Par James Risen
Au lendemain de l’invasion de l’Afghanistan par les Etats-Unis à la fin de 2001, les forces du chef de guerre afghan Abdul Rashid Dostum, soutenu par les Etats-Unis, ont assassiné des centaines, voire des milliers, de prisonniers talibans en les enfermant dans des conteneurs métalliques et en les laissant suffoquer. A l’époque, Abdul Rashid Dostum était payé par la CIA et travaillait avec les forces spéciales étatsuniennes pour chasser les talibans du pouvoir.
L’administration Bush a bloqué les efforts déployés par la suite pour enquêter sur ce massacre, même après que le FBI eut interrogé des témoins parmi les Afghans survivants qui avaient été transférés à la prison américaine de Guantanamo Bay, sur l’île de Cuba, et après que des enquêteurs responsables des droits de l’homme eurent publiquement identifié le site du charnier où les forces de Dostum s’étaient débarrassées des corps. Plus tard, le président Barack Obama a promis d’enquêter, mais n’a pris aucune mesure à ce propos.
Au lieu de cela, Hollywood est intervenu et a transformé Dostum en héros. Le film de 2018, 12 Strong, un récit chauvin du partenariat entre les forces spéciales des Etats-Unis et Dostum lors de l’invasion de 2001, a blanchi Dostum – même si ses crimes ont continué à s’accumuler dans les années qui ont suivi le massacre des prisonniers. Au moment de la sortie du film, en janvier 2018, Dostum était en exil, afin d’échapper aux accusations de crimes en Afghanistan pour avoir ordonné à ses gardes du corps de violer un opposant politique, notamment avec un fusil d’assaut. Le film (tourné au Nouveau-Mexique, et non en Afghanistan) est basé sur un livre qu’un critique du New York Times a qualifié d’«œuvre entraînante, édifiante et chantante à la Toby Keith» (compositeur-interprète).
Pendant deux décennies, les Américains se sont raconté un mensonge après l’autre sur la guerre en Afghanistan. Les mensonges sont venus de la Maison Blanche, du Congrès, du Département d’Etat, du Pentagone et de la CIA, ainsi que d’Hollywood, et aussi des pontes des info sur le câble, des journalistes et de la culture en général.
Les Américains ont eu envie d’une histoire simple, avec des héros et des méchants, pour donner un sens à la plus longue guerre de l’histoire des Etats-Unis. Ils ont voulu des histoires comme les 12 Strong pour se sentir bien. Mais aux confins de l’empire des Etats-Unis, la guerre a été méchante et brutale. Elle a fait ressortir chez les Américains la même arrogance impériale qui a condamné l’engagement des Etats-Unis au Vietnam.
Ce mois-ci, alors que les talibans ont rapidement pris le contrôle de Kaboul et que le gouvernement soutenu par les Etats-Unis s’est effondré, le U.S. Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (l’Inspecteur général spécial des Etats-Unis pour la reconstruction de l’Afghanistan), le chien de garde du gouvernement sur l’expérience afghane, a publié son rapport final [datant d’août 2021]. L’évaluation comprend des entretiens remarquablement francs avec d’anciens responsables impliqués dans l’élaboration de la politique des Etats-Unis en Afghanistan qui, collectivement, offrent peut-être la critique la plus mordante de l’entreprise des Etats-Unis – d’une durée de 20 ans – jamais publiée dans un rapport officiel du gouvernement.
«Les coûts extraordinaires avaient pour but de servir un objectif», note le rapport, «bien que la définition de cet objectif ait évolué au fil du temps.»
Publié dans les jours qui ont suivi la chute de Kaboul, le rapport se lit comme une épitaphe de l’engagement américain en Afghanistan.
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L’une des premières choses que les Etats-Unis ont faites après avoir pris le contrôle effectif de l’Afghanistan à la suite de l’éviction des talibans en 2001 a été d’installer des salles de torture secrètes. A partir de 2002, la CIA a torturé des Afghans et des prisonniers étrangers envoyés par avion dans ces salles de torture dans toute l’Asie centrale, l’Afrique et le Moyen-Orient. La pire chambre de torture a été surnommée «Les ténèbres» par les prisonniers qui y étaient envoyés, qui souffraient d’une privation sensorielle si complète qu’ils ne savaient même pas qu’ils étaient en Afghanistan. Ils étaient enchaînés, à l’isolement, sans lumière et avec de la musique en permanence. Ils ont été suspendus par les bras jusqu’à deux jours, plaqués contre des murs, forcés de s’allonger nus sur des bâches pendant que des litres d’eau glacée étaient versés sur leur corps. Au moins un prisonnier est mort sous la garde de la CIA après avoir été laissé enchaîné dans des températures glaciales.
Personne n’a jamais eu à rendre compte du régime de torture étatsunien en Afghanistan.
Les frappes de drones américaines ont également commencé très tôt en Afghanistan. La CIA y a tué Mohammed Atef, un agent d’Al-Qaida, et d’autres personnes à l’aide d’un drone en novembre 2001, deux mois seulement après le 11 septembre. L’Afghanistan est rapidement devenu le site de bêta tests de la guerre des drones de haute technologie, entraînant d’innombrables pertes civiles et un profond ressentiment au sein du peuple afghan, qui se sentait impuissant face à la menace invisible qui tournait au-dessus de lui.
L’adoption précoce de la guerre des drones par les Etats-Unis en Afghanistan a permis à Neal Blue, président de General Atomics, de faire fortune; la société d’énergie et de défense de Californie du Sud a fabriqué le Predator, le premier drone armé à survoler l’Afghanistan. (General Atomics a ensuite produit le modèle suivant du Predator, le Reaper). Neal Blue et son frère, Linden Blue, vice-président de General Atomics, ont maintenu un profil public bas tout au long de la guerre, mais en tant que propriétaires de la société privée General Atomics, ils ont été parmi les premiers – mais pas les derniers – entrepreneurs étatsuniens à s’enrichir grâce au sang versé en Afghanistan.
En peu de temps, la campagne de drones de la CIA a cessé de s’en prendre aux quelques agents d’Al-Qaida qu’elle pouvait trouver en Afghanistan pour cibler les talibans, plaçant ainsi la campagne de drones au cœur de l’insurrection intérieure afghane.
Les Etats-Unis ont lancé plus de 13 000 frappes de drones en Afghanistan entre 2015 et 2020, tuant jusqu’à 10 000 personnes, selon les statistiques conservées par le Bureau of Investigative Journalism (Bureau du journalisme d’investigation). La CIA, qui s’appuie sur les numéros de téléphone portable pour trouver, fixer et achever ses ennemis présumés, a souvent lancé ses missiles Hellfire sur les mauvaises cibles ou sur des cibles se situant au milieu de groupes de civils.
Cette pratique a dévasté des villages afghans, mais les Etats-Unis ont refusé de comptabiliser les victimes civiles des frappes de drones. Au lieu de cela, les responsables ont insisté sur le fait que chaque frappe avait atteint la cible visée, tout en ignorant les affirmations des villageois selon lesquelles les missiles avaient tué un chef d’un clan ou décimé une réunion d’anciens du village.
L’ancien officier d’infanterie des Marines Ian Cameron, qui a supervisé le ciblage des drones en Afghanistan pendant neuf mois en 2018 et 2019, a écrit dans le Washington Post (20 août 2021) sur la «stérilité de ce type de guerre, qui me permettait de tuer des combattants talibans à un moment donné et, le lendemain, de finir un déjeuner de hamburger à demi rationné». Cela lui semblait un «exercice sisyphéen (puisque les talibans ne manquaient jamais de combattants de remplacement)».
Les frappes de drones se sont accompagnées de «raids nocturnes», au cours desquels les forces étatsuniennes et afghanes faisaient irruption dans une maison au milieu de la nuit et tuaient ou capturaient ceux qui s’y trouvaient, alimentant ainsi le ressentiment. Ces raids étaient si impopulaires qu’ils ont parfois conduit un village entier à prêter allégeance aux talibans. Pire encore, pendant des années, l’armée américaine et la CIA n’ont pas compris à quel point leurs frappes aériennes et leurs raids nocturnes étaient manipulés par les Afghans, qui leur fournissaient de fausses informations pour convaincre les Américains de lancer des raids contre leurs rivaux locaux ou de les faire embarquer à Guantanamo.
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Après l’invasion initiale qui a chassé les talibans, les Etats-Unis ont transféré la plupart de leurs ressources militaires et de renseignement de l’Afghanistan vers l’Irak en 2002 et 2003. L’administration Bush estimait que l’Irak était un théâtre de guerre plus important que l’Afghanistan et pensait à tort que la guerre en Afghanistan était terminée.
Le transfert des ressources des Etats-Unis par l’administration Bush vers l’Irak en 2002 et 2003 a été la plus grande erreur de calcul militaire de toute la guerre en Afghanistan. Pendant que les Etats-Unis étaient distraits par l’Irak, les talibans, qui avaient été pratiquement vaincus et dispersés, se sont rétablis et ont repris des forces.
James Dobbins, un diplomate de carrière qui a été l’envoyé spécial de l’administration Bush en Afghanistan, a déclaré dans un entretien avec l’Inspecteur général spécial que les responsables ont vite compris qu’ils devaient décider quelle guerre recevrait le plus de ressources gouvernementales, et «ils ont choisi l’Irak… Il y a eu plusieurs années de négligence calculée [en Afghanistan]… C’était intentionnel.»
Pourtant, même si l’administration Bush a prélevé des ressources militaires de l’Afghanistan, elle a insisté pour créer un nouveau gouvernement pro-occidental à Kaboul et a lancé un projet massif de «construction de la nation» dans le pays. Elle l’a fait sans saisir l’importance de plusieurs éléments fondamentaux concernant les conditions auxquelles elle s’affrontait.
Le premier est que les milices afghanes avec lesquelles les Etats-Unis ont uni leurs forces pour renverser les talibans en 2001 étaient en grande partie composées de groupes ethniques minoritaires du pays et qui lui étaient loyales, alors que les talibans étaient des Pachtounes, de loin le groupe ethnique le plus important du pays, représentant plus de 40% de la population. Les Tadjiks, qui dominaient l’Alliance du Nord, ont été les alliés les plus fiables des Etats-Unis tout au long de la guerre, mais ils ne représentaient qu’un peu plus d’un quart de la population afghane.
Même après avoir été chassés du pouvoir, les talibans ont largement conservé leur soutien dans les zones rurales du sud de l’Afghanistan, la base pachtoune du pays. Les Etats-Unis et le gouvernement qu’ils ont installé à Kaboul n’ont jamais su comment gagner la loyauté du cœur rural pachtoune.
Les Etats-Unis n’ont pas compris à quel point ces divisions ethniques allaient compromettre la «construction de la nation» dans un pays dont l’identité nationale avait été affaiblie par des décennies de guerre. Même des années après l’installation du gouvernement soutenu par les Etats-Unis, à Kaboul, il était encore facile d’identifier les ministres du gouvernement qui étaient tadjiks: il s’agissait de ceux dont les bureaux étaient dominés par de grands portraits d’Ahmad Shah Massoud, le «Lion du Panjshir», qui a dirigé l’Alliance du Nord jusqu’à son assassinat par Al-Qaida, deux jours avant le 11 septembre.
Une autre erreur fondamentale de calcul concernait le Pakistan. Dans les années 1980, la CIA avait travaillé avec les services de renseignement pakistanais pour soutenir les moudjahidin afghans contre les forces soviétiques qui occupaient l’Afghanistan depuis 1979. Mais après l’invasion étatsunienne en 2001, les dirigeants talibans ont trouvé refuge au Pakistan. Les talibans ont pu se réorganiser et recruter de nouvelles forces parmi plus d’un million de réfugiés afghans, principalement pachtounes, qui se trouvent du côté pakistanais de la ligne Durand, la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan établie par les Britanniques à la fin du XIXe siècle [le 12 novembre 1893, du nom de Mortimer Durand, diplomate et administrateur colonial en Inde britannique].
Les services de renseignement et militaires pakistanais ont joué un double jeu avec les Etats-Unis tout au long de la guerre des Etats-Unis en Afghanistan. Pendant des années, le Pakistan a fourni aux Etats-Unis un soutien logistique, en permettant que le ravitaillement des forces étatsunienne dans l’Afghanistan enclavé soit transporté à travers son territoire. Il a aussi parfois fourni des renseignements essentiels sur Al-Qaida et les suspects de terrorisme censés traverser la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan. Pourtant, de nombreux officiers de l’Inter-Services Intelligence (ISS) pakistanais étaient des islamistes favorables aux Pachtounes et aux talibans. Ils soutenaient depuis longtemps des groupes pachtounes apparentés comme le réseau Haqqani, dont le fondateur, Jalaluddin Haqqani [son fils, Sirajuddin, est actuellement le numéro 2 des talibans] avait été payé par la CIA pendant la campagne des années 1980 contre l’occupation soviétique.
Qui plus est, les responsables pakistanais voyaient la guerre en Afghanistan à travers le prisme de leur guerre froide en cours avec l’Inde. Ils se méfiaient profondément des liens entre l’Inde et le gouvernement de l’Alliance du Nord installé par les Etats-Unis à Kaboul.
L’alliance américano-pakistanaise, fondée sur des mensonges, s’est avérée insoutenable. Les talibans ont survécu à l’assaut initial des Etats-Unis en 2001 en grande partie parce qu’ils avaient le soutien du Pakistan. Dix ans après le début de la guerre, le Pakistan a commencé à resserrer son emprise sur les voies d’approvisionnement des Etats-Unis. Les relations se sont détériorées après que des manifestations ont éclaté au Pakistan contre les frappes de drones étatsuniennes. Elles ont failli se rompre après le raid américain sur Abbottabad en mai 2011, au cours duquel les forces spéciales américaines ont tué Oussama ben Laden. Une frappe aérienne ultérieure de l’OTAN, qui a touché deux installations militaires au Pakistan et tué 28 soldats pakistanais, en novembre 2011, a encore distendu les liens. Les Etats-Unis ont finalement été contraints de recourir à des voies d’approvisionnement beaucoup plus coûteuses, passant par la Russie et l’Asie centrale.
Une autre erreur de calcul s’est produite lorsque les Etats-Unis ont tourné le dos à une possibilité de travailler avec l’Iran sur l’Afghanistan. L’Iran a une longue frontière avec l’ouest de l’Afghanistan, et l’influence perse à Herat et dans la région environnante remonte à l’époque de l’ancienne route commerciale de la soie. Lorsque les talibans ont pris le pouvoir dans les années 1990, l’Iran a considéré ce groupe comme son ennemi. L’Iran est majoritairement musulman chiite, tandis que les Pachtounes sont sunnites. Et les talibans avaient l’habitude, dans les années 1990, de persécuter le groupe minoritaire Hazara, qui est majoritairement chiite.
Immédiatement après le 11 septembre, alors que les Etats-Unis se préparaient à envahir l’Afghanistan, des responsables étatsuniens et iraniens se sont secrètement rencontrés à Genève pour discuter d’une éventuelle collaboration contre les talibans. Selon d’anciens responsables des Etats-Unis, des fonctionnaires iraniens ont même fourni aux services des Etats-Unis des informations de ciblage pour leur campagne aérienne anti-talibans à la fin de 2001.
Mais la brève possibilité d’une ouverture avec Téhéran a pris fin lorsque l’administration Bush a décidé d’élargir sa guerre contre le terrorisme au-delà de l’Afghanistan. Dans son discours sur l’Etat de l’Union de 2002, George W. Bush a déclaré que l’Iran faisait partie de «l’axe du mal», avec l’Irak et la Corée du Nord. L’Iran a ensuite fait marche arrière et a commencé à fournir un soutien secret aux talibans en Afghanistan, tout en soutenant l’insurrection contre les forces américaines en Irak.
Alors que les talibans reprenaient vie, l’administration Bush ne disposait plus que de peu de troupes en Afghanistan pour contrer la menace. Quelques années après leur victoire initiale en 2001, les Etats-Unis se sont retrouvés coincés dans un bourbier qu’ils avaient eux-mêmes créé en Afghanistan, tout comme en Irak.
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L’administration Bush a décidé de rester en Afghanistan, mais elle n’avait plus d’objectifs clairs. Les cibles initiales de la mission militaire – Oussama ben Laden et les dirigeants d’Al-Qaida – s’étaient «effacées». Quelle était donc la nouvelle mission des Etats-Unis?
Malgré des années de débat, la Maison Blanche de Bush n’arrivait pas à se décider. L’administration Bush voulait quitter l’Afghanistan et se concentrer sur l’Irak – mais elle ne voulait pas laisser le champ militaire libre aux talibans. Bush ne voulait pas s’engager dans la «construction d’une nation» en Afghanistan, mais son gouvernement restait déterminé à créer un nouveau gouvernement central de style occidental, doté de routes, d’écoles, d’hôpitaux et d’une armée nationale modernes. (La CIA a même discrètement procédé à sa propre édification nationale, en créant le National Directorate of Security – Service de renseignement afghan –, appelé Direction nationale de la sécurité, et en le remplissant de Tadjiks payés par la CIA).
Le résultat est que, pendant toute la durée de son mandat, George W. Bush a eu un pied en Afghanistan et un pied en dehors. Stephen Hadley, le conseiller à la Sécurité nationale de Bush lors de son second mandat, a mollement déclaré à l’Inspecteur général spécial qu’«il n’y avait tout simplement pas de procédure pour planifier la mission d’après-guerre».
Les Etats-Unis ont installé Hamid Karzaï, un Pachtoune de souche qui vivait en exil au Pakistan, comme premier dirigeant afghan de l’après-taliban. Il est ensuite devenu président de l’Afghanistan. En 2001, les Etats-Unis ont littéralement escorté Karzaï en Afghanistan depuis le Pakistan. Lorsqu’un avion américain a accidentellement bombardé le détachement de forces spéciales et de personnel de la CIA qui amenait Karzaï dans le pays, l’officier de la CIA, Greg Vogle, a plongé sur Karzaï, lui sauvant la vie.
Karzaï avait été choisi en grande partie parce qu’il était pro-occidental et parce que, à l’époque, de l’avis des groupes ethniques et des seigneurs de guerre en Afghanistan, il était le candidat le moins agressif. Le fait qu’il soit d’origine pachtoune était considéré comme un important «rameau d’olivier» pour les Pachtounes mécontents de la victoire des Tadjiks et de l’Alliance du Nord, soutenue par les Etats-Unis. Mais il était issu d’une petite tribu pachtoune basée dans le village de Karz, à l’extérieur de Kandahar, et n’était pas considéré comme un leader éminent parmi les principales tribus pachtounes.
Il n’a pas fallu longtemps pour que la corruption devienne endémique sous Karzaï. Avec le soutien de la CIA, le nouveau président a fait de son demi-frère cadet, Ahmed Wali Karzaï, de facto, le vice-roi de Kandahar et du sud de l’Afghanistan – et le patron de l’énorme trafic d’héroïne afghan.
Le pouvoir d’Ahmed Wali Karzaï sur le commerce de l’héroïne signifiait que lorsque des semi-remorques chargés de drogue étaient arrêtés par les forces de sécurité locales, il pouvait appeler leurs commandants pour ordonner la libération des camions et de leur contenu.
La Drug Enforcement Administration (DEA) étatsunienne a découvert à plusieurs reprises des preuves du rôle prépondérant d’Ahmed Wali Karzaï dans le commerce de la drogue en Afghanistan. Dans un cas, les enquêteurs américains ont découvert des liens entre un camion trouvé avec 50 kg d’héroïne et un intermédiaire d’Ahmed Wali Karzaï. La Maison Blanche a refusé que la DEA prenne des mesures contre Ahmed Wali Karzaï, qui était secrètement payé par la CIA.
La volonté des Etats-Unis de fermer les yeux sur le rôle d’Ahmed Wali Karzaï en tant que baron de la drogue n’était qu’un symptôme d’un problème beaucoup plus vaste. Les Etats-Unis avaient envahi un pays dont les activités les plus lucratives, outre la guerre, étaient la production d’opium et la contrebande d’héroïne, et pourtant les responsables américains n’ont jamais su quoi faire à ce sujet. En fin de compte, ils n’ont rien fait.
Pendant 20 ans, l’Amérique a essentiellement dirigé un narco-Etat en Afghanistan.
Lors de l’invasion initiale et de la campagne de bombardement en 2001, l’administration Bush a ignoré le problème de la drogue, estimant qu’il s’agissait d’une distraction par rapport à la principale mission antiterroriste de l’Amérique, et a refusé de bombarder les installations liées à la drogue.
Par la suite, les responsables américains chargés de l’Afghanistan ont parfois insisté sur l’importance des mesures de lutte contre les stupéfiants; à un moment donné, ils ont même fait venir des agents colombiens chargés de la lutte contre les stupéfiants pour tenter de former une nouvelle force afghane de lutte contre les stupéfiants. Le ministère de la Justice a également créé un tribunal spécial pour les drogues en Afghanistan, tandis que le Département d’Etat a lancé une campagne d’éradication des cultures de pavot.
Mais ces efforts n’étaient que de la poudre aux yeux. Le gouvernement Karzaï a refusé d’autoriser la pulvérisation aérienne de produits chimiques dans les champs de pavot, craignant une réaction négative des agriculteurs. Le Département d’Etat s’est donc appuyé sur l’éradication manuelle, ce qui signifie que des centaines d’Afghans équipés de tracteurs et de bâtons ont été envoyés pour arracher manuellement les champs de pavot, au risque de provoquer la colère des agriculteurs. Les fonctionnaires du Département d’Etat se sont vite rendu compte que les champs identifiés pour l’éradication par les fonctionnaires afghans et les dirigeants locaux étaient ceux de leurs rivaux ou d’agriculteurs sans importance. Les cultures des Afghans puissants n’étaient presque jamais touchées.
Chaque fois que les responsables américains ont cherché à faire de la lutte contre les stupéfiants une priorité, ils se sont heurtés à la réalité : les barons de la drogue en Afghanistan étaient également les seigneurs de guerre afghans qui étaient à la solde de la CIA et sur lesquels l’armée américaine comptait pour combattre les talibans.
Les Etats-Unis ont dépensé près de 9 milliards de dollars pour leurs programmes symboliques de lutte contre les stupéfiants en Afghanistan, mais la production d’opium et la contrebande d’héroïne en Afghanistan ont explosé sous le gouvernement soutenu par les Etats-Unis. L’Afghanistan produit désormais plus de 80% de l’héroïne vendue dans le monde.
La production d’opium en Afghanistan a explosé en 2002 et n’a cessé de croître. En 2020, 224 000 hectares de terres étaient consacrés à la culture du pavot à opium en Afghanistan, contre 123 000 hectares en 2010, selon les Nations unies (UNIDOC, April 2021)
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L’aide étatsunienne et l’argent de la reconstruction ont submergé l’économie de l’Afghanistan. Les Etats-Unis ont fourni 145 milliards de dollars sur 20 ans pour reconstruire un pays dont le produit intérieur brut ne s’élevait qu’à 19 milliards de dollars en 2019. En 2018 encore, près de 80% des dépenses du gouvernement afghan provenaient de donateurs occidentaux.
Les effets combinés des flux massifs de dollars de l’aide occidentale, du financement des opérations de combat et du fleuve des narcodollars ont créé une bulle économique surréaliste en Afghanistan. Une nouvelle classe professionnelle urbaine de style occidental a vu le jour à Kaboul, dont de nombreux membres fuient aujourd’hui les talibans. Mais l’argent a également déclenché une épidémie de corruption et de délits d’initiés qui a profondément discrédité le gouvernement central afghan et les Etats-Unis.
Une grande partie de l’argent des Etats-Unis a enrichi des contractants étatsuniens sans jamais entrer dans l’économie afghane. Une grande partie de cet argent a également disparu sur des comptes bancaires secrets à Dubaï, aux Emirats arabes unis, détenus par des fonctionnaires du gouvernement afghan, des seigneurs de guerre et leurs familles, un phénomène décrit dans un rapport de 2020 de la Carnegie Endowment for International Peace comme «la pollinisation croisée de la criminalité entre l’Afghanistan et Dubaï».
L’exemple fébrile donné par la Kabul Bank a fourni le modèle de la manière dont l’élite afghane pouvait déplacer efficacement et de manière flagrante l’argent de l’aide des Etats-Unis hors d’Afghanistan et sur ses comptes bancaires offshore privés. La banque, autrefois la plus importante d’Afghanistan, a été fondée par Sherkhan Farnood, un cambiste opérant à Kaboul et à Dubaï qui avait fui la Russie parce qu’on le soupçonnait d’être un blanchisseur d’argent. Après avoir obtenu la charte bancaire du gouvernement Karzaï, il a utilisé la Kabul Bank pour détourner l’argent des déposants afghans afin de payer ses investissements personnels dans l’immobilier à Dubaï. Sherkhan Farnood a également contracté un prêt de 100 millions de dollars auprès de la Kabul Bank pour acheter Pamir Airways, qui assurait des liaisons commerciales entre Kaboul et Dubaï.
Les coursiers de Sherkhan Farnood transportant l’argent de son bureau de change à Kaboul pouvaient «maintenant plus facilement transporter l’argent détourné d’une banque contrôlée par Farnood (Kabul Bank) sur une compagnie aérienne appartenant à Farnood (Pamir Airways) et le livrer à une maison de change appartenant à Farnood (Shaheen Money Exchange) à Dubaï», concluait le rapport Carnegie Endowment for International Peace.
Avant que la banque ne s’effondre définitivement et de manière spectaculaire en 2010, Farnood bénéficiait d’une protection politique importante, car il utilisait également la Kabul Bank pour aider les politiciens afghans les plus puissants à blanchir leur argent mal acquis à Dubaï.
Dans le même temps, la petite corruption, qui consiste à verser des pots-de-vin à des fonctionnaires locaux pour obtenir un service ou un emploi, était endémique, alimentant le ressentiment du commun des Afghans à l’égard du gouvernement. Les Nations unies ont constaté qu’en 2012, les Afghans versaient 3,9 milliards de dollars de pots-de-vin par an. La moitié des Afghans ont versé un pot-de-vin pour un service public.
A mesure que le gouvernement soutenu par les Etats-Unis se poursuivait, les petits pots-de-vin et la corruption se sont aggravés, au lieu de s’améliorer. Les milices «utilisaient leur position et leur proximité avec le gouvernement et l’armée étatsunienne pour contrôler les routes, obtenir des contrats lucratifs, s’imposer comme des puissances régionales, et parfois servir les deux camps, en coopérant avec les forces internationales et talibanes pour maximiser les profits», concluait un rapport de 2018 de l’Institute of World Politics (1er mai 2018).
Les pots-de-vin et la corruption alimentés par le gouvernement ont poussé de nombreux Afghans dans les bras des talibans. Ces derniers ont acquis la réputation de régler les différends financiers et autres en utilisant des méthodes plus directes – quoique bien plus brutales. «Essayer de rivaliser avec les talibans en matière de résolution des conflits aurait signifié autoriser la charia, et ce n’est pas quelque chose que nous pouvions faire politiquement», a déclaré à l’Inspecteur général spécial Barnett Rubin, un expert de longue date de l’Afghanistan qui a conseillé le Département d’Etat.
Souvent, les projets de reconstruction étatsunien fournissaient des fonds directement aux talibans et aux groupes extrémistes connexes. Les entrepreneurs afghans devaient souvent payer les talibans pour qu’ils n’attaquent pas les projets soutenus par les Etats-Unis, «faisant ainsi des insurgés des sous-traitants officieux du gouvernement américain», a conclu l’Inspecteur général spécial. Un exemple était un projet financé par les Etats-Unis pour construire une autoroute de Gardez à Khost, dans le sud-est de l’Afghanistan. Afin d’éviter des attaques en 2011, les entrepreneurs de la route ont versé un million de dollars par an à une personnalité locale connue uniquement sous le nom d’Arafat, qui était censée avoir des liens avec le réseau Haqqani.
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La décision la plus cynique concernant la guerre en Afghanistan a peut-être été prise par Barack Obama en 2009. Pendant la campagne présidentielle de 2008, Obama a cherché à se distinguer de ses principaux rivaux politiques par ses dénonciations catégoriques de la guerre en Irak. Craignant d’être attaqué par la droite pour être trop accommodant («colombe»), Obama a équilibré ses attaques sur la guerre en Irak en affirmant qu’il ferait plus que l’administration Bush pour gagner «la bonne guerre» en Afghanistan.
En 2009, Obama a annoncé qu’il augmentait le niveau des troupes des Etats-Unis en Afghanistan: il s’agissait d’un «surge» (montée en puissance) inconsidéré. Ce «surge» ne s’accompagnait d’aucune véritable stratégie à long terme. Il est difficile de ne pas voir dans la décision d’Obama un peu plus qu’un calcul politique visant à honorer sa promesse de campagne antérieure qui n’avait été faite que pour le protéger des attaques sur sa position en Irak.
Alors que les troupes des Etats-Unis affluaient régulièrement en Afghanistan en 2009 et 2010, les opérations de combat se sont concentrées sur le sud, notamment la province de Helmand, bastion des talibans et de la production d’opium. Le niveau des troupes américaines a atteint un pic d’environ 100 000 hommes au cours de la montée en puissance, soit le niveau le plus élevé de toute la guerre en Afghanistan.
Mais l’opération s’est rapidement transformée en une guerre d’usure peu concluante. Les pertes étatsuniennes ont atteint leur niveau le plus élevé de la guerre pendant la montée en puissance, avec 496 décès en 2010. Le président Obama avait réduit les forces à environ 8400 hommes lorsqu’il a quitté ses fonctions.
Donald Trump est arrivé à la présidence en 2017, après avoir fait campagne sur un vœu de mettre fin aux «guerres éternelles des Etats-Unis». Il était déterminé à retirer toutes les troupes d’Afghanistan. Mais il a été facilement distrait par des copains désireux de faire de l’argent. Erik Prince, le tristement célèbre fondateur de Blackwater, a presque convaincu Trump de le laisser prendre en charge l’ensemble de la mission de combat en Afghanistan en utilisant des mercenaires payés à la place des troupes étatsuniennes Au lieu de cela, Trump s’est tellement égaré qu’il a laissé le Pentagone le convaincre d’augmenter les niveaux de troupes à environ 14 000 en 2017.
Trump a finalement obtenu ce qu’il voulait en février-mars 2020, lorsque les Etats-Unis et les talibans ont signé un accord fixant les conditions d’un retrait complet des troupes américaines d’Afghanistan d’ici le 1er mai 2021. Après l’élection présidentielle de 2020, le secrétaire à la Défense par intérim, Chris Miller, a annoncé que le niveau des troupes étatsuniennes avait été réduit à 2500.
Joe Biden est entré en fonction cette année, faisant valoir qu’après 20 ans, la guerre en Afghanistan devait prendre fin. Sortir de l’Afghanistan était peut-être la seule question sur laquelle il était publiquement d’accord avec Donald Trump.
Le 14 avril, il a annoncé que toutes les troupes américaines seraient retirées d’ici le 11 septembre 2021, date du 20e anniversaire du 11 septembre. Donald Trump a rapidement critiqué Biden pour ne pas avoir respecté la date butoir du 1er mai qu’il avait négociée avec les talibans, déclarant que «nous pouvons et devons nous retirer plus tôt» et que «sortir d’Afghanistan est une chose merveilleuse et positive à faire. J’avais prévu de me retirer le 1er mai, et nous devrions respecter ce calendrier autant que possible.»
Les talibans ont également publié une déclaration en avril 2021 dans laquelle ils reprochent à Joe Biden de ne pas avoir respecté le délai convenu. Ils ont averti de manière inquiétante que ce retard «ouvre la voie aux [talibans] pour prendre toutes les contre-mesures nécessaires».
La signification et les conséquences de cette déclaration des talibans en avril se jouent actuellement à l’aéroport international Hamid Karzaï de Kaboul.
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Les Etats-Unis ont certainement fait du bien à l’Afghanistan. Son «édification nationale» a créé une nouvelle classe moyenne éduquée et urbaine, et le gouvernement soutenu par les Etats-Unis a offert des droits sans précédent aux femmes. En 2018, l’espérance de vie a augmenté de neuf ans, le taux d’alphabétisation a progressé et la mortalité infantile a diminué.
Mais le rapport final de l’Inspecteur général spécial, qui documente ces gains, a conclu qu’ils n’étaient pas «à la hauteur de l’investissement américain.» Un ancien fonctionnaire du Pentagone a déclaré à l’Inspecteur général spécial que «lorsque vous regardez combien nous avons dépensé et ce que nous avons obtenu en retour, c’est ahurissant».
Dans un entretien avec l’Inspecteur général spécial, Douglas Lute – qui a coordonné la stratégie pour l’Afghanistan au Conseil national de sécurité de 2007 à 2013 – a fait une critique brève et dévastatrice de l’entreprise américaine en Afghanistan. «Nous étions dépourvus d’une compréhension fondamentale de l’Afghanistan», a déclaré Douglas Lute. «Nous ne savions pas ce que nous faisions.» (Article publié sur le site The Intercept, le 26 août 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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