La charia dans la nouvelle Constitution de l’Egypte

_64783643_hands_apPar Hicham Mourad

Après avoir participé, le samedi 15 décembre 2012, dans 10 gouvernorats à la première phase du référendum sur la nouvelle Constitution [voir à la fin de cet article le tableau comparatif des résultats de mars 2011, portant sur des amendements constitutionnels, avec ceux de la première étape de décembre 2012], les Egyptiens s’apprêtent, dans les 17 gouvernorats restants,  à retrouver le chemin des urnes, le 22 décembre, pour dire «oui» ou «non» au texte controversé, dont les pourfendeurs accusent, entre autres, de jeter les bases d’un Etat religieux.

Les islamistes, Frères musulmans et salafistes, qui avaient dominé l’Assemblée constituante chargée de rédiger la nouvelle Constitution, s’en défendent. Les dirigeants de la confrérie, en particulier, assurent que l’islam n’a jamais connu d’Etat religieux et que leur objectif est d’établir un Etat civil, mais à cadre de référence islamique.

Qu’en est-il réellement dans le projet de Constitution ? Le terme «charia» (loi islamique) est cité explicitement dans 3 articles du projet de la nouvelle Constitution. D’abord, l’article 2 statue, exactement dans les mêmes termes que l’ancienne Constitution de 1971, que «les principes de la charia sont la source principale de la législation». Mais le nouveau texte a ajouté, à l’insistance notamment des salafistes qui voulaient au départ remplacer le terme «principes» par celui plus contraignant de «règles», un article explicatif (numéro 219) définissant les «principes de la charia». Cet article indique que ceux-ci incluent «leur évidence globale, leurs règles fondamentales et de jurisprudence et leurs sources acceptées par les doctrines sunnites et la communauté plus large».

Cette définition «technique», tirée du jargon des oulémas, inconnue de la majorité des Egyptiens, viserait à réduire la marge de liberté des parlementaires dans l’élaboration des lois et de la Haute Cour constitutionnelle dans l’interprétation des principes de la charia. La Cour avait traditionnellement adopté une ligne libérale dans la définition de ces principes, à tel point que, selon ses détracteurs islamistes, la charia s’est retrouvée confinée au seul statut personnel (mariage, divorce, héritage, etc.). La Cour prenait pour seul cadre de référence les règles de la charia, autour desquelles il existe une quasi-unanimité. Or, ces dernières sont très peu nombreuses et constituent une minorité. Le reste fait l’objet de divergences entre les différentes écoles théologiques et les hommes de religion. Dans ce sens, l’article 219 pourrait être interprété comme élargissant le champ d’application de la charia pour inclure, par exemple, des sujets comme l’interdiction des taux d’intérêt sur les prêts bancaires et la mixité dans les écoles et les universités, ainsi que la baisse de l’âge de mariage des filles.

Le projet de la nouvelle Constitution a approfondi cette même logique en exigeant, dans l’article 4, de prendre l’avis d’Al-Azhar, la plus haute autorité sunnite, sur les questions relatives à la charia. Certes, l’avis de cette institution est consultatif, mais il est difficile de voir un juge rendre un verdict contraire, notamment après l’inclusion dans la Constitution des articles 4 et 219. Cela s’applique également aux députés dans l’exercice de leur travail législatif.  Hormis ces trois articles, le texte de la nouvelle Constitution contient des termes nouveaux et des subtilités de langage qui pourraient élargir le champ d’application de la charia. L’article 10, par exemple, stipule que l’Etat et «la société» veillent au respect des «valeurs morales de la famille égyptienne». Selon des juristes, l’inclusion du terme «société» pourrait être interprétée comme autorisant des individus à faire appliquer la loi islamique par eux-mêmes ou ouvrir la voie à la création d’une police religieuse, à l’instar de celle de «la promotion de la vertu et la prévention du vice» existant en Arabie saoudite.

Par ailleurs, l’article 76 précise que tout crime et toute sanction doivent être établis en fonction d’«un texte constitutionnel» ou d’une loi. La Constitution de 1971 mentionnait uniquement le terme «loi», mais à l’insistance des salafistes, l’article a été modifié pour inclure également celui de «texte constitutionnel», qui voudrait dire que des crimes et des sanctions pourraient être établis en vertu des articles de la Constitution relatifs à la charia, sans que ceux-ci soient nécessairement transformés en lois par le Parlement.

Enfin, le texte de la Constitution consacre toute une partie, composée de trois chapitres, aux droits et aux libertés des citoyens, parmi lesquels les libertés de culte, d’expression, de création artistique ainsi que la liberté de la presse. La protection de ces droits et de ces libertés est plus fermement formulée dans le projet de la nouvelle Constitution que dans celle de 1971. Mais le dernier article (numéro 81) de cette partie pose des limites à l’exercice de ces droits et de ces libertés en indiquant qu’ils ne doivent pas entrer en contradiction avec les principes de la première partie consacrée à l’Etat et la société, dont l’article 2. Pour plusieurs juristes, l’article 81 pourrait permettre aux islamistes de limiter les droits fondamentaux des citoyens, au nom de la charia.

La portée réelle de tous les articles précédemment cités dans l’élargissement du champ d’application de la charia ou dans l’imposition de restrictions sur l’exercice des libertés et des droits fondamentaux dépend en premier lieu de l’autorité qui l’appliquerait, le gouvernement, mais aussi de l’interprétation que donnerait la Cour constitutionnelle à ses dispositions.

Formulé en termes simples, l’article 219 signifie que toute loi doit être en conformité avec les quatre sources reconnues par les doctrines de l’islam sunnite, à savoir le Coran, la sunna (les paroles et les actes du prophète Mahomet), Al-Qiyas (raisonnement par analogie) et Al-Ijma (consensus des savants). Mais, les tenants de cette méthode traditionaliste d’interprétation de la charia divergent sur le sens à donner aux règles de celle-ci dans le monde d’aujourd’hui, ce qui laisserait une marge de liberté aux députés dans l’élaboration des lois et à la Cour constitutionnelle dans l’interprétation des textes. L’article 219 aura comme effet pratique de modifier les arguments qu’utiliseraient les uns et les autres pour plaider leurs causes concernant la conformité de certaines lois à la charia, comme exigé par l’article 2 de la Constitution. Mais les débats et les divergences se poursuivraient entre les diverses écoles religieuses sur l’interprétation à donner aux règles de la charia.

L’institution d’Al-Azhar, appelée à donner son avis sur les questions liées à la loi islamique, est elle-même traversée par des divergences entre réformistes et traditionalistes. Elle tient des positions modérées sur la charia. Rien n’empêche que l’équilibre des forces au sein d’Al-Azhar ne se transforme à l’avenir, sous un régime politique dominé par les islamistes, en faveur des rigoristes.

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Cet article a été publié dans Al-Ahram en date du 19 décembre 2012

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Divers analystes de la situation politique en Egypte, parmi lesquels Hani Shukrallah (Ahram Online, 6 décembre 2012), ont insisté sur la césure existant entre une part importante de la société égyptienne issue des processus révolutionnaires et les conceptions et méthodes d’embrigadement du noyau central des Frères musulmans. Ils soulignaient la perte relative de la base électorale des Frères musulmans entre les élections parlementaires (du 28 novembre 2011 au 11 janvier 2012) et le premier tour de l’élection présidentielle des 23 et 24 mai 2012. C’est à partir de ce déclin relatif de l’emprise des Frères musulmans que plus d’un observateur a interprété la tentative de coup de force du président Mohamed Morsi depuis le décret du 22 novembre. L’ampleur des réactions n’était certainement pas prévue. A cela s’ajoute une crise sociale et économique profonde qui nourrit des ressentiments face à la gestion du gouvernement Morsi. Il est difficile de saisir les dynamiques sociales à l’œuvre dans la société égyptienne. Les résultats du référendum constitutionnel n’en donnent qu’une image limitée. Ces résultats sont toutefois un indicateur, au même titre où, dans le contexte actuel, la grève des 23’000 travailleurs de l’entreprise monopolistique de production de cigarettes (Eastern Company) a abouti à une victoire, après deux jours. Au-delà du référendum, le gouvernement Morsi doit faire faire à une poussée inflationniste importante, à une dévaluation forte de la livre égyptienne et à des coupes dans le budget dont l’acuité sera confirmée par les accords avec le FMI qui ont été repoussés à fin décembre-janvier, étant donné la crise sociale et politique. Le tableau ci-dessous établit une comparaison entre les référendums de 2011 et de 2012. (Rédaction A l’Encontre)

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