissements d’un pasteur extrémiste de l’Alabama.

Malgré ce contexte de crispations identitaires, vous évoquez dans votre livre un «universel en devenir»…

En faisant mes «humanités», j’ai baigné dans la vision humaniste de l’éternelle nature humaine. L’universalisme se résume aujourd’hui à celui des droits de l’homme : on se contente de faire la leçon. Malgré une homogénéisation des pratiques et des codes dans un monde globalisé, nous sommes en pleine crise de la pensée universelle.

Et je répondrais ainsi à Alain Finkielkraut: il n’y a pas d’humanité sans universel. On a sacrifié la culture à l’identité, et de l’identité rien ne sort : ni culture ni universel.

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(1) L’échec de l’islam politique, Olivier Roy, Seuil, 1992.

(2) The Terrorist in Search of Humanity: Militant islam and Global Politics, Columbia University Press, 2008.

(3) Seuil, 2008.

Propos recueillis par Catherine Calvet et Anastasia Vécrin, publié dans Libération du 4 0ctobre 2014.

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