«Encore une fois, c’est la rue égyptienne qui décidera», au cours de l’«acte II» de la révolution…

Le 22 mai 2013, le général Abdel Fattah Al-Sissi et le ministre de   l'Intérieur du gouvernement des Frères Musulmans, Mohammed Ibrahim, se concertent encore...
Le 22 mai 2013, le général Abdel Fattah Al-Sissi et le ministre de l’Intérieur du gouvernement des Frères Musulmans, Mohammed Ibrahim, se concertent encore…

Par Thomas Cluzel

Qu’est-ce qui est plus efficace que 22 millions de signatures au bas d’une pétition, en Egypte? Réponse ce matin, 2 juillet 2013, du journal libanais L’ORIENT LE JOUR : autant, sinon plus encore de millions d’hommes et de femmes dans la rue, scandant à un président [Morsi] convaincu de son bon droit, celui issu des urnes, «Dégage!».

Difficile de dire aujourd’hui s’il s’agit là d’un énième épisode d’une révolution en cours. Seule certitude, deux ans après la chute d’Hosni Moubarak du pouvoir, l’Egypte est à coup sûr un Etat en déliquescence. Et pourquoi? Parce qu’en dépit de ses beaux discours, le gouvernement s’est révélé incapable de tenir ses promesses.

Mohamed Morsi n’a pas su gérer la crise, estime notamment la FRANKFURTER RUNDSCHAU. Il n’a pas résolu le problème de la criminalité croissante, il n’a pas réussi à fournir plus de gaz domestique ni de carburant et il n’a pas stabilisé les prix. Or c’est un choc pour beaucoup d’Egyptiens, eux qui avaient toujours cru que les Frères Musulmans étaient bien organisés et s’étaient depuis longtemps préparés à prendre le pouvoir. Sauf qu’en réalité, ils faisaient illusion. Ils avaient, certes, une expérience d’aide sociale aux populations défavorisées, mais en aucun cas une expérience de gestion politique et économique d’un État.

Et pourtant, au départ, reprend le journal de Beyrouth, on aurait eu mauvaise grâce, dit-il, à ne pas saluer les performances des Frères Musulmans. Un référendum gagné haut la main, des législatives remportées, puis une présidentielle, ce n’est pas rien. Sans compter que l’Egypte de Morsi ne s’est pas transformée en théocratie islamiste, comme le craignaient certains. Seulement voilà, l’erreur aura été de penser que, fort de ce triplé, on pouvait entreprendre de squatter l’une après l’autre les allées du pouvoir. Or dans un pays comme l’Égypte d’aujourd’hui, la confiance, cela se gagne au quotidien. Autrement dit plus que de charia, c’est de pain, d’un emploi, d’un accès de ses enfants à l’instruction que l’homme de la rue a besoin;  en un mot: de dignité.

D’où la colère du Prix Nobel de la paix, l’Egyptien Mohamed El-Baradei, contre l’état de déliquescence de son pays et l’incompétence des dirigeants islamistes. Dans une tribune au FOREIGN POLICY, cité par le Courrier international, il écrit : l’Etat de droit est en voie de désintégration. En 2012, les meurtres ont augmenté de 130%, les vols de 350 % et les enlèvements de 145 %, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Aujourd’hui, des gens se font lyncher en public sous les yeux de passants, qui s’arrêtent pour prendre des photos. Dans tous les domaines, les facteurs économiques fondamentaux sont dans le rouge. Au cours des prochains mois, l’Egypte risque de se trouver en cessation de paiement de sa dette extérieure. Car le gouvernement égyptien n’a toujours pas réussi à proposer une vision globale, il ne prend que des mesures économiques ponctuelles, sans maintenir de cap ferme. En décembre dernier, il a adopté un plan d’austérité pour se conformer aux exigences du FMI et l’a suspendu le lendemain. Pendant ce temps, les prix grimpent en flèche et la situation devient intenable, notamment pour près de la moitié de la population qui vit avec moins de deux dollars par jour. Et Mohamed El-Baradei d’ajouter, le pouvoir exécutif ne sait tout simplement pas comment diriger le pays. Ces gens n’ont pas les compétences pour gouverner.

Le problème, c’est que si les Egyptiens ont beaucoup de bonnes raisons d’exiger le départ de Mohamed Morsi, il y a toutefois un argument de taille contre sa démission: son successeur ne ferait sans doute pas mieux.

Et puis, c’est faire peu de cas des Frères musulmans qui, s’ils sont indéniablement en perte de vitesse, restent la principale force du pays. Or seraient-ils prêts à renoncer à leur pouvoir issu de la légitimité des urnes, pour une nouvelle phase de transition, dans l’intérêt général, interroge LE TEMPS de Genève [Delphine Menoui, même article dans le FIGARO aussi]. Rien n’est moins sûr. Encore une fois, c’est la rue égyptienne qui décidera. [Alors, pourquoi certains journalistes ne parlent que d’El-Baraei et des «sommets» du «pouvoir»… qui semblent capables de tout décider? Ce qui n’implique pas qu’ils ne peuvent pas tenter de décider, et même d’y réussir, en partie du moins. – A l’Encontre]

Manifestation place Tahrir, le 2 juillet 2013: «Qui décidera, quoi?»
Manifestation place Tahrir, le 2 juillet 2013: «Qui décidera, quoi?»

Or,  c’est dans ce contexte, que la rue, justement, dit aujourd’hui quelque chose d’encore impensable hier: «elle réclame  le retour de l’armée». [N’est-ce vraiment que cela? Et comment interpréter l’attitude d’une grande partie de la population face à l’armée, à ses chefs, après la première expérience avec le Conseil supérieur des forces armées – CSFA – au pouvoir avant les élections? Lire à ce propos les articles de Jacques Chastaing sur le site alencontre-org]. L’armée a donné, en effet, hier 1er juillet, 48 heures à toutes les forces politiques, pour se réconcilier et mettre fin à la crise actuelle.

Son chef [Sissi], parle aujourd’hui d’être au côté du peuple et de respect de la démocratie. Des déclarations pour le moins ambiguës, estime le journal. Car de quel peuple parle-t-il? Et surtout, de quelle démocratie? Toujours est-il que le possible retour des généraux et ce n’est pas le moindre paradoxe d’un pays économiquement à la dérive est aujourd’hui applaudi par la rue, celle-là même qui, en janvier 2011, appelait pourtant non seulement au départ de Moubarak,mais aussi à la fin du pouvoir militaire.

Elle qui était traitée de tous les noms, il y a à peine une année, prend ainsi sa revanche sur l’ensemble de la classe politique, y compris sur ceux qui, aujourd’hui, dans l’opposition lui demandent de se mettre du côté de la foule. L’armée est désormais plus forte que jamais, dès lors que toutes les forces politiques l’ont institué en arbitre, analyse de son côté le QUOTIDIEN D’ORAN, avant de conclure: dans l’hypothèse la plus optimiste, elle œuvrera à baliser la transition, mais rien ne dit, qu’elle ne s’installera pas une nouvelle fois dans la stature de faiseurs de président et ne confisque tout simplement le pouvoir. (2 juillet 2013)

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Billet publié sur France Culture, le 2 juillet 2013, à 7 h 24.

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