Russie. Le narratif télévisuel de la guerre et les interrogations de certains journalistes

Par Anton Troianovski

Dmitri Likin a passé plus de deux décennies à contribuer à façonner l’image de la télévision d’Etat russe, mais il affirme que ni lui ni ses amis jamais ne regardaient les informations.

C’est une illustration du type d’accord conclu depuis longtemps par certains employés de la machine de propagande du Kremlin – des personnes qui appréciaient le travail régulier et le défi créatif, même s’ils n’étaient pas d’accord avec l’objectif de leur fonction.

Ce n’est que ce mois-ci, après l’invasion de l’Ukraine par le président Vladimir V. Poutine, que Dmitri Likin a démissionné de son poste de directeur artistique de longue date de Pervy Kanal (Première chaîne), le réseau de télévision d’Etat russe qui est un acteur majeur de l’appareil de propagande tentaculaire du Kremlin. Il a insisté sur le fait qu’il n’était «pas un politicien», mais que l’invasion signifiait qu’il faisait désormais partie d’une opération dont l’objectif était «d’exterminer des vies».

***

«En Russie, la télévision est faite pour les gens qui, pour une raison ou une autre, sont trop paresseux pour utiliser des sources d’information alternatives», a déclaré Dmitri Likin dans un entretien téléphonique, en réfléchissant à son public. «Ce sont simplement des gens qui manquent d’éducation, ou qui n’ont pas l’habitude d’analyser.»

L’invasion de l’Ukraine par Poutine a conduit certains Russes qui ont longtemps travaillé pour le gouvernement à rompre leurs liens avec lui, ce qui témoigne a contrario de la façon dont le Kremlin s’efforce de maintenir l’unité de la société face à la guerre. Des milliers de personnes ont été arrêtées pour protester contre l’invasion de l’Ukraine, des dizaines de milliers ont fui le pays. Et le mercredi 23 mars, l’envoyé de Poutine auprès des organisations internationales, en particulier pour le climat, Anatoli Tchoubaïs, est devenu le premier haut fonctionnaire du gouvernement à avoir démissionné depuis le début de l’invasion le 24 février [Tchoubaïs a été photographie à Istanbul].

Au moins quatre démissions très médiatisées ont eu lieu au sein des chaînes de télévision publiques russes, un pilier essentiel de la domination de Poutine sur la politique intérieure du pays. Marina Ovsyannikova, l’employée de Pervy Kanal qui a interrompu un journal télévisé en direct la semaine dernière pour déployer une affiche anti-guerre sur laquelle on pouvait lire «Ils vous mentent ici», a offert l’acte de protestation le plus frappant [voir les articles publiés sur ce site les 15 et 17 mars]. D’autres, comme Dmitri Likin, ont agi plus discrètement, donnant un aperçu de l’agitation au sein du système de Vladimir Poutine – et rappelant l’immense pouvoir de la télévision dans la façon dont la plupart des Russes voient la guerre.

«Les gens sont tout simplement déprimés – cliniquement déprimés», a déclaré Zhanna Agalakova, une correspondante de Pervy Kanal qui a démissionné ce mois-ci, à propos de certains de ses collègues restés au pays. «Beaucoup de personnes qui réfléchissent ressentent leur propre culpabilité. Et il n’y a pas d’issue, vous comprenez? Demander simplement pardon ne suffit pas.»

***

Tous les réseaux de télévision nationaux de Russie sont contrôlés par le Kremlin, et bien que leur influence ait diminué avec l’essor de YouTube et des médias sociaux, ils restent la principale source d’information du public. L’année dernière, environ deux tiers des Russes ont utilisé la télévision d’Etat pour obtenir leurs informations, contre 90% en 2014, selon les enquêtes du Levada Center, un institut de sondage indépendant de Moscou.

Pendant la guerre, les chaînes de télévision d’Etat ont livré aux Russes une image du conflit à l’opposé de ce que les gens voient en Occident. Les Russes sont les «types bien», comme ils l’étaient lorsqu’ils combattaient l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, libérant les terres ukrainiennes saisies par des néonazis financés par l’Occident hégémonique. Les images de civils morts et de maisons détruites sont mensongèrement qualifiées de fausses ou de conséquences des bombardements ukrainiens.

«Les résidents locaux disent que l’armée ukrainienne tire délibérément sur les bâtiments résidentiels», a déclaré un journaliste de Pervy Kanal dans une émission diffusée mercredi depuis la ville ukrainienne de Marioupol, cible de certains des bombardements russes les plus féroces de la guerre. «D’autres disent que les nationalistes [ukrainiens] ont reçu l’ordre de détruire la ville autant que possible avant de battre en retraite.»

La plupart des Russes, selon les sondeurs, adhèrent au message diffusé dans leur salon – d’autant plus que la guerre est présentée comme une extension logique du récit d’inimitié et de grief envers l’Occident que la télévision russe promeut depuis des années. La plupart des journalistes de la télévision d’Etat sont, pour l’instant, restés à leur poste, amplifiant jusqu’à l’extrême le message de la Russie luttant pour son droit à l’existence. Liliya Gildeyeva, présentatrice qui a quitté la chaîne publique NTV, a déclaré cette semaine au média russe The Insider qu’elle ne pouvait pas juger ses collègues qui étaient restés – et a reconnu qu’elle avait elle-même fait compromis sur compromis, ne réalisant que lorsque la guerre a commencé jusqu’où elle était allée. «Lorsque vous vous laissez progressivement aller, vous ne remarquez pas la profondeur de la chute», a-t-elle déclaré.

***

Le choc de la guerre semble être ce qui a poussé des dizaines de milliers de Russes à un exode historique au cours des dernières semaines, prenant des avions pour des destinations qui acceptaient encore des vols depuis la Russie, comme la Turquie et l’Arménie. Si certains étaient des journalistes et des militants fuyant une éventuelle arrestation, beaucoup d’autres étaient des salariés du secteur des technologies et d’autres jeunes professionnels qui, soudainement, ne voyaient plus d’avenir pour eux en Russie.

Certains membres de l’élite russe ont également pris la poudre d’escampette. La nouvelle du départ le plus médiatisé jusqu’à présent est tombée mercredi lorsque Bloomberg News a rapporté qu’Anatoli Tchoubaïs, l’envoyé du Kremlin pour le climat, avait démissionné en raison de la guerre en Ukraine et quitté le pays. Le Kremlin a confirmé qu’Anatoli Tchoubaïs avait démissionné. Il était considéré comme l’un des rares fonctionnaires d’esprit libéral restant dans le gouvernement de Vladimir Poutine. Son rôle de premier plan dans les réformes économiques des années 1990 à Moscou l’a rendu impopulaire dans une grande partie de la société russe.

Il est loin d’être évident que les récriminations d’une partie de l’élite puissent déstabiliser d’une quelconque manière le gouvernement de Vladimir Poutine. Dmitri Likin, l’ancien directeur artistique de Pervy Kanal, a déclaré qu’il pensait que les personnes qui, comme lui, étaient prêtes à démissionner en raison de leurs principes, constituaient une «infime minorité» de la population russe.

«Beaucoup de gens ne travaillent pas pour défendre une idée», a déclaré Zhanna Agalakova, l’ancienne correspondante de Pervy Kanal, à propos de ses ex-collègues restés au pays. «Les gens ont une famille, ont des dettes et ont une sorte de besoin de survivre.»

Ceux qui ont quitté leur emploi à la télévision d’Etat, et surtout ceux qui s’expriment, sont confrontés à un avenir incertain. Zhanna Agalakova s’est exprimée par téléphone depuis Paris, où elle était basée en tant que correspondante, et a déclaré que certaines de ses connaissances avaient cessé de communiquer avec elle après sa démission. Dmitri Likin a affirmé qu’il prévoyait de rester en Russie et de poursuivre sa carrière parallèle d’architecte. Il a ajouté qu’il pourrait envisager de revenir à la télévision si celle-ci «changeait son programme, passant d’un programme d’extermination de la vie à un programme d’affirmation de la vie».

***

Les sondages commandités par le gouvernement affirment que la plupart des Russes soutiennent l’invasion de Poutine, bien que les analystes préviennent que les gens sont encore moins susceptibles de répondre honnêtement aux enquêtes en temps de guerre. Des années de propagande à la télévision russe, reconnaît aujourd’hui Zhanna Agalakova, ont préparé le terrain pour la guerre, notamment en instrumentalisant le souvenir des Russes du sacrifice de leur pays pendant la Seconde Guerre mondiale pour qu’ils soutiennent les politiques actuelles du Kremlin.

«Bien sûr, lorsque le concept de nazisme est jeté dans la société, comme s’il se trouvait littéralement dans notre jardin en Ukraine, tout le monde réagit instantanément», a déclaré Zhanna Agalakova, en faisant référence aux fausses affirmations du Kremlin selon lesquelles la Russie combat les nazis en Ukraine. «C’est une opération éhontée. C’est une opération frauduleuse.»

Au milieu de ce barrage de propagande, les Russes qui se méfient de la télévision ont trouvé de moins en moins d’endroits vers lesquels se tourner pour obtenir des informations plus précises. Depuis le début de la guerre, la station de radio libérale Echo de Moscou a été fermée, la chaîne de télévision indépendante Dojd (La Pluie) a cessé d’émettre pour la sécurité de son personnel, et l’accès à Facebook et Instagram a été bloqué par le gouvernement.

Mardi, les autorités russes ont annoncé qu’un journaliste populaire, Aleksandr G. Nevzorov, faisait l’objet d’une enquête criminelle pour avoir posté sur sa page Instagram des informations sur le bombardement russe de Marioupol. Il s’agissait du dernier effort en date pour semer la peur parmi les détracteurs de la guerre en annonçant l’application d’une nouvelle loi qui prévoit jusqu’à 15 ans de prison pour toute déviation du récit officiel de ce que le Kremlin appelle une «opération militaire spéciale» en Ukraine.

Denis Volkov, directeur du centre de sondage Levada, estime que le véritable test pour l’opinion publique russe est encore à venir, au moment où les difficultés économiques provoquées par les sanctions occidentales se répercuteront sur la société. Il a néanmoins déclaré qu’il pensait que le récit du Kremlin, selon lequel l’Occident transforme l’Ukraine pour détruire la Russie, et la Russie mène au loin un noble combat pour protéger son peuple, était si fortement ancré dans l’esprit des téléspectateurs qu’il était peu probable qu’il soit écarté de sitôt. «Ce qui semble correspondre est accepté, ce qui ne correspond pas est tout simplement rejeté», a-t-il expliqué à propos de la façon dont de nombreux Russes perçoivent les informations afin d’être en accord avec le récit télévisé. «Ce qui est vrai ou pas vrai n’a pas d’importance.» (Article publié dans le New York Times, le 24 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Anton Troianovski est responsable du bureau du New York Times à Moscou

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*