Egypte. Le défi de la crise sociale

h-20-2384819-1296112801Par Marwan Chahine

Souvent éclipsés par les enjeux politiques, les problèmes économiques et sociaux en Egypte sont pourtant au cœur de la crise que traverse le pays. La devise de la révolution de janvier 2011 – pain, liberté et justice sociale – s’y réfère directement et les manifestations de juin 2012, ayant conduit à l’éviction de Mohamed Morsi, ont fait suite à une pénurie d’essence, des coupures d’électricité à répétition et une inflation galopante. Le régime de transition sait qu’il est attendu au tournant et qu’il s’exposera à son tour à la contestation populaire s’il n’obtient pas rapidement des résultats dans ce domaine, alors qu’un Egyptien sur quatre, selon l’ONU, vit sous le seuil de pauvreté (moins de 2 dollars par jour, soit moins de 1,5 euro).

Le gouvernement, porté au pouvoir par les militaires, peut s’appuyer sur d’importants soutiens financiers venus du Golfe. En juillet, au lendemain du renversement de Morsi, l’Arabie Saoudite lui a promis cinq milliards de dollars : un en cash, deux en produits pétroliers et deux en dépôt bancaire. S’y ajoutent quatre milliards d’aides du Koweït et trois milliards des Emirats arabes unis. Une générosité qui s’explique en partie par la rivalité entre les pétromonarchies: le Qatar était le principal soutien des Frères musulmans [ce qui explique le «renvoi» au Qatar, en décembre 2013, de 3 milliards de dollars reçus en mai 2013]. L’Egypte compte plus que jamais sur ses voisins pour compenser les restrictions de l’aide européenne et américaine et la baisse de l’investissement direct étranger, résultat d’une instabilité politique chronique.

C’est dans ce contexte qu’a été organisé au Caire, début décembre, le premier forum réunissant l’Egypte et le Conseil de coopération du Golfe. Les Etats du Golfe sont désormais les plus importants investisseurs dans le pays avec 49 milliards de dollars, soit plus que l’ensemble des Etats occidentaux (46 milliards). «Au stade où en était la situation économique et sociale en Egypte, toute injection de liquidités a été naturellement la bienvenue, explique Hoda Youssef, analyste à la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Ces fonds ont notamment permis de compenser le manque de devises étrangères et de financer les exportations de l’Egypte en biens stratégiques tels que les produits énergétiques et agroalimentaires.»

Ces rentrées ont par ailleurs compensé les risques de banqueroute : en novembre, la note de l’Egypte auprès de l’agence Standard & Poor’s a été revalorisé de CCC+ à B-. «Néanmoins, les problèmes économiques du pays ne peuvent être résolus au moyen de simples prêts, ce dont on a réellement besoin est un plan de réformes structurelles et institutionnelles, ce qui ne semble pas encore clair», poursuit Hoda Youssef. Ces problèmes sont nombreux et se sont aggravés depuis 2010: un solde budgétaire déficitaire (12% du PIB contre 8% en 2010), une dette intérieure à 89,5% du PIB (73% en 2010), un chômage officiel important (près de 13%), ravageur chez les jeunes (90% des chômeurs ont moins de 30 ans), et une dégradation continue des services publics, surtout ceux de l’éducation et de la santé. La croissance, autour de 5% en 2010, est, elle, en berne (entre 1,5% et 2% depuis) du fait notamment de l’effondrement du tourisme et de la baisse des investissements [1].

Le 28 août, le gouvernement transitoire a adopté un plan de relance de 3,2 milliards de dollars. Un second, d’un montant au moins égal, est prévu pour le début de cette année. L’objectif: ramener le déficit public à 9% d’ici à juin. Dans le même temps, le salaire minimum est passé de 700 à 1 200 livres (de 74 à 127 euros) depuis le 1er janvier. Au-delà de l’hostilité du patronat, des économistes s’interrogent sur les effets d’une telle mesure. Sans contrôle des prix, cette revalorisation n’aurait pas d’impact sur le pouvoir d’achat des Egyptiens les plus pauvres en cas d’inflation. D’autant que le gouvernement est resté très flou sur le financement de sa relance, semblant ne s’appuyer que sur l’aide étrangère.

Il a également évité d’aborder les sujets qui fâchent, conscient que des réformes impopulaires seraient susceptibles d’embraser une nouvelle fois la rue dans un contexte insurrectionnel, comme le rappelle la récente grève dans les usines de métallurgie. Alors que les recettes de l’Etat sont faibles, aucune hausse d’impôt n’est au programme. Et la question des subventions énergétiques ou alimentaires (carburant et pain) n’a été abordée qu’entre les lignes.

La réforme de ces aides, qui représentent près de la moitié du budget égyptien (20% pour les seuls carburants), est pourtant cruciale: le Fonds monétaire international (FMI) en particulier en fait une condition sine qua non à l’octroi d’un prêt. Le Premier ministre, Hazem al-Beblawi, a déclaré vouloir s’y attaquer dès janvier sans préciser comment il comptait y remédier. «Des paroles en l’air destinées à rassurer le FMI, estime un diplomate européen. Le Premier ministre ne prendra pas le risque de mécontenter les Egyptiens.» En 1977, Anouar el-Sadate avait tenté de réformer le système des subventions, déjà dans le cadre d’un plan du FMI, mais cela avait engendré des émeutes de la faim, et le Président avait été contraint de faire machine arrière. Dernier obstacle et non des moindres: la part de l’armée dans l’économie, estimée entre 20% et 40%. Mais, à l’heure où le général Al-Sissi apparaît comme l’homme fort du nouveau régime, le gouvernement s’attaquera-t-il à ces intérêts aussi nombreux que pesants pour l’économie? (publié dans Libération, le 3 janvier 2013)

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[1] Selon Ahram Online, du 6 janvier 2014, les importations ont chuté de 21% en septembre 2013 par rapport à septembre 2012. Pour ce qui est de la dette extérieure, le gouverneur de la Banque centrale a déclaré, le 7 décembre 2013, que 3,9 milliards seraient remboursé, soit 2,5 milliards au Qatar et 1,4 au Club de Paris (Club des créanciers formé par les pays développés).

 

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