Les firmes du complexe militaro-industriel états-unien se lancent dans une course à l’armement avec la Chine

Par Jonathan Alan King et Richard Krushnic

L’industrie manufacturière chinoise soutient depuis longtemps le niveau de vie relativement élevé de millions de résidents des Etats-Unis [offrant des biens à des prix relativement bas], tout en aidant les entreprises états-uniennes à réaliser des bénéfices considérables. Apple, Tesla, General Motors, Nike, Texas Instruments et Qualcomm ont d’importantes activités de production en Chine. Par ailleurs, le gouvernement chinois investit dans des obligations du Trésor américain et d’agences gouvernementales, dont il a acheté pour environ mille milliards de dollars au cours de la dernière décennie.

Malgré ces avantages pour l’économie des Etats-Unis, le secrétaire d’Etat à la Défense, Lloyd Austin, a déclaré que la Chine restait le principal défi pour les objectirs de sécurité nationale des Etats-Unis. Selon le secrétaire adjoint à la Défense, Ely Ratner, des améliorations majeures, notamment de nouveaux navires de guerre et sous-marins lanceurs de missiles balistiques, des escadrons d’hélicoptères d’attaque et un quartier général de division d’artillerie dans la région [Corée du Sud], rendront les forces états-uniennes plus mobiles, plus réparties, plus résistantes et plus létales.

Dans son témoignage de mai 2023 devant la sous-commission des crédits du Sénat pour la défense, le secrétaire Lloyd Austin a déclaré ce qui suit:

«Il s’agit d’un budget axé sur la stratégie, motivé par la gravité de notre concurrence stratégique avec la République populaire de Chine. Avec 842 milliards de dollars, il représente une augmentation de 3,2% par rapport à l’année fiscale 2023 et de 13,4% par rapport à l’année fiscale 2022. Ce budget nous aidera à poursuivre la mise en œuvre de notre stratégie de défense nationale et de la stratégie de sécurité nationale du président. La République populaire de Chine est notre défi le plus sérieux. Et nous nous efforçons de le relever. Notre budget s’appuie sur nos investissements passés afin de dissuader les agressions. Nous investissons actuellement dans un dispositif de forces plus résistant dans la région indo-pacifique [cette zone intègre la plupart des pays de l’Asie du Sud, de l’Est et du Sud-Est, donc combine océan Indien et océan Pacifique; la définition de cette zone est actuellement en constante évolution politico-militaire] et nous augmentons l’ampleur et la portée de nos exercices avec nos partenaires. Ce budget prévoit une augmentation de 40% par rapport à la demande de l’année dernière pour l’initiative de dissuasion dans le Pacifique, soit un montant record de 9,1 milliards de dollars.»

Dans une certaine mesure, l’approche de l’administration Biden à l’égard de la Chine s’est concentrée sur la politique économique. L’interdiction par le Département du Commerce de la vente de semi-conducteurs avancés à la Chine, annoncée en octobre 2022, en représente un exemple clé. Le CHIPS and Science Act, qui augmente fortement les investissements fédéraux états-uniens dans l’industrie manufacturière nationale, en est un autre. Bien que ces mesures aient des implications militaires, il s’agit avant tout d’initiatives de politique économique.

Du côté républicain, Elbridge Colby, secrétaire adjoint à la Défense chargé de la stratégie et du développement des forces armées dans l’administration Trump, a écrit The Strategy of Denial (La stratégie du déni), dans lequel il explique l’extrême probabilité d’une guerre à propos de Taïwan, ce qui obligerait les Etats-Unis à entrer en guerre pour empêcher la Chine de dominer l’Asie de l’Est. Il évoque également le risque d’une guerre nucléaire. Elbridge Colby écrit dans le New Yorker (19 août 2021) que «[le sénateur Josh] Hawley [républicain, Missouri] a dénoncé les grandes entreprises technologiques pour leur prétendue volonté de se vendre au gouvernement chinois, [le sénateur] Marco Rubio [républicain, Floride] s’est concentré sur la persécution des musulmans ouïghours par la Chine, et [le sénateur Tom] Cotton [républicain, Arkansas] a encouragé un découplage ciblé de l’économie chinoise».

En outre, le président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, Michael McCaul [républicain, Texas], préconise des exercices conjoints de guerre entre les Etats-Unis et le Japon dans l’éventualité d’une utilisation d’armes nucléaires par la Chine. En insistant sur le fait que la Chine est en train de plus que tripler son nombre d’ogives nucléaires opérationnelles et d’accroître les opérations de subversion de la Chine à Taïwan, Michael McCaul est une autre voix puissante qui pousse à la préparation de la guerre.

Si les relations économiques avec la Chine sont effectivement bénéfiques pour les Etats-Unis, pourquoi tant de nos dirigeants nationaux ont-ils l’intention de déclencher une nouvelle guerre froide avec la Chine?

L’industrie de la défense, moteur des politiques de guerre froide

De multiples intérêts très puissants façonnent la politique des Etats-Unis dans l’intérêt des grandes firmes. Il s’agit notamment des constructeurs automobiles, de l’industrie des combustibles fossiles, de l’industrie pharmaceutique, de l’agriculture et de l’agroalimentaire, des hôpitaux et de l’assurance maladie. Bien que certains secteurs de ces industries se soient opposés à des décisions particulières, comme lors du récent débat sur les panneaux solaires, en aucun cas les représentants de ces industries n’ont appelé à l’intensification de la préparation militaire. L’industrie biopharmaceutique s’inquiète de la faiblesse de la protection de la propriété intellectuelle et des brevets en Chine, mais elle n’appelle pas à une réponse militaire.

Contrairement à ces autres secteurs, les entreprises de la défense et le complexe militaro-industriel du Congrès dépendent de l’escalade et des conflits pour accumuler des profits. Après la chute de l’Union soviétique, la «guerre contre le terrorisme» a ouvert de nouveaux marchés pour certains secteurs de l’industrie militaire, y compris ceux financés par le Homeland Security [sécurité intérieure], tels que les armes légères, la cybersécurité et une partie des opérations du Pentagone à l’étranger.

Cependant, même l’industrie de la défense ne peut prétendre que les missiles balistiques intercontinentaux, les sous-marins armés d’ogives nucléaires ou les bombardiers B-1 sont efficaces dans la guerre contre le terrorisme. Ces productions très onéreuses, qui coûtent des milliards de dollars, ont besoin d’ennemis de grande envergure. Ainsi, après une période de dégel des relations avec les Etats-Unis, la Russie et la Chine sont à nouveau présentées à la population états-unienne comme des ennemis.

Les dépenses importantes actuellement prévues comprennent la poursuite du développement et de l’achat des chasseurs F-35, le remplacement des ICBM (missile balistique intercontinental) placés dans des silos, l’achat de nouveaux sous-marins dotés d’armes nucléaires, la modernisation des bombardiers B-1, ainsi que le développement et l’achat d’un nouveau missile de croisière lancé depuis la mer. Les 882 milliards de dollars récemment approuvés par le Congrès pour la défense nationale représentent déjà quelque 52% du budget discrétionnaire proposé pour 2024. Les achats actuellement prévus s’élèvent à plus de mille milliards de dollars au cours des deux prochaines décennies, payés par les contribuables. A elles seules, les armes nucléaires devraient coûter 634 milliards de dollars au cours de cette décennie. Cela représente un extraordinaire transfert de richesse de centaines de millions de contribuables états-uniens vers quelques dizaines de grandes entreprises et leurs dirigeants.

En fait, il s’agit d’un business plan brillant: un marché garanti, puisque le gouvernement achète toutes les productions; un accord de type monopolistique, puisque la loi interdit les fabricants étrangers; des profits garantis, grâce à des contrats à prix coûtant dont la majoration est autorisée par le Congrès; et un paiement garanti, puisque ce sont les contribuables qui fournissent l’argent. Bien entendu, il faut convaincre une partie de l’opinion publique que ces dépenses répondent à des menaces pour la sécurité nationale.

L’énorme effort de lobbying déployé par les industries de la défense pour étendre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (NATO-OTAN) a été relativement bien documenté. Toutefois, les pressions exercées pour remilitariser nos relations avec la Chine sont plus récentes. Par exemple, l’initiative de dissuasion dans le Pacifique que le secrétaire d’Etat Lloyd Austin a décrite  (voir plus haut) implique la vente de trois sous-marins à propulsion nucléaire à l’Australie. Le coût de 15 milliards de dollars enrichira Lockheed Martin, Boeing, Raytheon, Northrop Grumman, General Dynamics et d’autres grandes firmes de défense. Bien entendu, compte tenu de la «porte tournante» [passage du privé au public] entre le Pentagone et les grandes entreprises de défense, les politiques gouvernementales reflètent généralement les intérêts des entrepreneurs. Le secrétaire d’Etat Austin a lui-même siégé aux conseils d’administration de United Technologies et de Raytheon.

Les dirigeants civils et militaires états-uniens, ainsi que les dirigeants de l’industrie de la défense, veulent des campagnes de propagande qui encouragent la peur et une réponse agressive à l’égard de la Chine. Les stratégies de dons pour les élections de la part des entreprises militaires favorisent les élus influents et les candidats prometteurs qui rejoindront et mèneront le chœur du Congrès appelant à la préparation d’une guerre probable avec la Chine.

Les détails sont présentés dans plusieurs groupes de réflexion «faucons» qui formulent des recommandations au Congrès, notamment le rapport «China Risk and China Opportunity for the U.S.-Japan Alliance Project» de la Carnegie Edowment for international Peace (Fondation Carnegie pour la paix internationale), qui souligne le rôle du Japon dans la lutte contre la menace chinoise, ainsi qu’un rapport d’avril 2020 du Scowcroft Center for Strategy and Security de l’Atlantic Council sur les technologies émergentes et l’avenir de la collaboration américano-japonaise en matière de défense («Emerging Technologies and the Future of US-Japan Defense Collaboration»), qui plaide en faveur d’une coopération militaire entre le Japon et les Etats-Unis pour faire face à la Chine.

Maintenant que la campagne de propagande menée par ces politiciens, généraux et entrepreneurs militaires a préparé la population et organisé le soutien des think tanks et des médias, le cycle peut être enclenché. La Chine multiplie rapidement ses forces armées nucléaires, développe ses autres forces militaires et tente de prendre la tête de la cyberguerre et de la guerre assistée par l’intelligence artificielle. Une fois que ce cycle aura pleinement préparé chaque partie à la guerre avec l’autre, la guerre devient de plus en plus inévitable.

L’un de ceux qui poussent à la roue est Eric Schmidt, investisseur dans les technologies de l’IA et ancien PDG de Google [en 2017 il quitte la présidence exécutive d’Alphabet, il était devenu directeur en 2016 d’un comité pour le Pentagone pour étudier l’apport des innovations de la Silicon Valley à l’armée des Etats-Unis]. Il a développé un plan pour que les Etats-Unis «se sauvent de la menace existentielle» posée par l’IA chinoise. Eric Schmidt siège dans les commissions gouvernementales chargées de recommander la manière dont les Etats-Unis peuvent surpasser l’IA chinoise, tout en tirant bénéfice financièrement des contrats gouvernementaux qui en découlent.

Entre 2016 et 2021, Eric Schmidt a présidé le Defense Innovation Board et la National Security Commission on Artificial Intelligence. Un exemple parmi d’autres: pendant qu’il présidait ces commissions, la société de capital-risque d’Eric Schmidt, Innovation Endeavors, a investi 150 millions de dollars dans le fournisseur de logiciels Rebellion Defense, en deux fois, en 2019 et en 2021. Alors qu’Eric Schmidt présidait encore la Commission de sécurité nationale en 2020, Rebellion a obtenu 950 millions de dollars de contrats de l’armée de l’air pour un «système avancé de gestion des batailles» dans le nuage de l’IA. Eric Schmidt a fait don de 1,15 million de dollars aux candidats démocrates et aux organisations du parti en 2022.

Souvent, cette coalition de faucons ne préconise pas ouvertement la guerre, mais conseille simplement aux Etats-Unis de «s’y préparer». Par exemple, Global Guardian, une société de sécurité de premier plan qui compte des clients gouvernementaux et des entreprises dans 130 pays, conseille aux entreprises de se préparer à protéger leur personnel, leurs biens et leurs chaînes d’approvisionnement en se découplant de la Chine. En janvier 2023, le général Mike Minihan, de l’armée de l’air américaine, a déclaré aux 50 000 personnes placées sous son commandement qu’il avait l’intuition que les Etats-Unis seraient en guerre contre la Chine d’ici 2025.

Il s’est peut-être inspiré de Global Guardian. En 2022, le PDG Dale Buckner a prédit que Pékin pourrait tenter de prendre Taïwan par la force au moment des élections présidentielles de l’île en 2024, ce qui pourrait déclencher une attaque chinoise, déclarant qu’il y avait «90% de chances qu’il y ait une escalade à partir de maintenant au cours des cinq prochaines années». Dale Buckner, ancien béret vert de l’armée, a également déclaré à Forbes (13 octobre 2022): «Ce n’est pas de la paranoïa que de dire que nous nous découplons de la Chine.»

Malgré les problèmes de chaîne d’approvisionnement, notamment en ce qui concerne les puces électroniques, qu’entraînerait une guerre avec la Chine, les dirigeants de Lockheed Martin et de Raytheon Technologies ne semblent pas ébranlés, éblouis qu’ils sont par les énormes profits que promet la préparation d’une guerre avec la Chine. Par exemple, Greg Hayes, PDG de Raytheon, a déclaré au début de l’année 2022 que «les tensions en Europe de l’Est [Ukraine], en mer de Chine méridionale [Taïwan], toutes ces choses exercent une pression sur certaines dépenses de défense là-bas. Je m’attends donc à ce que nous en tirions des bénéfices» (in Responsible Statecraft, «Big War CEOs: There’s chaos in the world and our prospects are excellent», 28 janvier 2022)

Après de nombreuses années sans disposer de base militaire, les Etats-Unis viennent d’obtenir des droits de base étendus aux Philippines [quatre bases: – CNN, «US gains military access to Philippine bases close to Taiwan and South China Sea», 4 avril 2023]. Le récent accord visant à fournir à l’Australie des sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire marque un tournant significatif à l’égard de la Chine et une nouvelle rhétorique de préparation à la guerre. En avril et mai 2023, de hauts responsables des ministères australiens de la Défense et de l’Intérieur ont déclaré que les tambours de la guerre battaient et qu’un conflit avec la Chine était très probable. Le complexe militaro-industriel-congressionnel a bien fait son travail.

Paix Menaces Profits

Contrairement aux Etats-Unis, la Chine ne dispose pas de centaines de bases militaires à l’étranger. Elle n’a pas installé d’intercepteurs antimissiles à proximité des Etats-Unis, ni d’ailleurs nulle part ailleurs dans le monde. Sa marine n’effectue pas d’exercices militaires près de nos côtes pacifiques ou atlantiques. Leur politique à l’égard de Taïwan – à 80 miles de leurs côtes –, bien qu’agressive, l’est beaucoup moins que les sanctions, boycotts et blocus américains visant Cuba. Les Etats-Unis maintiennent même la base navale de Guantánamo Bay directement sur l’île. Les efforts de la Chine pour revendiquer et contrôler les voies maritimes adjacentes à leurs côtes sont certes une source d’inquiétude, mais ils sont loin de constituer une base solide pour lancer une nouvelle guerre froide.

Les profits militaires montent en flèche en raison de la guerre par procuration entre les Etats-Unis et la Russie au sujet de l’Ukraine et des préparatifs de guerre avec la Chine. Le problème, c’est que lorsqu’on attise la peur et qu’on convainc les gens que la préparation de la guerre est nécessaire et urgente (tout en faisant des profits), il est difficile de trouver une raison de ne pas entrer en guerre.

Toutefois, l’administration Biden semble avoir interrompu le battement continu des tambours de guerre avec un voyage initialement secret du directeur de la CIA William Burns en Chine en mai, la visite du secrétaire d’Etat Blinken en juin et un voyage de la secrétaire au Trésor Janet Yellen en juillet. Les responsables ont discuté de l’établissement d’un «plancher» permettant la coopération en matière de stabilité économique mondiale et de réchauffement de la planète. Janet Yellen affirme que les Etats-Unis n’ont pas l’intention de découpler leur économie de la Chine, malgré les efforts déployés par les alliés pour obtenir le contraire. Le secteur du complexe militaro-industriel-congrès allié à l’administration Biden a accepté au moins un refroidissement temporaire de la rhétorique. Il faut espérer que cette pause débouche sur des négociations plus approfondies avec les responsables chinois.

Il ne fait aucun doute que l’intensification de la guerre froide avec la Chine et la Russie augmentera les marges bénéficiaires des entreprises de défense. Mais le drainage de notre richesse nationale dans des dépenses militaires improductives et le danger accru d’un affrontement nucléaire ne sont pas dans l’intérêt de la population états-unienne; ils constituent même l’une des plus graves menaces qui pèsent sur elle. Espérons que les voix rationnelles qui prônent un partenariat productif et une coopération internationale l’emporteront. (Article publié sur le site Truthout le 16 juillet 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Jonathan Alan King est coprésident du Mass Peace Action. Richard Krushnic est membre du groupe de travail sur le désarmement nucléaire de Mass Peace Action.

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