Israël. Pourquoi B’Tselem qualifie Israël d’un régime d’apartheid

Par Orly Noy

Le quotidien Le Monde, en date du 12 janvier 2021, soulignait l’importance du dernier rapport de B’Tselem: «Israël maintient un régime d’apartheid entre le Jourdain et la Méditerranée: c’est le constat, radioactif, que fait pour la première fois une organisation de défense des droits de l’homme juive israélienne de premier plan, B’Tselem. Dans un rapport, publié le mardi 12 janvier, l’ONG s’affranchit de la division communément admise entre les systèmes politiques en place en Israël et dans les territoires palestiniens. Démocratie d’un côté, occupation militaire temporaire de l’autre. B’Tselem estime qu’une telle distinction s’est vidée de son sens au fil du temps, depuis la conquête des territoires par Israël, lors de la guerre de 1967. «[Cette distinction] obscurcit le fait que l’ensemble de la zone située entre la mer Méditerranée et le Jourdain est organisé selon un unique principe: faire avancer et cimenter la suprématie d’un groupe les juifs sur un autre les Palestiniens», juge l’organisation.»

Nous publions ci-dessous la traduction d’un article d’Orly Noy, membre du conseil exécutif de B’Tselem, qui éclaire les raisons et le sens d’une analyse qui implique «un changement de paradigme». (Rédaction)

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Il existe un danger constant pour les individus et les groupes qui luttent pour le changement social ou politique. Nous avons tendance à nous concentrer si intensément sur notre objectif que nous ne réalisons plus que les circonstances dans lesquelles nous agissons ont fondamentalement changé. Non seulement nous sommes sur un «terrain de jeu» différent, mais nous jouons à un tout autre jeu. Lorsque les forces auxquelles nous sommes confrontés utilisent leur énorme pouvoir pour déformer et dissimuler cette réalité, notre mission consistant à la reconnaître – de l’appeler par son nom – devient encore plus nécessaire.

C’est précisément ce que fait aujourd’hui B’Tselem – l’une des plus anciennes organisations de défense des droits de l’homme en Israël, B’Tselem se présentait comme un centre israélien d’information pour les droits de l’homme dans les territoires occupés – qui expose sa position selon laquelle, entre le fleuve et la mer, il n’existe qu’un seul régime d’apartheid israélien qui s’efforce d’enraciner, d’approfondir et de rendre irréversible la suprématie juive dans tous les coins du pays.

Le mot «apartheid» a des connotations très graves, et la mémoire historique qu’il évoque est effrayante. En tant que membre du conseil d’administration de B’Tselem, je peux dire que nous avons eu de nombreuses discussions difficiles qui ont abouti à la décision de publier cette déclaration. Établir que l’État d’Israël maintient un régime d’apartheid des deux côtés de la ligne verte n’a été facile pour aucun d’entre nous – non seulement en tant que membres d’un groupe de défense des droits de l’homme, mais avant tout en tant que citoyens israéliens.

Il est important de rappeler, cependant, que «apartheid» n’est pas simplement un terme péjoratif que les gens de gauche lancent à chaque fois qu’ils sont en colère contre la réalité actuelle. Il s’agit plutôt de la description d’un régime aux caractéristiques claires: un régime dont le principe d’organisation est de promouvoir et de perpétuer la supériorité d’un groupe sur un autre. À l’heure où nous entrons dans l’année 2021, c’est précisément la réalité à laquelle nous sommes confrontés en Israël-Palestine.

Depuis l’occupation de 1967, l’existence de la «ligne verte» – qui distingue notoirement entre l’Israël souverain et démocratique et les «territoires occupés» – est devenue, en grande partie, la différence entre le discours politique de gauche et de droite en Israël. Dans le même temps, pendant la majeure partie de son existence, Israël a fait tout ce qui était en son pouvoir pour effacer la Ligne verte, non seulement en établissant des colonies – qui sont toutes illégales au regard du droit international – mais aussi en promouvant des politiques pratiquement identiques des deux côtés de cette ligne, dans le but ultime de maintenir la suprématie juive absolue et exclusive.

Les mécanismes et les tactiques pour ce faire sont similaires. L’un d’eux est l’ingénierie démographique du territoire en le divisant en subdivisions, en appliquant des statuts personnels différents pour les Palestiniens vivant dans chaque zone, et en adoptant des politiques discriminatoires de vol de terres. Un autre réside dans un ensemble de politiques concernant l’immigration et la liberté de mouvement, qui favorisent de manière flagrante la démographie juive. Un autre encore est la restriction de la participation politique sur la base de l’affiliation nationale, afin de préserver la suprématie juive. Et bien d’autres mécanismes encore.

Pas seulement des bancs séparés

Lors de sa création en 1989, le mandat de B’Tselem était limité à la Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à la bande de Gaza. Conformément au paradigme largement accepté qui considère «Israël» comme une entité et les «territoires occupés» comme une autre, l’organisation ne s’est pas occupée de la situation des droits de l’homme à l’intérieur des frontières acceptées de l’État d’Israël. Elle a évité ainsi d’avoir une vision globale de toute la zone située entre le Jourdain et la mer Méditerranée.

Le mandat de B’Tselem ne change pas. Mais après 32 ans, il n’est plus possible de considérer ce qui se passe dans les territoires occupés comme étant isolé de ce qui se passe dans l’ensemble du territoire sous contrôle israélien. Les concepts que nous utilisons couramment pour décrire la réalité, tels que «l’occupation sans fin» ou «la réalité d’un seul État», ne sont plus appropriés. Entre autres choses, nommer la réalité actuelle aidera l’organisation à mener à bien son travail de manière plus efficace et plus précise.

Par exemple, quiconque veut comprendre la politique israélienne dans les territoires occupés de manière séparée de la loi sur l’État-nation juif [La loi Israël–État-nation du peuple juif, adoptée le 19 juillet 2018 par la Knesset] se ment à lui-même. Se ment à lui-même quiconque essaie de comprendre la destruction massive des communautés palestiniennes en Cisjordanie ainsi que la construction intensive de colonies juives sans tenir compte de la destruction d’Umm al-Hiran [village bédouin] dans le Néguev [Naqab] et de son remplacement par la ville juive d’Hiran.

Quiconque veut comprendre la facilité avec laquelle les forces armées israéliennes tirent sur des Palestiniens en Cisjordanie, sans aucune conséquence, ne peut ignorer le meurtre de 13 civils palestiniens par la police israélienne en octobre 2000, pour lequel personne n’a été condamné [1]. Il est impossible de comprendre les menaces de démolition contre Khan al-Ahmar en Cisjordanie [dépendant du gouvernorat de Jérusalem] sans voir comment ces mêmes menaces ont été mises à exécution dans le village d’al-Araqib dans le Néguev/Naqab [en 8 ans les opérations de destruction de ce village se sont montées à 136].

Il est vrai que l’apartheid israélien manque de certains des éléments les plus «visuels» du genre de ceux pratiqués en Afrique du Sud. Mais l’apartheid ne consiste pas simplement en des bancs séparés pour des personnes de couleur de peau différente. Il s’agit plutôt de la division des êtres humains vivant sous le même régime en hiérarchies rigides, et de la distribution des ressources publiques et de l’octroi – ou du refus – de droits selon ces hiérarchies. Israël n’a peut-être pas de bancs réservés aux Juifs, mais il a des routes réservées aux Juifs dans des endroits comme Hébron [voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date du 3 janvier 2021].

Cette logique organisationnelle a créé une réalité dans laquelle les Juifs israéliens jouissent d’un espace continu et d’une liberté de mouvement des deux côtés de la ligne verte – à l’exception de la prison en plein air créée pour les Palestiniens à Gaza. La même logique piège les Palestiniens dans les sous-catégories des zones A, B et C en Cisjordanie, à Jérusalem-Est, à Gaza et dans ce qu’on appelle «Israël proprement dit». Chacune de ces désignations s’accompagne d’un ensemble de restrictions uniques imposées par Israël. Ainsi, contrairement à un Juif israélien, un Palestinien résidant en Cisjordanie ne peut pas traverser la Ligne verte sans un permis spécial, et même leur liberté de mouvement à l’intérieur de la Cisjordanie est limitée.

Changement de paradigme

Le fait que le régime d’apartheid israélien contrôle toute la zone entre le fleuve et la mer ne signifie pas que l’occupation n’existe plus. Au contraire, elle est très tangible pour ses victimes palestiniennes. Elle constitue une catégorie juridique distincte au sein du régime d’ensemble d’Israël. Non seulement l’occupation ne diffère pas de ce régime, mais elle en est l’une des manifestations les plus évidentes.

La position de B’Tselem ne cherche pas à effacer les différences existantes entre les réalités de la vie en Cisjordanie, à Gaza, à Jérusalem-Est et dans les villes palestiniennes à l’intérieur d’Israël. Elle cherche plutôt à les placer dans le contexte plus large qu’Israël tente constamment de cacher: dans tous ces lieux, Israël est le souverain de fait, et dans chacun d’eux, sous diverses formes, il impose un régime de suprématie juive.

B’Tselem est arrivée à cette conclusion avec le cœur gros et le plus grand sérieux. Après 32 ans, il n’est pas facile de procéder à un changement de paradigme. Nous vivons et travaillons au sein de la société israélienne. Nous en faisons partie intégrante. Nous sommes bien conscients du recul et de la répulsion que ce mot évoque dans le discours public. Mais ignorer la réalité qu’Israël a délibérément créée pendant des décennies irait à l’encontre du mandat même que l’organisation s’est donné il y a plus de trois décennies.

Tout changement, quel qu’il soit, commence par une bonne lecture de la réalité que l’on cherche à modifier; par regarder cette réalité avec les yeux ouverts, et par l’appeler par son nom. La réalité qui prévaut aujourd’hui entre le fleuve et la mer a un nom: l’apartheid. La nier ne la fera pas disparaître. Au contraire, cela ne fera que l’accentuer. Reconnaître cette réalité est une étape nécessaire pour la corriger.

C’est pourquoi B’Tselem invite l’opinion publique israélienne et la communauté internationale à regarder notre réalité avec courage, à en intégrer tout le sens et à œuvrer à la création d’un avenir différent fondé sur des droits de l’homme pleins et égaux pour tous les habitants du pays. (Article publié sur le site israélien +972 en date 12 janvier 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Orly Noy est rédactrice en chef de Local Call dont les articles en hébreu sont souvent publiés par le site +972. Elle est membre du conseil exécutif de B’Tselem et militante du parti politique Balad qui intègre la Liste unifiée, coalition formée par le Hadash et la Liste arabe unie, Ta’al et le Balad. Orly Noy est aussi traductrice de poésie et de prose en farsi. (Réd.)

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[1] «En une seule semaine d’octobre 2000, la police israélienne a abattu 13 Palestiniens – dont 12 citoyens arabes-israéliens – qui sont descendus dans la rue pour manifester leur solidarité avec les manifestants en Cisjordanie et à Gaza. La violence a profondément touché la communauté palestinienne en Israël. Cependant, l’absence totale de responsabilité a été tout aussi dévastatrice.» (+972, 4 octobre 2015)

 

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