Monde arabe: pour un regard lucide sur Israël

1948: la «Nakba». (KEYSTONE/AP Photo)

Par Yassin al-Haj Saleh

Yassin al-Haj Saleh (né en 1961) est sans doute l’auteur politique progressiste et le dissident syrien le plus respecté de notre époque. Dans sa jeunesse, il a passé 16 ans, de 1980 à 1996, dans les prisons de la dictature syrienne d’Hafez al-Assad. À partir de 2011, il a accompagné, analysé et expliqué les sources du «printemps arabe» dans les médias arabes et occidentaux et est devenu une figure centrale de la résistance démocratique et de la défense des droits de l’homme en Syrie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la révolution syrienne, la prison, la torture et la violence génocidaire du régime, notamment The Impossible Revolution: Making Sense of the Syrian Tragedy (Hurst, Londres, 2017). Réfugié en Turquie en 2013, il est installé en Allemagne depuis 2017. Son épouse Samira al-Khalil, elle aussi militante de la révolution syrienne, a été enlevée par un groupe islamiste armé à Douma en décembre 2013 et n’est jamais réapparue. Dans cet article publié dans le magazine en ligne New Lines, le 4 octobre 2024, sous le titre «Seeing Israel Clearly Through Arab Eyes», il se propose de dissiper les impensés et les confusions qui empêchent les Arabes de porter un regard lucide sur Israël en distinguant analytiquement les trois dimensions de la réalité israélienne et en proposant de penser cette complexité historique pour mieux affronter le défi posé par le sionisme. (Marc Saint-Upéry)

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Le conflit avec Israël fait désormais partie de la conscience collective du monde arabe depuis plusieurs générations, mais la nature de l’État israélien et de ses fondements idéologiques ont rarement fait l’objet d’une réflexion sérieuse en dehors de certains cercles palestiniens. Dans certains pays voisins, comme la Syrie et le Liban, l’existence d’Israël a servi aux dirigeants locaux de prétexte pour justifier l’imposition de politiques injustes. Pour d’autres, plus éloignés, l’État juif est perçu de manière apolitique comme une entité maléfique et un objet de haine ou bien, à l’inverse, comme l’incarnation d’un destin inéluctable qui justifierait l’inaction, voire l’acquiescement.

La réalité est plus complexe. Depuis sa naissance, l’existence d’Israël a engendré un mélange de détresse psychologique, de difficultés politiques et de dilemmes intellectuels pour les peuples du monde arabe. Le défi israélien a fait beaucoup de victimes, et ses effets toxiques persisteront probablement pendant longtemps.

En dernière analyse, la question israélienne est une question arabe, et pour que le peuple arabe s’émancipe et surmonte son impuissance, les Arabes devront apprendre à rationaliser et clarifier leur perception de cette force redoutable qui, en tout état de cause, les considère comme un tout unifié. Pour comprendre Israël, il faut reconnaître qu’il s’agit d’un État qui présente aux mondes trois facettes principales: la dimension coloniale, la dimension juive et la dimension sacrificielle. Chacun de ces piliers sur lesquels repose l’État d’Israël mérite d’être analysé dans ses propres termes, ce afin d’amorcer le processus de connaissance de cette entité politique qui a remodelé le Moyen-Orient tout entier depuis des générations.

Une entité coloniale

Israël est avant tout une puissance coloniale. En tant qu’État, il est le prolongement de la vague colonialiste dont la plupart des pays arabes ont fait l’expérience au cours des XIXe et XXe siècles. Mais la forme de colonialisme qu’il incarne est tout à fait spécifique: il s’agit d’un  colonialisme de peuplement, soit d’un projet politique que, parmi les autres nations arabes, seule l’Algérie a connu. Dans la littérature palestinienne, on voit parfois le terme «remplaçant» accolé à celui de «colon», pour mettre en exergue l’idée qu’il s’agit d’un processus de déracinement de la population indigène visant à la remplacer par des étrangers.

Le colonialisme de peuplement a souvent un fort potentiel génocidaire, comme en témoignent l’exemple historique des États-Unis, du Canada et de l’Australie. Ce potentiel génocidaire peut également se manifester à travers l’éradication du peuple visé en tant qu’entité politique, ou «politicide», terme auquel a recours le sociologue israélo-canadien Baruch Kimmerling dans un livre du même nom. Dans le cas d’Israël-Palestine, Kimmerling attribue toutefois la responsabilité de cette forme d’oblitération aux seules actions de l’ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon, considéré comme un faucon, plutôt qu’au projet colonial sioniste dans son ensemble [1].

Le politicide peut également se manifester sous la forme d’une combinaison de colonialisme de peuplement et de ségrégation raciale ou d’apartheid, comme le décrit Amnesty International dans un rapport publié début février 2022, ou encore l’intellectuel palestinien Azmi Bishara dans un article intitulé «Colonialisme de peuplement ou apartheid: faut-il choisir?» [2]. Enfin, le politicide peut prendre la forme d’un génocide à grande échelle visant indistinctement civils et combattants non seulement par les armes, mais aussi en assiégeant la population, en l’affamant et en instaurant un contrôle strict ou un blocage de l’accès à l’aide humanitaire, comme l’a fait Israël avec les habitants de Gaza pendant la guerre en cours.

L’une des justifications idéologiques initiales du colonialisme de peuplement en Palestine était l’affirmation selon laquelle il s’agissait d’une «terre sans peuple pour un peuple sans terre». C’est ainsi que le sioniste britannique Israel Zangwill (1864-1926) le présentait à l’époque. Ce déni de l’existence du peuple palestinien est similaire à certains des discours utilisés pour justifier le nettoyage ethnique pendant les guerres yougoslaves des années 1990, et la négation de l’identité palestinienne a trouvé son illustration la plus exemplaire lors de la Nakba [3] en 1948, lorsque les trois quarts de la population palestinienne, soit environ 750 000 personnes, ont été expulsés en masse sous la menace de massacres et de diverses formes de violence.

Quant aux Palestiniens qui sont restés sur leurs terres, ils ont vécu sous régime militaire jusqu’en 1966. Pendant longtemps, ils ont été réduits à la condition de peuple vulnérable et opprimé, vivant dans ce que le philosophe italien Giorgio Agamben définit comme un «état d’exception», soit une situation dans laquelle les individus existent en dehors de la protection de la loi. La notion d’«homo sacer» développée par Agamben s’inspire d’un concept du droit romain désignant une personne qui ne peut faire l’objet d’un sacrifice rituel, mais qui peut être tuée en toute impunité, et s’appuie en outre sur l’expérience des détenus des camps de concentration nazis [4]. On peut également l’appliquer aux sujets de la domination coloniale qui, comme l’a montré Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme, sont gouvernés par des directives administratives plutôt que par des normes juridiques [5].

Arendt prenait comme exemple Lord Cromer, gouverneur britannique de l’Égypte pendant près de 30 ans, mais la situation des Palestiniens est bien pire que celle des Égyptiens sous Cromer. Ils sont traités comme des étrangers dans leur propre pays, des milliers d’entre eux – plus de 10 000 à ce jour – sont détenus dans des prisons israéliennes en vertu de décisions rendues par des tribunaux militaires, et Israël les soumet à une pression incessante pour qu’ils quittent le territoire. Cet état de violence légitimée n’a fait qu’empirer pendant la guerre actuelle à Gaza.

L’idée des origines coloniales de l’État israélien est renforcée par le fait qu’il a émergé à l’époque du mandat britannique sur la Palestine. Dans son ouvrage intitulé The Palestine Problem and the One-State/Two-States Solution [6], l’universitaire palestinien Raef Zreik explique que les principes constitutifs de ce mandat, établis pour la première fois lors de la conférence de San Remo en avril 1920 et officiellement adoptés par la Société des Nations en juillet 1922, intégraient la déclaration Balfour [7]. Le deuxième paragraphe du préambule du texte qui les résume fait explicitement référence à cette déclaration et à son adoption par les pays alliés. La forme «mandat» était l’expression spécifique du colonialisme européen dans certains pays du Levant, notamment en Syrie et au Liban, contrôlés par les Français. En ce sens, le mandat britannique a joué le rôle de «matrice» de l’entité israélienne, qu’il a nourrie pendant trois décennies. En 1938, le général britannique Orde Wingate déclarait: «Nous sommes ici pour créer l’armée sioniste [8]

Le projet colonial sioniste n’a pas vu le jour en Palestine ou au Moyen-Orient, mais en Europe, à la convergence de trois phénomènes européens: l’essor d’un nationalisme agressif, l’expansion de l’impérialisme européen et la propagation de l’antisémitisme, ou sentiment anti-juif, en tant que forme distincte de racisme. L’impérialisme, qui a permis à l’Europe de dominer une grande partie du monde, a créé les conditions nécessaires à la concrétisation du projet sioniste.

Dans son livre intitulé Comment la terre d’Israël fut inventée, l’historien israélien Shlomo Sand explique que Theodor Herzl, le père du sionisme, était un «colonialiste» qui estimait qu’en tant qu’elle était une projection du monde bourgeois civilisé, l’acquisition d’une patrie en dehors de l’Europe n’avait besoin d’aucune autre justification [9].

En deçà de toute discussion historique ou théorique, le peuple palestinien et les élites arabes ont vécu la création de l’État d’Israël comme une forme de violence coloniale imposée par les armes, violence qui persiste depuis le moment de son émergence jusqu’à nos jours. Cette perception subjective du colonialisme israélien est essentielle, car elle reflète la manière dont les personnes concernées appréhendent la présence continue d’Israël comme une attaque non provoquée contre leur existence même. En réponse à cette agression, diverses formes de résistance ont vu le jour. Dans les années 1960 et 1970, cette résistance reposait plus souvent sur des fondements progressistes qu’au cours des dernières décennies, mais elle a échoué en raison de la nature sui generis de l’ennemi auquel elle était confrontée – un ennemi bénéficiant d’un soutien militaire écrasant de la part de ses alliés occidentaux –, ainsi que du déclin depuis cette même époque des valeurs émancipatrices jadis au principe des politiques intérieures et de la diplomatie arabes.

On attribue au premier chef du gouvernement et père fondateur d’Israël David Ben Gourion la phrase suivante: «Ce qui ne peut être obtenu par la force peut être obtenu par plus de force encore.» Cette affirmation reflète une mentalité coloniale qui non seulement reconnaît le refus palestinien du projet israélien, mais anticipe aussi la vocation belliciste d’Israël et sa volonté durable d’imposer la soumission par la violence

Elle implique également quelque chose de plus important encore, à savoir l’idée d’une garantie continue de la supériorité de l’État juif en matière d’armement,  fondement du principe de l’application de «plus de force encore». Les paroles de Ben Gourion se sont révélées prophétiques à bien des égards. Depuis les années 1970, cette garantie de la supériorité militaire israélienne a pris la forme d’un engagement de Washington à maintenir la suprématie qualitative des armes israéliennes sur l’ensemble des pays arabes. Le fait que cet engagement n’ait plus été mis en avant dans le discours public étasunien ces dernières années ne signifie pas pour autant qu’il ait été abandonné. Bien au contraire, il a été sanctionné par le Congrès en 2008 sous la forme d’une loi a interdisant toute vente d’armes à un pays arabe qui serait susceptible de menacer «l’avantage militaire qualitatif» d’Israël. On peut en tirer la conclusion que ce n’est pas seulement Israël qui considère les Arabes comme un tout unifié, mais les États-Unis eux-mêmes.

Identité juive et racines bibliques

L’identité d’Israël ne se limite toutefois pas à son statut d’entité coloniale. Elle comporte deux autres aspects, qu’il serait grave d’ignorer. Le premier, et peut-être le plus évident, est son caractère juif. Israël se définit comme un État juif. Cette identité juive ne signifie pas nécessairement qu’il s’agit d’un État religieux, mais reflète l’existence d’un lien profond avec toute une histoire et une géographie bibliques sacrées centrées sur la Palestine, ou «Eretz Israël», et ayant Jérusalem en son cœur.

Le récit biblique reste une source fondamentale de légitimité pour de nombreux penseurs et critiques sionistes. Dans son livre Zionist Thought in the Labyrinth of Renewal and Regeneration, le chercheur palestinien Amal Jamal cite le journaliste et essayiste Uri Elitzur (1946-2014), qu’il décrit comme «l’un des représentants les plus éloquents de la pensée néo-sioniste», et qui affirme que «sans la Bible, nous [les Israéliens] ne sommes rien de plus qu’une colonie européenne au Moyen-Orient» [10].

Même si Israël avait à ses débuts un caractère laïc et vaguement socialiste, son histoire depuis la guerre de 1967 a été marquée par la montée des mouvements religieux et des partis de droite. Cette évolution s’est consolidée avec la victoire du Likoud aux élections de 1977, la première depuis la création de l’État. Israël est marqué par une contradiction politique inhérente entre sa dimension religieuse et ses fondements laïques, et cette contradiction se résout de plus en plus en faveur du côté religieux.

La composante juive joue un rôle important dans la définition de l’État d’Israël et constitue également l’un des piliers garantissant le soutien continu de l’Occident, un soutien qui va au-delà de sa nature coloniale ou de son rôle de «forteresse de l’Occident», comme le décrivait le chancelier allemand Konrad Adenauer. Il est révélateur qu’Adenauer ait tenu ces propos au lendemain de la guerre de 1956, lorsque Israël s’est joint au Royaume-Uni et à la France pour attaquer l’Égypte suite à la nationalisation du canal de Suez par Nasser. Mais le soutien à Israël ne disculpe en rien l’Occident de pratiquer une forme d’antisémitisme déguisé. Il est désormais plus facile de soutenir une entité politique juive dès lors qu’elle est établie au Moyen-Orient et non plus en Europe.

Dans son livre The Jew, the Arab: A History of the Enemy (Le Juif, l’Arabe: une histoire de l’ennemi), le chercheur franco-américain Gil Anidjar explique que les Européens ont toujours considéré les Juifs comme un ennemi théologique interne, tandis que les musulmans étaient considérés comme un ennemi politique externe [11]. Dans cette perspective, il devient utile que ces deux ennemis soient occupés à s’affronter mutuellement. Ce sentiment trouve un écho dans certains cercles de la droite antisémite en Europe et en Occident, qui, de nos jours, plutôt que de viser les Juifs, incitent à la haine contre les musulmans, les immigrés et les minorités. Le gouvernement du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou est aujourd’hui aligné avec ces groupes fascistes ou semi-fascistes dans une guerre religieuse et civilisationnelle contre les Arabes et les musulmans, reflétant la dérive réactionnaire du soutien occidental à Israël.

L’ombre de la Shoah

La troisième dimension fondamentale du caractère national israélien est liée à la Shoah, une catastrophe historique souvent perçue comme caractérisée par sa singularité absolue et qui s’est traduite par l’extermination de 6 millions de Juifs aux mains de l’Allemagne nazie. Après la chute du régime hitlérien en 1945 et l’occupation de l’Allemagne par l’Union soviétique, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, il ne restait plus personne pour défendre le nazisme. Tout au contraire, ses victimes, en particulier les Juifs, ont suscité une immense sympathie en raison de l’horreur de ce qu’elles avaient enduré et aussi parce que, contrairement aux Russes, aux Polonais, aux Ukrainiens, aux Biélorusses, aux Tchèques, aux Slovaques ou aux Français, elles ne disposaient pas d’un État ou d’une entité politique susceptible de les protéger.

Le sionisme, alors actif en Europe depuis plus d’un demi-siècle, a su capitaliser sur cette sympathie en présentant la Shoah comme la preuve de la nécessité d’un État juif, afin de garantir que de telles atrocités ne se reproduisent plus jamais. C’est l’essence même de l’expression «plus jamais», utilisée dans un sens excluant qui sous-entend qu’un tel événement ne doit plus jamais se reproduire au détriment des Juifs, oblitérant l’interprétation plus généreuse selon laquelle une telle tragédie ne devrait plus arriver à personne.

Cet aspect de l’identité israélienne l’enracine dans un sacrifice monumental, quelque chose de si profond qu’on pourrait en faire le fondement d’une religion – ce qui est d’une certaine manière le cas. La Shoah est bien devenue une sorte de religion, non seulement en Israël, qui a réussi à s’approprier politiquement et moralement de cet événement extraordinairement tragique, mais aussi dans l’ensemble de l’Occident. Cette dimension sacrale est encore renforcée par le fait que les victimes étaient membres d’un groupe religieux et que, du fait du sentiment de culpabilité et de repentance suscité par la Shoah, les Juifs furent dès lors considérés comme des co-fondateurs de la civilisation occidentale.

Dans cette nouvelle «religion», les Juifs exterminés ont en quelque sorte remplacé le Christ crucifié, occupant désormais la place symbolique du «Fils de Dieu». Comme l’écrivait Charlotte Delbo, survivante de la Shoah, «vous qui avez pleuré deux mille ans / un qui a agonisé trois jours et trois nuits / quelles larmes aurez-vous / pour ceux qui ont agonisé / beaucoup plus de trois cents nuits et beaucoup plus de trois cents journées / combien / pleurerez-vous / ceux-là qui ont agonisé tant d’agonies / et ils étaient innombrables» [12].

Dans ce poème, Delbo fait bien sûr référence aux horribles souffrances infligées aux Juifs par les nazis. Il s’agit d’une immense tragédie qui mérite d’être mieux reconnue et méditée dans le monde arabe, surtout dans le contexte de la description et de l’analyse des souffrances vécues dans notre propre région, y compris en Palestine.

Penser le problème dans sa complexité

Les échecs répétés des confrontations arabes avec Israël, et le succès durable du projet sioniste, nous obligent à remettre en question notre compréhension de ce projet, qui a dévasté l’existence de générations entières, affectant plusieurs dizaines de millions d’Arabes, soit bien plus que la population juive mondiale, estimée à environ 15 à 16 millions de personnes.

Le dramaturge syrien Saadallah Wannous, aujourd’hui décédé, déclarait dans un documentaire réalisé par le regretté Omar Amiralay qu’Israël lui avait «volé sa vie», un sentiment né de l’humiliation et de la perte de dignité qui ont empoisonné son existence entre 1941 et 1997 [13]. Après la visite du président égyptien Anouar el-Sadate à Jérusalem en 1977, Wannous avait tenté de mettre fin à sa vie. Bien qu’il ait finalement survécu, il a alors choisi une forme de suicide symbolique en restant silencieux pendant des années. De tels exemples sont plus fréquents qu’on ne pourrait le croire dans le monde arabe, même s’ils ne prennent pas toujours des formes aussi dramatiques. Yassin al-Hafez, un intellectuel syrien décédé en 1978 à l’âge de 48 ans, a lui-même expliqué qu’il avait envisagé le suicide après la défaite de 1967, mais qu’il en avait été dissuadé par «un reste de confiance métaphysique dans les capacités du peuple arabe». Le poète libanais Khalil Hawi (1919-1982) s’est suicidé lors de l’occupation de Beyrouth par Israël pendant l’été 1982. Tous ces exemples, qui ne représentent que la partie émergée de l’iceberg, montrent bien que nous avons des raisons non seulement politiques, militaires, juridiques et morales, mais aussi psychologiques, de considérer l’existence d’Israël comme une question cruciale qui exige une réponse.

La création de l’État israélien a engendré un problème chronique pour les peuples du monde arabe. Il s’agit d’une question qui pousse des intellectuels au suicide, qui répand un sentiment d’humiliation chez des millions de personnes, qui empoisonne l’existence d’une multitude d’êtres humains et qui se traduit périodiquement par des explosions d’hostilité et de haine; au cours des deux dernières générations, elle a alimenté des conflits nihilistes entre les Arabes eux-mêmes.

Pour affronter avec succès cette question à l’avenir, il est nécessaire de mener une réflexion approfondie, d’exercer notre jugement politique et d’offrir une vision. Tout à la foi défi spirituel, épreuve de la volonté et dilemme intellectuel, elle exige de notre part un effort sérieux de compréhension pour dépasser l’impuissance. Nous ne deviendrons des acteurs historiques efficaces que si nous transformons nos sentiments confus en un programme susceptible d’être mis en œuvre concrètement.

Une des manifestations les plus patentes de l’incapacité à établir une ligne de conduite efficace est sans doute l’idéologie dite de la «mumanaa», qui signifie en gros «empêcher l’ennemi de parvenir à une domination totale». Au Moyen-Orient, cette prétention d’intransigeance a en fait toujours été associée à la dictature, à la corruption et au sectarisme. À l’inverse, et avec des effets tout aussi autodestructeurs, on a l’«anti-mumanaa», une position qui accepte les exigences radicales d’Israël sous couvert de modération.

Alors que la mumanaa se traduit par la perpétuation de la lutte pour le contrôle politique, l’anti-mumanaa est incarnée par de groupes qui collaborent avec Israël ou acceptent sans réserve son comportement agressif, suprémaciste et raciste. Mais comme le dit un proverbe levantin, «peu importe ce que nous leur cédons, ils ne sont jamais satisfaits». Les résultats des accords d’Oslo au cours des trente dernières années en sont la preuve flagrante.

Il est déconcertant de constater que certains pays acceptent un déséquilibre de pouvoir aussi flagrant en faveur d’un État de la région, d’autant que cet État s’est fondé sur le nettoyage ethnique et refuse d’accorder la moindre portion de justice à ses victimes ou de traiter ses voisins sur un pied d’égalité. Avant la Seconde Guerre mondiale, les nations européennes ont souvent été en guerre pendant un siècle et demi sous prétexte de corriger des déséquilibres de pouvoir. Pourquoi les Arabes devraient-ils penser et agir autrement?

Ceux qui prônent la normalisation avec Israël font preuve de myopie politique s’ils estiment possible d’intégrer l’État juif dans des relations «normales» avec le reste de la région. Israël n’est pas un État «normal» et ne se considère pas comme une entité politique comme les autres – susceptible d’être critiquée, d’être boycottée, de se heurter à des résistances et des condamnations, de conclure des traités et des accords de paix ou de gagner la confiance de ses voisins. Car Israël n’accepte pas ses voisins arabes comme des égaux.

Prendre en compte les trois dimensions de l’État israélien peut nous aider à proposer de nouvelles manières de répondre au défi qu’il pose au monde arabe. En ce qui concerne sa dimension juive, il est important de reconnaître que la présence juive en Palestine et dans le monde arabe ne posait pas problème avant l’essor du sionisme.

La présence des Juifs dans le monde arabe doit être reconnue et saluée. Cela inclut non seulement les Juifs arabes – ceux qui vivaient dans les pays arabes et parlaient notre langue –, mais aussi les Juifs originaires d’autres régions du monde. Le Moyen-Orient, berceau des religions abrahamiques, s’est arabisé à partir de l’expansion de l’islam, mais n’a jamais cessé d’accueillir une certaine diversité religieuse. Cette diversité a décliné au cours des deux derniers siècles sous l’influence de l’Occident moderne et, plus encore, sous l’effet de l’émergence du sionisme et de la création d’Israël.

En outre, au lieu d’embrasser la diversité, les infrastructures intellectuelles et politiques du monde arabe moderne, qu’elles soient nationalistes ou islamiques, ont souvent rejeté les éléments faussement perçus comme étrangers à leurs sociétés. L’ouverture à la présence juive ne menace pas plus le caractère arabe de la région que la présence de musulmans en Europe ne menace l’existence de ces pays, malgré ce que prétendent les fascistes et la droite en Occident.

En ce qui concerne la Shoah et son aspect sacrificiel, on aurait pu soutenir un droit à l’existence de l’État d’Israël dans un pays européen comme l’Allemagne, voire la Pologne ou la République tchèque. Mais c’est sur les épaules des Palestiniens et des Arabes qu’on a injustement jeté tout le poids de l’immense sacrifice de la Shoah, et à qui on exige de le respecter.

Pour ce qui est de la dimension coloniale d’Israël, qui a entraîné le déplacement des trois quarts de la population palestinienne à travers diverses formes de massacre et d’intimidation – une situation qui persiste et s’aggrave depuis plus de 76 ans –, l’État israélien tel qu’il est actuellement constitué n’a aucun droit légitime d’exister, au sens où aucune forme de colonialisme ou d’apartheid n’a le droit d’exister.

Nous devons cependant reconnaître qu’Israël, tel qu’il existe, est une combinaison de ces trois dimensions. Son identité juive lui confère une profondeur historique mythique et s’appuie sur l’idée d’une «mission éternelle» liée à la terre. Sa dimension sacrificielle lui confère une aura de justice et de légitimité, quels que soient les actes qu’il commet. Et sa dimension coloniale lui confère un potentiel génocidaire, capable de prendre pour cible tous les Arabes et pas seulement les Palestiniens.

Cet Israël-là, selon Shlomo Sand, comprend à la fois «une société, une culture et un peuple» qui n’existent que depuis trois générations. Mais nombre de ses habitants juifs ne connaissent pas d’autre patrie.

Existe-t-il un moyen de conceptualiser la question israélienne qui soit susceptible de nous conduire un jour à une solution globale de cet immense problème? L’intellectuel palestinien Edward Said a toujours rejeté l’idée de déplacer telle ou telle population de ce qui constitue aujourd’hui – et constituait déjà à son époque – la terre d’Israël et de Palestine; mais il prônait avec fermeté l’élimination de la dimension coloniale et raciste d’Israël.

Comprendre la question israélienne dans cette perspective ouvre la voie à des solutions complexes capables de prendre en compte ces trois dimensions à la fois. On peut par exemple insister sur le respect du droit international en ce qui concerne le retrait d’Israël des territoires occupés en 1967 et sur le retour des réfugiés palestiniens, ou bien sur une indemnisation équitable s’inspirant des réparations versées par l’Allemagne à Israël. Cette approche pourrait constituer la pierre angulaire d’une solution à la dimension coloniale.

Les chances de succès sont susceptibles d’augmenter si l’on déploie parallèlement des efforts pour traiter les deux autres dimensions: favoriser l’ouverture à la présence juive en Palestine et dans le monde arabe, notamment en restituant les biens des Juifs arabes désirant retourner dans leurs foyers, ce en échange d’une compensation similaire pour les Palestiniens. Il convient en outre de mettre davantage l’accent sur la Shoah en tant que modèle de génocide et expression emblématique de la capacité humaine à commettre le mal. On pourrait par exemple stimuler la traduction en arabe d’ouvrages clés sur la Shoah, ainsi que l’organisation de conférences et de séminaires sur cet événement et sur d’autres génocides dans le monde, dans le but de favoriser une meilleure compréhension. Une telle approche ne serait pas une concession à Israël, au sionisme ou même au peuple juif, mais plutôt une occasion pour les Arabes de participer à la défense des opprimés dans le monde entier.

Victimes d’une des plus grandes injustices de l’époque moderne, commise à leurs dépens sans qu’ils y soient pour rien, les Arabes ont vécu une profonde crise émotionnelle en voyant les opprimés d’hier devenir les oppresseurs d’aujourd’hui, bardés d’arrogance et de justifications fallacieuses, soutenus par les nations les plus puissantes du monde. En abordant de front la question israélienne, on ferait un premier un pas vers la résolution de cette crise existentielle et la réparation des blessures profondes engendrées par plus d’un siècle de confrontation fatidique entre le sionisme et le monde arabe.

La question israélienne comme question arabe

En ce sens, la question israélienne est devenue une question arabe, un enjeu et un défi pour les Arabes. Il est peu probable qu’ils parviennent à une véritable liberté s’ils ne font pas de progrès dans ce domaine.

Dire que la question israélienne est une question arabe signifie que ces possibles progrès sont liés à la solution d’autres problèmes que les Arabes ont créés pour eux-mêmes et pour le reste du monde. Cela mérite un débat à part, mais il nous suffira de dire que les Arabes sont aujourd’hui parmi les peuples les moins libres du monde en raison de leur lutte contre une triple tyrannie. Le premier aspect de cette tyrannie est le fait que tous les régimes arabes, sans exception, pratiquent le politicide. Le deuxième aspect est la présence coloniale, occidentale et non occidentale, dont Israël est l’expression la plus manifeste, mais en aucun cas la seule. Enfin, il faut signaler l’essor d’un fondamentalisme religieux nihiliste à tendance fascisante.

Cette exigence de comprendre la question israélienne est un appel à la raison, à l’action politique et à la générosité. C’est aussi une exhortation à faire revivre les traditions pluralistes et œcuméniques qui prospéraient jadis dans le monde arabe et islamique avant la période coloniale et l’émergence des États-nations modernes.

On a injustement imposé aux Palestiniens et aux Arabes la tâche de résoudre la question juive, qui est un problème européen. Les Arabes n’ont joué aucun rôle dans la Shoah, sauf dans l’esprit d’individus comme Netanyahou. Son affirmation selon laquelle Hitler aurait été inspiré par le mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, a suscité les protestations de nombreuses personnalités juives et allemandes, avant même celles des Arabes.

Les Arabes n’ont joué aucun rôle non plus dans le développement historique de la diaspora juive. Ils ont pris la Palestine aux Byzantins, et non à une entité juive. Pendant les six siècles qui ont précédé la conquête arabe, les Juifs n’ont eu aucune présence politique constituée dans la région, et à aucun moment les Arabes n’ont chassé les Juifs de Palestine ou des terres voisines. Quant au colonialisme européen, les Palestiniens et les Arabes en sont les victimes au même titre que les Africains, les Indiens et d’autres peuples, tandis qu’Israël a bénéficié de ce même colonialisme avant et après sa création. La responsabilité de cette injustice historique revient à l’alliance occidentale-sioniste. L’Allemagne a versé des réparations à Israël pour les crimes nazis commis contre les Juifs, mais ni l’Allemagne ni aucune autre entité occidentale ou internationale n’ont versé de compensation aux Palestiniens pour le vol de leur patrie ou l’injustice coloniale qu’ils ont subie.

Pourtant, si nous réfléchissons à la question, nous arriverons probablement à la conclusion que ce qui nous empêche de développer une compréhension nuancée de la question israélienne, ce n’est pas du côté israélien qu’il faut le chercher, mais du côté arabe. Quelle est la subjectivité arabe qui tente de formuler une vision et une politique à l’égard d’Israël? Cette subjectivité est-elle capable de se remettre en question et de réfléchir en termes historiques? À l’heure actuelle, aucune entité arabe n’en semble capable. Cette incapacité maintient la perception de la question israélienne dans un cadre arbitraire, infra-politique et infra-historique.

Une affaire de longue haleine

Dans quel délai sera-t-il possible de résoudre la question israélienne? Car si l’on parle d’une «question», cela implique de discuter d’une solution, et la recherche d’une solution implique une certaine maîtrise de la réalité représentée par cette question – une maîtrise qui requiert que l’on passe d’un statut de sujet passif à celui de sujet actif.

De par sa nature, il s’agit d’une question à long terme. On ne parle pas ici de quelques années, mais de décennies et de générations entières. Le concept de «question juive» circulait déjà lorsque Marx rédigeait un texte portant ce titre en 1843. Au cours du siècle qui s’est écoulé entre la publication de ce texte et la création d’Israël, on a assisté à l’essor d’un antisémitisme qui s’enracinait dans le nationalisme plutôt que dans ses fondements chrétiens traditionnels. Après quoi sont advenues l’émergence du nazisme et la Shoah, tentative nazie d’apporter une «solution finale» à la question juive. À bien des égards, Israël est la solution finale de cette solution finale: un accord conclu après la Seconde Guerre mondiale et le génocide entre les élites ashkénazes influentes en Occident, le «Yishouv» (les immigrants juifs en Palestine) et les puissances coloniales occidentales.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on a vu aussi émerger une «question d’Orient» lorsque l’Empire ottoman a commencé à être qualifié d’«homme malade de l’Europe», selon l’expression du tsar Nicolas Ier de Russie. Dès le départ, cette soi-disant question d’Orient a été en fait une préoccupation occidentale, comme l’observera plus tard Arnold Toynbee. Elle a été «résolue» à la fin de la Première Guerre mondiale par l’effondrement et le démembrement de l’Empire ottoman. Mais du point de vue des populations les plus directement concernées, en particulier les Arabes, la «question» a été modifiée, mais pas résolue. Tant sur le plan intellectuel que sur le plan politique, elle n’a d’ailleurs jamais été correctement comprise ni traitée par les parties concernées. La question d’Orient est donc devenue une question arabe rendue encore plus problématique par la question israélienne. La fragmentation que nous observons aujourd’hui au sein du monde arabe est le résultat de l’incapacité à résoudre ces deux questions. Elle exprime aussi l’effondrement ou la désintégration d’une subjectivité capable de les résoudre, voire tout simplement de les comprendre pleinement. Essayer de conceptualiser la question israélienne revient en fait à s’efforcer de résister à cette désintégration.

Certes, discuter d’un horizon temporel s’étendant sur plusieurs décennies ou plusieurs générations sera perçu par d’aucuns comme profondément insatisfaisant. Il y aura toujours des critiques pour s’empresser d’accuser les partisans d’une telle approche de prôner la capitulation, la normalisation ou pire encore. Mais c’est justement la crainte de telles accusations qui a contribué à notre situation actuelle et à sa dynamique autodestructrice et catastrophique. Face aux porte-parole de la mumanaa et à ceux de l’anti-mumanaa, face à ceux qui sont prêts à se battre pour qu’on leur accorde quelques miettes, des voix doivent s’élever parmi nous pour exprimer leurs convictions sans crainte ni autocensure. Problématiser Israël comme un triple défi s’enracinant dans une longue histoire constituera un premier pas dans cette direction. (Traduction par Marc Saint-Upéry)

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[1] Baruch Kimmerling, Politicide: Sharon’s War Against the Palestinians, Verso, Londres, 2003.

[2] Azmi Bishara, «Settler Colonialism or Apartheid: Do We Have to Choose?», Omran, vol. 10, n° 38, automne 1981, https://omran.dohainstitute.org/en/038/pages/art02.aspx.

[3] Littéralement, la «catastrophe», en arabe.

[4] Giorgio Agamben, Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997.

[5] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme: Tome 2, L’Impérialisme, Seuil, Paris, 2006.

[6] Raef Zreik, The Palestine Problem and the One-State/Two-States Solution, Institute for Palestine Studies, Beyrouth, 2014.

[7] La Déclaration Balfour est une lettre ouverte datée du 2 novembre 1917 et signée par Arthur Balfour, secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères dans le gouvernement de David Lloyd George. Elle était adressée à Lionel Walter Rothschild (1868-1937), personnalité de la communauté juive britannique et financier du mouvement sioniste, afin d’être communiquée à l’Organisation sioniste mondiale, fondée par le père du sionisme Theodor Herzl. Le Royaume-Uni s’y déclarait en faveur de l’établissement en Palestine d’«un foyer national pour le peuple juif».

[8] Cité in Ari Shavit, My Promised Land: The Triumph and Tragedy of Israel, Random House, New York, 2013. Orde Charles Wingate (1903-1944) était un officier supérieur britannique affecté en Palestine en 1936. Sympathisant affiché du sionisme, il promeut en 1938 la création de commandos juifs conduits par des officiers britanniques expérimentés, les Special Night Squads (escadrons de nuit spéciaux) pour combattre les insurgés arabes et mener des opérations punitives contre les villages ayant aidé ou hébergé des saboteurs palestiniens. Considéré comme un héros par les sionistes, Wingate était particulièrement apprécié par Moshe Dayan, qu’il avait entraîné et qui déclarait avoir tout appris de lui.

[9] Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée, Flammarion, Paris, 2012.

[10] Amal Jamal, Zionist Thought in the Labyrinth of Renewal and Regeneration: The Dialectic of Internal Contradictions and their Practical Ramifications, Institute for Palestine Studies, Beyrouth, 2016.

[11] Gil Anidjar, The Jew, the Arab: A History of the Enemy, Stanford University Press, Redwood City (CA), 2003.

[12] Charlotte Delbo, Auschwitz et après, 4 tomes, Minuit, Paris, 2018-2025.

[13] Omar Amiralay, There Are So Many Things Still to Say, ARTE France/Grains de Sable, 1997.

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