Russie. Quand les médias doivent annoncer les décès intervenus…«lors de l’opération spéciale»

Par Paul Gogo (Moscou)

«Selon le ministère de la Défense de la Fédération de Russie, les forces armées russes ont perdu 9861 personnes (tuées). 16 153 personnes ont également été blessées lors de l’opération spéciale en Ukraine.» La phrase n’aura tenu que quelques minutes sur le site de Komsomolskaïa Pravda, un journal russe pro-Kremlin, avant d’être effacée. Le chiffre est vertigineux, loin des 498 décès admis par les autorisés russes, jusqu’à présent.

C’est lors d’un point presse réservé aux médias nationaux que la journaliste de ce quotidien semble avoir obtenu ces informations. Il s’agissait pour le ministère de vanter une victoire que l’armée serait en train de remporter contre un bataillon ukrainien, né en 2014, le bataillon «Donbass». Le journal, qui s’est empressé de supprimer ce passage, a rapidement dénoncé un «piratage» de son site internet. Un argument peu crédible car les chiffres des pertes russes avancés par l’armée ukrainienne dépassent les 14 000 morts.

Plusieurs hommages publics

Après bientôt un mois de combats acharnés, arrachant ses succès militaires dans la douleur, l’armée russe commence timidement à reconnaître ses pertes. Pas évident puisque le pays n’est pas en «guerre», le mot est interdit, mais engagé dans une «opération spéciale» de «pacification». Par conséquent, les actions humanitaires de l’armée russe en Ukraine sont bien plus médiatisées que les actions militaires.

Plusieurs gradés ont néanmoins fait l’objet d’hommages publics. Officier parachutiste, Nurmagomed Gadzhimagomedov est mort en Ukraine le 24 février. Il avait 25 ans. Le quotidien Moskovski Komsomolets a publié une longue interview de sa mère, qui raconte la carrière de ce jeune homme originaire du Caucase. Une mise à l’honneur autorisée car le Kremlin a décerné, à titre posthume, le titre de héros de la Russie à ce combattant dont la mort est racontée de la plus héroïque des façons.

Fils d’un policier multimédaillé et d’une professeure, Nurmagomed a été envoyé en Syrie à deux reprises ces dernières années avant de servir en Crimée. En février 2022, à quelques jours de la naissance de son premier enfant, il a été envoyé en Ukraine. A la veille de son départ, il a écrit à sa famille: «On y va mais on ne sait pas si on va s’en sortir.» Le journal ose préciser que «presque toute la compagnie a été tuée. Leurs corps ont été emmenés en Crimée, et de là à Rostov-sur-le-Don.»

Le journaliste livre quelques détails sur cette mort forcément impressionnante : «Nous avons appris qu’ils devaient occuper une tête de pont pour ensuite assurer le déploiement des forces en direction du sud. Leur colonne a été mitraillée. La voiture de Nurmagomed a pris feu. Il a ouvert le feu, couvrant ses combattants afin qu’ils puissent prendre une défense circulaire. Nurmagomed a été grièvement blessé, il a riposté jusqu’à la dernière balle. Quand ils ont commencé à l’entourer, il a sorti la dernière grenade et s’est fait exploser.» Une rue de Makhatchkala, la capitale du Daghestan, pourrait bientôt porter le nom de ce soldat connu dans la région.

Les faits, sans trop de détails

Toutes les victimes «autorisées» n’ont pas eu le droit à l’hommage et à la légende qui va avec. Ainsi, le général de division Andreï Sukhovetsky est simplement «décédé héroïquement», a annoncé la mairie de sa ville, Novorossyisk, dans le sud de la Russie. Ce soldat engagé dans l’armée depuis 1991 a participé aux combats en Abkhazie (Géorgie), en Tchétchénie et en Syrie jusqu’en 2019.

La loi qui interdit de dévier du discours officiel, promulguée dans les premiers jours de l’offensive en Ukraine, a vite été contournée par les médias régionaux. Le retour des dépouilles des enfants du pays morts au combat est traité par des dizaines de sites internet, qui, sans être dans l’opposition, racontent les faits, sans trop de détails, et en respectant évidemment le langage officiel. Les élus locaux y glissent leurs condoléances, les dates des rassemblements et enterrements sont précisés.

Ainsi, à Volgograd, dans le sud-ouest, le média v102.ru a récemment annoncé le décès d’un garçon du coin, Artyom Syrov. Cet homme de 31 ans est mort en Ukraine, tué par un tir de lance-grenade, alors qu’il gérait un système de radios pour l’armée. «Il y aura demain matin une cérémonie d’adieu à Volgograd, où son régiment est stationné. Les funérailles auront ensuite lieu dans la patrie d’Artyom», peut-on lire. Et de tels entrefilets commencent à pulluler sur Internet. (Article publié sur le site de Libération, le 22 mars 2022, à 20h41)

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