Grèce. La situation économico-politique à l’approche des élections européennes

Kyriakos Mitsotakis et Stefanos Kasselakis

Par Antonis Ntavanellos

Le leader ultra-néolibéral du parti de droite en Grèce, le premier ministre Kyriakos Mitsotakis, a construit la campagne électorale de son parti autour de l’affirmation selon laquelle «l’économie est notre arme la plus efficace dans cette élection».

Or, les faits qui confirment cette affirmation sont minimes. Il est vrai que la croissance du PIB en Grèce (+2,2% en 2023 et 2,2% prévus pour 2024) est légèrement supérieure à la faible croissance moyenne de l’UE. Mais cette comparaison peut être trompeuse. Quinze ans après le début de la crise, le PIB grec reste inférieur de 24% à ce qu’il était en 2008. Il est difficile de trouver un autre pays européen qui ait perdu un quart de sa capacité de production en temps de paix. Malgré l’attaque monstrueuse contre les droits sociaux et les droits des travailleurs et travailleuses pendant les mémorandums (2011-2018), le capitalisme grec n’a pas réussi à trouver une voie pour sortir de cette régression au cours des 15 dernières années.

Malgré tout, il est évident qu’une humeur optimiste prévaut parmi les grands capitalistes et les «classes moyennes» supérieures, traditionnellement alignés sur la classe dirigeante en Grèce. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi il en est ainsi: les conséquences de la catastrophe survenue en 2008 et de la période difficile qui a suivi jusqu’à aujourd’hui n’ont pas été partagées de manière égale par tous les secteurs de la population.

Nikos Christodoulakis, social-démocrate et ancien ministre de l’Economie (2001-2004) – l’un des architectes de l’admission de la Grèce dans la zone euro – a récemment noté qu’à la suite de l’assaut effroyable contre les salaires et les retraites au cours de la période 2011-2018, «la part des salaires et des retraites dans le PIB en 2023 a diminué de 4,4 points par rapport à 2019, soit une baisse de 59,3% à 54,9% (Ameco, 2024). Symétriquement, la part des profits des entreprises a augmenté de 4,4 points, soit une hausse de 40,7% à 45,1%. Cela signifie qu’en termes relatifs les salarié·e·s ont perdu 10 milliards d’euros en 5 ans, et qu’il n’y a aucun espoir réaliste que cette situation insupportable s’améliore les années suivantes.»

Cette politique de redistribution permanente des revenus en faveur du capital face au travail peut être décrite en termes marxistes comme un effort engagé, systématique et impitoyable afin d’accroître le taux d’exploitation de ceux et celles qui doivent travailler pour gagner leur vie.

Il y avait encore une autre raison de cultiver l’optimisme capitaliste: la distribution des fonds européens fournis par le plan de relance de l’UE de 2020 (Next Gen EU). C’est un secret de polichinelle dans la politique grecque que l’administration Mitsotakis a distribué ces fonds de manière clientéliste, favorisant certains groupes capitalistes, en fonction de leur force et de leur affiliation au gouvernement. En conséquence, il y a eu un mépris total pour tout aspect «stratégique» dans l’allocation des fonds, le soutien aux infrastructures et, par conséquent, les perspectives à long terme de l’économie. L’exemple le plus parlant est le financement du réseau ferroviaire, dont l’état tragique a été publiquement exposé lors de la collision mortelle de deux trains à Tempé [28 février 2023]. Alors que la Roumanie a alloué 17% des fonds de relance européens à la modernisation de son réseau ferroviaire et que la Pologne en a alloué le 12%, le gouvernement grec en a alloué…le 0,71%!

La distribution scandaleuse des fonds de relance européens à des secteurs spécifiques et surtout à des «amis» proches de Mitsotakis a eu des effets secondaires. Les tensions accrues entre le gouvernement et l’oligarque Vagelis Marinakis (grand armateur, magnat des médias et propriétaire du club de football populaire Olympiakos Piraeus…) sont devenues un dangereux casse-tête pour Mitsotakis.

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Quel a été l’impact de cette politique sur la majorité de la société? Selon les données communiquées par le ministère de l’Economie, établies sur la base des revenus imposables déclarés pour 2023, 53% de la population vit avec moins de 10’000 euros par an! Le revenu moyen déclaré de l’ensemble des salariés (c’est-à-dire également des couches les mieux rémunérées) atteint à peine 15 000 euros par an. Avec ces salaires, et des retraites encore plus basses, les secteurs populaires luttent pour survivre dans un pays qui est le champion des taux d’inflation parmi les membres de l’UE, trimestre après trimestre, surtout pour les produits de consommation courante comme les aliments, les carburants, l’énergie. Au début de la période électorale, un article du Financial Times décrivait les travailleurs grecs comme «les plus pauvres d’Europe».

Dans ce contexte, d’autres aspects de la politique gouvernementale sont tout aussi rudes. Un projet de loi présenté par le ministère du Travail, qui entrera en vigueur juste après les élections européennes, abolit la protection de la semaine de travail de 5 jours, en légalisant une semaine de travail de 6 jours sans coûts/pénalités supplémentaires pour les employeurs. Le même projet de loi prévoit une longue liste de secteurs où la semaine de 7 jours sera autorisée, ouvrant ainsi la voie à une durée légale du travail de 56 heures par semaine (7X8)! De nombreux immigré·e·s qui s’étaient installés en Grèce depuis les années 1990 ont progressivement quitté ce pays où il est de plus en plus difficile de gagner dignement sa vie. Le résultat est l’émergence de ce que l’on appelle le problème démographique, en particulier la diminution de la partie de la population qui est en âge de produire. L’impact sur le système de sécurité sociale sera important. Le gouvernement déclare qu’il ne peut «garantir» le niveau actuel – misérable – des pensions que jusqu’en 2027, et que des «mesures d’urgence» seront nécessaires après cette année. La presse grand public prévient que d’ici à 2030, l’âge de la retraite doit passer à 73 ans –actuellement 62 ans pour 40 ans de cotisations, 67 ans pour 15 ans –, alors que le niveau actuel des pensions doit diminuer de 30%.

Ces décisions et ces perspectives sapent le dynamisme électoral de Kyriakos Mitsotakis. Discutant de ce que serait un succès électoral pour son parti aux élections européennes, le Premier ministre lui-même a fixé la barre à 33%, soit 8% de moins que le résultat de Nouvelle Démocratie en juin 2023 (41%). Selon les sondages et les déclarations de certains parlementaires de droite chevronnés (comme Nikitas Kaklamanis, ancien ministre et partisan d’un courant connu sous le nom de «droite populaire»), même cet objectif modeste ne sera pas facile à atteindre.

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Les difficultés électorales de Mitsotakis découlent de la tendance à l’abstention (qui a écrasé SYRIZA lors des dernières élections et qui menace maintenant d’avoir également un impact sur la droite) et de la pression exercée par l’extrême droite.

Le parti nationaliste-raciste «Solution grecque», dirigé par Kyriakos Velopoulos, progresse dans les sondages, vers un score à deux chiffres, tandis que le parti ultra-conservateur fondamentaliste religieux «Victoire» (Mouvement patriotique démocratique) semble s’assurer un pourcentage proche de celui nécessaire à une représentation parlementaire. Ces forces, ainsi que les divers fragments d’Aube dorée, montrent l’existence d’un «public» capté par l’extrême droite qui tend à se rapprocher des 20%.

Mitsotakis a réagi par un effort opportuniste afin d’attirer une partie du vote d’extrême droite. Sur la route des élections européennes, il a été annoncé que Nikos Michaloliakos, le «Führer» d’Aube dorée, condamné à de nombreuses années de prison pour les activités criminelles de l’organisation néo-nazie, sera libéré. Le prétexte qu’il a utilisé dans son appel à l’abandon de la peine relevait des problèmes de santé dont Michaloliakos souffrait. Entre-temps, la Nouvelle Démocratie a accordé à Fredi Beleri une place dans son ticket. Fredi Beleri est un membre bien connu de la minorité ethnique grecque en Albanie. Il est actuellement détenu dans les prisons albanaises pour avoir tenté d’acheter des votes afin d’être élu maire d’Himara [dans le sud de l’Albanie, lors des législatives de mai 2023]. Dans les années 1990, Beleri était actif dans les rangs du Front de libération de l’Epire du Nord (MAVI, selon ses initiales grecques), une organisation nationaliste militarisée qui visait à provoquer une guerre gréco-albanaise par ses propres activités armées à la frontière. A l’époque, il avait été arrêté en Grèce et déclaré personne «extrêmement dangereuse», alors qu’aujourd’hui il est célébré comme le candidat du parti au pouvoir pour le Parlement européen.

L’efficacité de ces «gestes» de Mitsotakis à l’égard des forces d’extrême droite est plus qu’équivoque, car ils légitiment encore davantage leur propre agenda. A la veille des élections, l’inflation des débats publics sur la «minorité grecque» en Albanie constitue un souffle supplémentaire dans les voiles de Kyriakos Velopoulos, le président du parti Solution grecque, et de tout le courant du nationalisme grec extrême.

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Les manifestations de masse successives des étudiant·e·s et des agriculteurs, les grèves des travailleurs et travailleuses, la vague d’indignation suscitée par le meurtre collectif de Tempé ou l’impact désastreux des inondations en Thessalie, ont montré que Kyriakos Mitsotakis était et reste vulnérable. Mais pour qu’un gouvernement tombe, il faut que quelqu’un tente sérieusement de le renverser. L’arme secrète de Mitsotakis est la direction politique du leader de SYRIZA, Stefanos Kasselakis [en fonction depuis le 24 septembre 2023], et la faiblesse politique du leader du PASOK, Nikos Androulakis [à ce poste depuis le 12 décembre 2024].

La campagne électorale de Stefanos Kasselakis est pleine de «surprises» pour les membres et cadres de gauche restants de SYRIZA. Il a fait des déclarations qui prouvent qu’il est sans scrupules. Ainsi, il a appelé à une réduction plus audacieuse de… l’impôt sur les sociétés, ou a déclaré que l’OTAN était une «alliance défensive sacro-sainte»! Il a fait des déclarations qui prouvent qu’il est désemparé et désinvolte, comme lorsqu’il a suggéré d’augmenter les dépenses publiques pour les soins de santé à… 5% du PIB, alors que le programme de son parti prévoit 7,5% et que Mitsotakis dépense déjà 5,75%. Il a promu des politiciens de droite dans le scrutin et la direction du parti, comme Evagelos Antonaros, un ancien porte-parole de Nouvelle Démocratie, et Aris Spiliotopoulos, un haut conseiller de l’ancien premier ministre Kostas Karamanlis. De même, il a démoli tous les derniers vestiges de fonctionnement collectif au sein de SYRIZA. Lorsque Mitsotakis a annoncé la candidature de Fredi Beleri, Kasselakis a décidé de relever le défi en organisant une tournée électorale dans les villages du sud de l’Albanie où la minorité grecque est très présente. Cette question est plus «délicate» qu’il n’y paraît de loin: le slogan «Libérez l’Epire du Nord» a été au centre des préoccupations de la droite nationaliste en Grèce depuis les jours sombres de la guerre civile et de la dictature militaire.

Il est évident que Stefanos Kasselakis cherche à établir un nouveau type de parti, totalement différent: une formation rapiécée, orientée vers le centre politique, donnant la priorité à capter de suffrages par le biais du style de vie et des médias sociaux, maintenant une stratégie euro-atlantique, rompant tout lien avec les traditions et les symboles de la gauche, tout en restant ouverte à une alliance potentielle avec la droite dans une éventuelle ère «post-Mitsotakis».

Kasselakis a placé la barre marquant un succès électoral, en juin, à hauteur de 17% et d’une deuxième place. S’il réussit, il finalisera la transformation de SYRIZA en se débarrassant des derniers vestiges de ceux qui peuvent encore se souvenir (et servir de référence) des origines marquées effectivement à gauche du parti. S’il échoue, il s’effondrera et son aventure dans la politique grecque, ainsi que son séjour en Grèce, prendront probablement fin.

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Au PASOK, la direction de Nikos Androulakis est confrontée à une prise de conscience difficile: c’est une chose pour un groupe de bureaucrates de dominer les élections internes d’un parti en déclin, et c’en est une autre de construire un courant politique fort et d’inspirer des espoirs et des aspirations.

Dans ce contexte, à quelques semaines des élections européennes, la campagne électorale se déplace vers la droite. Elle a un contenu conservateur. Elle est menée par les appareils et est marquée par une démagogie superficielle. Il en résultera une indifférence massive, qui se traduira par un taux d’abstention probablement record. Cela permettra de renouveler la vitalité du gouvernement Mitsotakis, mais avec une force politique réelle inférieure, un pouvoir qui sera mis à l’épreuve lors les turbulences de la période à venir.

Les campagnes de la gauche (Parti communiste, ANTARSYA, MERA25-Varoufakis) se détachent clairement dans ce paysage politique d’ensemble, mais sans réussir, jusqu’à présent, à y ouvrir une brèche sérieuse. En ce qui concerne DEA, nous appelons à voter à gauche, c’est-à-dire à voter pour l’un ou l’autre de ces trois formations, sans pour autant défendre l’une d’entre elles. Il serait positif que la force électorale de ce «camp» de gauche soit renforcée, mais nous sommes convaincus que tout changement sérieux de l’état actuel des choses dépend des mobilisations au lendemain de l’élection.

La société grecque reste au bord de la crise et la voie de sortie fera l’objet de luttes à plus long terme que la «prise de température» que sera le jour des élections européennes. (Article reçu le 19 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Antonis Ntavanellos, membre de la direction de DEA, dirige la publication Ergatiki Aristera (Gauche ouvrière)

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