Par Jacques Chastaing
La campagne «Tamarod» (Rébellion) initiée par l’opposition officielle, mais dont s’est saisie une foule de jeunes et de citoyens ordinaires en en faisant tout autre chose, a réussi à réunir 15 millions de signatures désavouant la légitimité électorale de Morsi, qui n’a été élu que par 13,2 millions d’électeurs et électrices.
Les divers animateurs de cette campagne ont convié les Egyptiens à manifester le 30 juin pour exiger le départ de Morsi. Les dirigeants de l’opposition du FSN (Front de Salut National) demandent pour cela des élections présidentielles anticipées, tandis qu’une multitude de groupements de jeunes et de révolutionnaires affirment qu’ils ne quitteront pas la rue tant que le président n’aura pas quitté ses fonctions. Les premiers voient dans le 30 juin une fin à but institutionnel, pendant que les seconds y voient, eux, un début de la démocratie directe, le début de la fin.
Alors que les Egyptiens subissent une forte pénurie d’essence (qui amène certains automobilistes à faire trois jours de queue pour un plein), de gaz, d’eau, de nombreuses coupures d’électricité et d’eau, des hausses de prix très importantes des produits de première nécessité et que les grèves et manifestations à caractère social ou économique battent des records historiques, la perspective du 30 juin 2013 semble pouvoir cristalliser pour cette période toutes les colères en un seul mouvement.
A trois jours de cette échéance qui paraît déterminante pour des millions d’Egyptiens, les tensions ne cessent de monter et de se fédérer pendant que bien des autorités institutionnelles quittent le navire présidentiel ou prennent des distances avec lui, alors qu’ils le soutenaient jusque-là clairement ou à leur corps défendant.
Ainsi le pape des Coptes a autorisé ses fidèles à se rendre au 30 juin. La prestigieuse université islamique Al Ahzar a pris ses distances pendant que ses sheicks appellent ouvertement à manifester contre les «faux musulmans» au pouvoir, le principal parti salafiste Al Nour (La Lumière) a déclaré qu’il ne participerait pas aux contre-manifestations de soutien à Morsi. Le dirigeant des chiites égyptiens, Hasheni, a appelé ses ouailles à se venger des sunnites (les Frères musulmans), car quatre d’entre eux viennent d’être assassinés par ces derniers. Enfin le leader dissident des Frères musulmans, El-Foutouh (4e à la présidentielle), dans une position jusque-là de soutien critique, a appelé également à la manifestation du 30 juin.
En même temps, l’armée qui était silencieuse depuis l’échec de sa tentative de coup d’État en juin 2012 et qui avait laissé la place aux Frères musulmans, s’est réinvitée dans le débat politique par le biais de son homme fort, le ministre de la Défense El-Sissi, en déclarant qu’elle ne laisserait pas l’Égypte sombrer dans le chaos en défendant les institutions d’État contre tous ceux qui veulent les saper ou les détruire. Son discours a été interprété par l’opposition comme un lâchage des Frères musulmans et par ces derniers, au contraire, comme un soutien.
Ces derniers mois, plusieurs petites manifestations de soutien à l’armée initiées par des anciens du parti de Moubarak, mais avec le soutien d’un certain nombre de libéraux ou démocrates, ont montré que le retour de l’armée au pouvoir était une possibilité envisagée par certains notables dans cette situation de dangereuse montée sociale pour eux et où les Frères musulmans et la religion, avec ses institutions, ne pourraient plus être suffisants comme gardiens de l’ordre.
En effet, ils ont été discrédités par un an de pouvoir, ayant perdu tous leurs soutiens traditionnels dans les syndicats professionnels des «classes moyennes», au sens des médecins, des ingénieurs en passant par les enseignants, les pharmaciens, les avocats ou les journalistes et surtout les étudiants. L’influence organisée des Frères musulmans a toujours été limitée chez les ouvriers.
Aussi, après la déclaration menaçante d’E- Sissi, on a vu non seulement Morsi déclarer 5 fois dans son discours d’hier, le mercredi 26 juin 2013, que c’était lui le chef de l’armée – style méthode Coué – et les principaux dirigeants du FSN dire leur indéfectible attachement à l’armée y compris le dirigeant démocrate du mouvement du 6 avril qui n’est décidément plus ce qu’il était, tout comme Hamdeen Sabbahi, dirigeant socialiste nassérien, arrivé troisième à l’élection présidentielle. Ce dernier s’est abaissé à dénoncer ceux qui avaient critiqué l’armée quand elle était au pouvoir comme étant les responsables de la crise actuelle. A la plus grande surprise et au plus grand dam de ses partisans…
De son côté, étayant les craintes des possédants, la Fédération égyptienne des syndicats indépendants revendiquant plus d’un million de membres, vient de faire paraître un communiqué signé en commun avec le groupe trotskyste des Socialistes Révolutionnaires appelant tous deux au 30 juin. On y affirme: «Nous sommes à la veille d’une nouvelle révolution populaire» […], rappelant «les jours avant la chute de Moubarak». Ce communiqué a tout de suite été interprété par la presse comme un appel des syndicats ouvriers à une deuxième révolution. Le syndicat des journalistes s’est aussitôt associé à la démarche appelant lui aussi au 30 juin.
Les groupes défendant les droits des femmes ont été plus loin. Ils appellent les femmes d’Égypte non seulement à manifester le 30 juin, mais aussi à s’armer d’aiguilles à matelas (de la taille de véritables couteaux) pour se protéger de tout harcèlement.
En même temps, 18 groupes islamistes soutenant le gouvernement, ont appelé à des contre-manifestations le 21, puis du 28 au 30 juin. Certains d’entre eux menacent de mort les manifestant·e·s anti-Morsi, disant clairement qu’ils formeraient leurs milices d’autodéfense. Ils l’ont montré ouvertement le 21 juin, défilant avec gourdins, boucliers et casques et encore hier, le 26 juin, à Monofiya… Mais hélas pour eux, arrosés par les habitants des rues où ils défilaient, de jets d’objets divers, d’eau ou d’urine.
Dans cette montée des tensions, la nomination par Morsi la semaine passée de 6 nouveaux gouverneurs des Frères musulmans – et, en particulier, celle d’un dirigeant de l’organisation terroriste Al Jamaa Al Islamiya – mettait le feu aux poudres. Les sièges des gouvernorats étaient assiégés et des manifestations ont eu lieu à Fayoum, Mansoura, Mahalla, Suez, Port-Saïd, Alexandrie, Le Caire, Fouah, Gizah, Louxor… faisant de nombreux blessés.
Depuis, le gouverneur de Louxor [responsable de plus de 50 assassinats dans la Vallée des Rois en 1997] – ex-membre d’Al Jamaa al Islamiya – a démissionné. Mais les manifestations continuent. Mercredi 26 juin, de très violents affrontements opposaient anti et pro Morsi à Tanta, faisant 157 blessés, mais surtout à Mansoura où deux Frères musulmans ont trouvé la mort et 250 personnes ont été blessées.
En même temps plusieurs véhicules ou magasins appartenant à des Frères musulmans ont été brûlés dans cette ville et un supermarché de la chaîne Zad, appartenant au fils de Khayrat al-Shaker, multimillionnaire et homme fort des Frères musulmans, a été pillé, ses marchandises jetées dans la rue.
A Zarqiya, deux manifestations bloquaient mercredi 26 juin le siège du gouverneur et la maison de Morsi, après que déjà mardi 25 juin, le siège du Parti de la Justice et la Liberté (Frères musulmans) a été brûlé. On notait 56 blessés dans les affrontements à Zagazig. Neuf l’étaient également hier place Tahrir par balles de revolver.
Dans ce climat, des rumeurs de toutes sortent circulent pendant que des nouvelles plus ou moins contrôlées sont publiées dans la presse. Un dissident des Frères musulmans affirme que ces derniers ont programmé pour les jours qui viennent l’assassinat ciblé de leaders de l’opposition. Une mère islamiste dénonce son fils à la police parce qu’il préparait en quantité des cocktails Molotov pour le 30 juin. Les étrangers fuient l’Égypte. Les routes menant à l’aéroport du Caire étant totalement embouteillées, les employés du journal El Watan (celui qui avait fait campagne contre le Charlie Hebdo au sujet des caricatures de Mahomet) ont quitté leurs locaux ayant été menacés d’incendie. Des blocs de ciments ont été placés aux entrées du Palais présidentiel par la garde présidentielle.
C’est dans ce contexte qu’hier, mercredi 26 juin, de nombreux chars de l’armée ainsi que des parachutistes ont pris position aux abords des bâtiments officiels ou des zones «sensibles» de nombreuses villes «pour protéger la population», dans le langage officiel. Des hélicoptères Apaches volaient à basse altitude au-dessus des cités, contribuant un peu plus à faire monter la tension.
Les jeunes animateurs de la campagne Tamarod ont déclaré qu’ils ne voulaient en aucun cas que l’armée prenne le pouvoir. Sur la place Tahrir, hier soir, 26 juin, la foule s’était rassemblée pour écouter le discours présidentiel télévisé. Elle était unanime pour conspuer Morsi, lui demander de «dégager», lui montrer ses chaussures, et le traiter de «clown», «paranoïaque», ou déclarer qu’il faudrait «vendre son cerveau à la science» pour combler les dettes de l’Égypte tellement c’était un phénomène psychiatrique unique…
Par contre elle se divisait sur l’armée. Certains chantaient le vieux slogan des débuts de la révolution «le peuple et l’armée une seule main» pendant que d’autres la dénonçaient, notamment les Socialistes Révolutionnaires, scandant «ni Frères ni Armée». (27 juin 2013)
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