Par Anton Troianovski, Andrew E. Kramer, Ivan Nechepurenko et Andrew Higgins
Le Kremlin a organisé dimanche 31 janvier l’opération de police la plus redoutable de l’histoire récente de la Russie, visant à écraser un mouvement de protestation soutenant le leader de l’opposition emprisonné Alexeï A. Navalny; mouvement qui s’est développé dans tout le pays, pour un deuxième week-end consécutif.
Mais la démonstration de force – incluant des stations de métro fermées, des milliers d’arrestations et des méthodes souvent brutales – n’a pas réussi à étouffer la mobilisation. Par milliers, es gens se sont mobilisés en soutien à Alexeï Navalny, dans les régions glacées de la côte Pacifique [Vladivostok, etc.], dans les villes, de la Sibérie à l’Oural, en passant par Saint-Pétersbourg. À Moscou, les manifestants ont évité les postes de contrôle policiers et les cordons policiers antiémeutes pour marcher en colonne vers la prison où Alexeï Navalny est détenu, en scandant «Tous pour un et un pour tous!»
Dimanche soir à Moscou, selon un groupe d’activistes, plus de 5000 personnes avaient été arrêtées dans au moins 85 villes de Russie, mais beaucoup ont été libérées par la suite. Un nombre incomparable de policiers antiémeutes portant des casques noirs, des tenues d’intervention et des gilets pare-balles ont pratiquement verrouillé le centre de la métropole de 13 millions de personnes. A des kilomètres de la manifestation ils ont empêché le passage de personnes et ont vérifié leurs documents et leur ont demandé ce qu’ils faisaient dehors.
«Je ne comprends pas de quoi ils ont peur», a déclaré une manifestante du nom d’Anastasia Kuzmina, 25 ans, comptable dans une agence de publicité, à propos de la police. Se référant à l’année record de la répression de masse de Staline, elle a ajouté: «C’est comme si nous glissions lentement vers 1937.»
La réponse de la police à grande échelle a indiqué l’anxiété du Kremlin quant à la capacité d’Alexeï Navalny à unir les critiques disparates à l’égard du président Vladimir Poutine, allant des nationalistes aux libéraux, en passant par de nombreuses personnes sans idéologie particulière.
Mais la démonstration de force a également montré clairement que Vladimir Poutine n’a pas l’intention de faire marche arrière. Peu après que le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a condamné «l’utilisation persistante de méthodes dures contre des manifestants et des journalistes pacifiques», le ministère russe des Affaires étrangères a publié une déclaration accusant les États-Unis de soutenir les manifestations dans le cadre d’une «stratégie pour contenir la Russie».
Le prochain test pour les deux parties aura lieu mardi 2 février, lorsque Alexeï Navalny devra comparaître devant un tribunal pour des violations présumées de sa liberté conditionnelle, suite à une affaire de détournement de fonds datant de six ans, ce qui pourrait l’envoyer en prison ferme pour plusieurs années. Les alliés d’Alexeï Navalny – dont certains ont aidé à organiser les rassemblements depuis l’extérieur du pays via Twitter, Telegram et YouTube – ont déclaré que les manifestations de dimanche étaient un succès et ont rapidement appelé à d’autres manifestations devant le tribunal mardi.
«Les citoyens russes ont de nouveau montré leur puissance et leur force, et il ne fait aucun doute que Poutine le comprend», a déclaré dimanche Leonid Volkov, l’un des principaux collaborateurs d’Alexeï Navalny qui coordonnait les manifestations depuis l’étranger, dans une émission en direct sur YouTube.
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Mais la police a cherché à affirmer sa force non seulement en nombre, mais aussi avec des méthodes plus effrayantes. Des images vidéo prises à Moscou et à Saint-Pétersbourg ont montré des personnes qui ne semblaient pas résister à leur arrestation, hurlant après que la police a utilisé contre elles des dispositifs de type Taser – des armes qui n’auraient pas été utilisées lors de précédentes manifestations. Des gaz lacrymogènes auraient également été utilisés à Saint-Pétersbourg.
La répression des manifestants a montré que Poutine – qui a maintenu un minimum de libertés dans le pays, y compris un Internet ouvert et quelques médias indépendants – est prêt à accentuer l’autoritarisme afin d’éviter une éventuelle menace pour son pouvoir. La question est de savoir si d’autres Russes résisteront activement face à un tel virage autoritaire, en particulier alors que les images de la brutalité policière déferleront sur les médias sociaux dans les prochains jours.
«Les boulons se resserrent», a déclaré Nikolai Babikov, 31 ans, analyste de systèmes informatiques à Moscou, en regardant avec appréhension la police antiémeute et les gros fourgons gris de la police qui embarquent les personnes arrêtées. «La liberté est éliminée, et peu à peu, nous redevenons l’Union soviétique.»
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Depuis plusieurs années, Poutine est confronté à un mécontentement croissant de l’opinion publique, dans un contexte de baisse des revenus réels et de dissipation de la ferveur patriotique qui a accompagné l’annexion de la Crimée en 2014. Alexeï Navalny a longtemps été le critique le plus bruyant du Kremlin. Il a accusé Poutine d’avoir tenté de le tuer par une attaque de neurotoxiques l’été dernier.
Il y a deux semaines, lorsqu’il est rentré chez lui à Moscou après cinq mois de convalescence en Allemagne après l’empoisonnement, alors qu’il risquait d’être arrêté à son arrivée, Alexeï Navalny a mis en évidence ce mécontentement accumulé. Ensuite, alors qu’Alexeï Navalny était en prison, son équipe a diffusé une vidéo de deux heures accusant Vladimir Poutine de s’être fait construire en secret un palais sur la mer Noire.
La vidéo a été visionnée plus de 100 millions de fois sur YouTube et a donné de l’énergie aux protestations demandant la libération d’Alexeï Navalny. Dimanche, des images provenant de tout le pays ont montré des manifestants brandissant des brosses de toilettes et scandant «Aqua disco» – référence à une brosse de toilettes à 850 dollars et à une fontaine ornementée, détaillées dans le rapport d’Alexeï Navalny.
Le Kremlin a nié le rapport sur le palais et s’est empressé de contenir l’indignation du public à son sujet. Samedi, la télévision d’État a diffusé une interview d’un ami de Poutine, Arkady Rotenberg, qui a déclaré qu’il était en fait le propriétaire de la propriété et qu’il prévoyait de la transformer en hôtel.
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«Je suis pour l’honnêteté, rien d’autre», a déclaré Lioudmila Mikhaïlovna, une médecin pédiatre retraitée, âgée de 83 ans, à Moscou, qui a refusé de donner son nom de famille. Elle a déclaré qu’elle n’était pas une grande fan d’Alexeï Navalny, mais qu’elle était venue protester après avoir vu sa vidéo sur le palais.
Les manifestations de dimanche 31 janvier ont commencé vers midi sur la côte Pacifique de la Russie et ont traversé le pays, avec ses 11 fuseaux horaires, d’est en ouest. A Vladivostok, une ville portuaire sur la mer du Japon, les manifestants ont évité un centre-ville bloqué par les policiers antiémeutes et sont descendus sur la glace qui recouvre la baie d’Amour. En se tenant par les mains, ils ont formé des chaînes et ont dansé en scandant «Poutine est un voleur!» et «La Russie sera libre!».
Les policiers antiémeutes, d’abord hésitants à suivre sur l’eau gelée, ont décidé de donner la chasse. Mais la poursuite semblait se faire au ralenti, chaque côté se déplaçant avec précaution sur l’étendue de glace enneigée, sous un ciel gris en fin d’après-midi.
Ce n’était qu’une des nombreuses scènes remarquables qui se sont déroulées ce dimanche dans l’est de la Russie, où les protestations à grande échelle sont rares. Dans la ville sibérienne d’Irkoutsk, où les températures approchaient les -20 degrés Celsius, le taux de participation était nettement inférieur aux milliers de personnes qui ont manifesté le week-end dernier – et la présence policière encore plus imposante. Aleksei Zhemchuzhnikov, un militant pour les droits civiques, a déclaré que des cordons de policiers antiémeutes avec des gilets pare-balles et des boucliers ont été déployés pour la première fois, bouclant des sections du centre-ville. L’accès à l’internet mobile a été coupé, a-t-il dit. «Pour Irkoutsk, c’était une première», a déclaré Aleksei Zhemchuzhnikov à propos de la réaction de la police. «Ils ont eu peur.» […]
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À Moscou, l’équipe d’Alexeï Navalny a guidé les manifestants sur un itinéraire en zigzag pour éviter les cordons de police. Elle les a encouragés à rester ensemble, dans des rassemblements plus nombreux et donc plus difficiles à arrêter. Bien avant le début des manifestations, la police a isolé une grande partie du centre-ville pour les piétons et a fermé les stations de métro autour du Kremlin – une tactique de contrôle de la foule utilisée pour la première fois ces dernières années. «Essayez de ne pas quitter les rues principales et de rester en groupes importants», a déclaré l’équipe de Navalny aux manifestants, en utilisant l’application de messagerie Telegram. «Rappelez-vous, plus nous sommes nombreux, plus il est difficile pour la police de faire quoi que ce soit.»
Les manifestants, pour la plupart des jeunes, ont suivi les comptes sociaux d’Alexeï Navalny sur leur téléphone et ont souvent suivi les instructions de l’équipe – qui les ont conduits vers la prison où Navalny était détenu. La police, brandissant boucliers et matraques, a tenté de diviser la foule en petits groupes et de détenir les manifestants après les avoir poussés contre les murs et les clôtures.
Dans des scènes chaotiques, les policiers ont arrêté des personnes qui tentaient de se cacher dans des arrière-cours et dans les entrées d’immeubles locatifs. En début de soirée, l’agence de presse d’État Tass a rapporté que la police vérifiait les cours et les immeubles à la recherche de «traînards». […]
À Saint-Pétersbourg, un journaliste du journal Novaya Gazeta a publié une vidéo montrant des policiers en train de traîner un manifestant inconscient dans un fourgon de police après une «détention brutale». Dans deux villes de province, Koursk et Volgograd, des rapports sur des policiers en civil battant des manifestants ont été publiés.
Lioudmila Mikhaïlovna, la pédiatre à la retraite, foudroya du regard un rang de policiers baraqués. Elle déclara qu’elle allait aux manifestations depuis l’époque de Gorbatchev, mais que, malgré des déceptions répétées, elle continuerait à le faire «pour que mes enfants et petits-enfants n’aient pas à vivre dans un État policier vorace». Elle a ajouté: «Les choses sont maintenant tout simplement intolérables.» (Article publié par le New York Times, le 31 janvier 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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