Par Pierre Alonso
Tatiana Pavlovska démarre par un long silence en regardant vers le ciel. Dans le hall de l’hôtel de Zaporijia, où cette survivante de Marioupol dort depuis un jour avec sa mère et sa fille, les aboiements d’un chien résonnent. La mère de famille de 47 ans est arrivée ici mardi grâce au convoi d’évacuation organisé par les Nations Unies, après un accord inédit des autorités ukrainienne et russe. Tatiana est prête à raconter son histoire. Pendant presque deux heures, elle détaille avec minutie ces 65 jours dans l’enfer de Marioupol assiégé, dont 55 sous terre dans un bunker du complexe industriel d’Azovstal.
«Le premier missile»
Comme les autres habitants de Marioupol, cité portuaire sur les bords de la mer d’Azov, Tatiana Pavlovska, employée dans les ressources humaines, a connu le conflit de 2014, une guerre restée loin de la ville. Marioupol avait même servi de refuge aux habitants de Donetsk fuyant les combats ou les séparatistes prorusses. Le 24 février, lorsqu’elle a entendu les premières détonations de l’«opération spéciale» lancée par Poutine contre l’Ukraine, Tatiana a d’abord pensé que le même scénario se reproduirait.
Avec sa fille de 10 ans, Polina, elle habitait au cinquième étage d’un immeuble sur la rive gauche, dans la partie la plus orientale de Marioupol. Elle se souvient que «le premier missile a frappé un emplacement à vingt minutes à pied de chez [elle], le 25 février». «Le 26, un autre est tombé à environ sept minutes à pied», calcule-t-elle. Le lendemain, sa mère de 73 ans, résidant encore plus à l’est, la rejoint. Les combats se rapprochent trop de chez elle, au point que les deux femmes décident de se réfugier avec l’enfant dans le sous-sol du Palais de la culture, à quinze minutes à pied de son domicile. «Il venait d’être restauré et repeint, les conditions étaient très bonnes quand nous sommes arrivées. On a dormi allongées sur des tapis de yoga.» Enfant, Tatiana venait y danser. Le 26 février et pendant une semaine, elle s’y est cachée avec sa famille.
Selon un décompte effectué le lendemain, ils sont alors 250 à l’intérieur. «Les bangs étaient de plus en plus forts dehors, des missiles sont tombés autour. Tout le voisinage est venu, la directrice les a laissés entrer. Dans les rues, on voyait les forces ukrainiennes se battre.» Les effectifs doublent à partir du mercredi et du jeudi, et dégradent les conditions de vie. Il faut rationner les vivres. L’eau potable est réservée aux enfants, les adultes se partagent l’eau d’un grand réservoir servant en temps de paix au ménage. «Je pensais me cacher là-bas la nuit et pouvoir retourner chez moi la journée», relate Tatiana. Elle n’y reviendra pourtant qu’une seule fois, sans deviner que ce sera la dernière. Cette idée lui est encore affreusement douloureuse. «Si j’avais su que je partais pour toujours, j’aurais pris les médailles de mon grand-père qui était un soldat pendant la Seconde Guerre mondiale et les photos de mon fils aîné enfant», glisse-t-elle dans un sanglot, qui déforme son visage rond et ses yeux doux. Elle chasse la tristesse pour reprendre son récit d’une voix calme.
En quête d’un bunker
Le samedi 5 mars, des militaires ukrainiens débarquent au Palais de la culture. Surpris par le nombre de civils, ils proposent d’en évacuer une vingtaine. Tatiana hésite. Monter dans un véhicule de l’armée, c’est devenir une cible, pense-t-elle. Elle décide de partir avec sa fille et sa mère, sans passer par les soldats. La première nuit, elles dorment chez la copine de son fils aîné, un peu plus à l’ouest. Sans gaz ni électricité, il y fait très froid. «On a dormi à trois sur le canapé sous toutes les couvertures qu’on a trouvées. On avait mis tous les vêtements qu’on pouvait.» Le quartier n’est pas épargné par les combats, des positions de l’artillerie ukrainienne sont très proches. Un nouveau dilemme se pose le lendemain: retourner au Palais de la culture surpeuplé ou continuer à l’ouest vers le complexe d’Azovstal. Tatiana opte pour la seconde option.
Elle connaît l’endroit tentaculaire. Ses parents y ont travaillé quarante ans. Elle-même y a bossé quinze ans après ses études. Le dimanche 6 mars, Tatiana, sa fille et sa mère se mettent en quête d’un de ces bunkers dont un voisin lui a parlé. Elles en trouvent un: «Les gens ne nous ont pas laissées entrer. Ils nous ont dit qu’il n’y avait plus de place pour nous», raconte-t-elle sans aucune rancœur.
Ils consentent à lui indiquer l’emplacement d’un autre bunker. «J’étais terrifiée d’aller à l’intérieur du complexe, il y avait des militaires, et d’habitude c’était interdit! Mais on n’avait pas d’autres choix et des soldats nous ont dit d’y aller.» Quelqu’un leur parle de bus d’évacuation pour Zaporijia, mais ils demeurent introuvables dans le dédale d’usines et d’entrepôts. Surtout, Tatiana n’imagine pas un instant devoir quitter sa ville pour une autre où elle n’a «rien ni personne».
Alors que la journée file et qu’elle ne sait toujours pas où elle dormira le soir même, elle croise un employé du site qui lui propose son aide. Il les emmène avec sa voiture, en zigzaguant, jusqu’à un autre bunker près d’une usine d’oxygène. «Les gens nous ont immédiatement aidés. Ils ont attrapé nos sacs et nous ont montré le chemin. C’était tellement facile avec eux. Ils éclairaient même le passage avec leur téléphone.» Elle ébauche un rare sourire.
Ils apportent des palettes en bois et du polystyrène pour isoler le sol. En bas, environ un étage et demi sous la surface de la terre, les occupants du bunker donnent de la soupe à Polina, sa fille. «Il y avait même de la viande dedans ! Elle était réservée aux enfants, mais ils ont nourri ma mère et même moi.» Après une semaine sans eau potable au Palais de la culture, elle découvre tout aussi incrédule les stocks de bouteilles. «On pouvait se servir sans demander. J’ai demandé quelle quantité il y avait, combien de temps on pouvait tenir? Ils ne comprenaient pas trop ma question. “On en a pour un long moment”, ils ont répondu. Je n’en revenais pas, ils ont cru que j’étais un peu folle.» Elle restera dans cet abri souterrain jusqu’au 30 avril.
Dans le bunker, des naufragés coupés du monde
Dans le bunker, l’essentiel de l’activité consiste à survivre. «Entre 100 et 103 personnes» l’occupent au début. Les hommes «chassent», décrit Tatiana: ils sortent pour chercher de la nourriture et diverses choses utiles. «La plupart étaient des employés d’Azovstal qui avaient emmené leurs familles ici, ils connaissaient bien les usines. Malgré les bombardements, ils sortaient.» Les femmes cuisinaient, faisaient la vaisselle, nettoyaient, poursuit Tatiana.
Alors qu’un déluge de métal s’abat sur la ville, les premiers temps dans le bunker se déroulent plutôt bien. Il ne fait ni trop humide ni trop froid, même si la température chute pas mal la nuit. «Au début, on faisait trois repas par jour, puis deux repas, sauf les enfants et les personnes âgées qui pouvaient aussi manger le matin. On a toujours essayé de nourrir les enfants au moins deux fois par jour», relate-t-elle. Un générateur à proximité du bunker leur fournit même de l’électricité de temps à autre, quand les bombardements faiblissent et que les hommes trouvent du diesel sur le site.
L’une des frappes se révèle paradoxalement providentielle: elle endommage la porte d’un vestiaire proche du bunker, au rez-de-chaussée, alors qu’elle était verrouillée jusque-là. Dedans se trouvent des vêtements d’ouvriers du site. Des pantalons et des blousons chauds. «Je n’aime pas prendre les affaires des autres, mais je me suis dit que c’était une question de survie. J’ai même trouvé des vêtements XXS pour ma fille», explique Tatiana, qui portait toujours son pantalon renforcé aux genoux mercredi dans l’hôtel de Zaporijia.
Sous terre, les naufragés sont totalement coupés du monde. Sa dernière connexion à Internet remonte au 2 mars. Les bunkers ne communiquent pas les uns avec les autres, en tout cas, pas le leur. Le 17 avril, un militaire ukrainien descend les voir. Chacun peut envoyer un message très court à un proche. Par exemple «Tania [diminutif de «Tatiana», ndlr] Polina vivantes» en précisant le numéro de téléphone. Elle l’adresse à sa sœur. Le soir même, le combattant leur apporte 15 à 20 kilos de céréales, des stocks qu’ils étaient en train de terminer samedi lorsqu’ils ont quitté leur abri.
Le lendemain, le soldat messager revient avec le fruit de la correspondance. L’émotion l’étreint de nouveau. «Je ne sais pas comment il a fait, mais mon fils Nikita, le deuxième, avait réussi à lui envoyer un message. Il nous avait vues sur une vidéo diffusée par Azov [bataillon ultranationaliste qui a participé à la défense de Marioupol. ndr]. Il demandait si on était toujours en vie.» Le jeune homme de 17 ans, étudiant à Kharkiv, était alors à Lviv dans l’ouest du pays. «Il nous a dit que notre maison n’existait plus, qu’il fallait venir à Lviv dès que possible. J’ai répondu que je n’avais plus de nouvelles de son grand frère Ivan depuis le 6 mars, et qu’on l’aimait fort. Je ne pouvais rien écrire de plus: les bombardements étaient si intenses qu’on ne savait pas si on allait survivre.»
Retour à la vie extérieure
Comme 100 autres rescapés, Tatiana a quitté l’enfer d’Azovstal le 30 avril. La sortie s’est révélée périlleuse en raison de la dégradation du bâtiment. Les accès en pente sont couverts de débris. «Les soldats ukrainiens nous ont aidées à sortir, les hommes avaient utilisé des échelles pour reconstituer des sortes de marches», décrit-elle. Tous étaient affaiblis, amaigris. Elle a perdu 10 kilos et paraît dix ans de plus que son âge avec son visage creusé par la tristesse. Tatiana se félicite d’avoir eu ce jour-là de bonnes chaussures. A l’extérieur, elle découvre «l’herbe verte». L’hiver était terminé.
Le retour à la vie extérieure lui apporte une terrible nouvelle: son fils Ivan n’aura jamais 23 ans, il est mort le 15 mars dans un bombardement alors qu’il se trouvait dans l’appartement de sa copine. Elle-même a été gravement blessée à la mâchoire. Elle est soignée en Russie, précise Tatiana qui lui avait parlé le jour de notre rencontre. Sur son téléphone, elle montre des photos du jeune homme aux cheveux noirs et à la peau très blanche.
Depuis qu’elle est sortie de l’enfer, elle a retracé le fil des événements. «Hier, j’ai demandé à Nikita, mon deuxième fils, depuis quand il savait pour Ivan. Il le savait depuis le 17 avril. Il ne me l’a pas dit dans son message parce qu’il voulait que je ressorte de ce bunker la tête froide.» (Article publié sur le site de Libération, le 5 mai 2022, à 21h31)
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