Russie. «Il a dit qu’ils étaient utilisés comme chair à canon là-bas, et que les nouvelles ne sont que des mensonges»

Témoignage de Gennady recueilli par IStories

La semaine passée, des funérailles de soldats tués lors de l’«opération militaire spéciale» en Ukraine ont lieu en Extrême-Orient russe. IStories (Important Stories) s’est entretenu avec un proche de l’un des militaires décédés pour savoir pourquoi il avait décidé de lier sa vie à l’armée russe et dans quelles circonstances il était mort [1].

«Hier (13 mars), l’épouse de Pasha [diminutif de Pavel] a reçu un télégramme du bureau d’enrôlement militaire annonçant le décès de son mari. Ils lui ont demandé de venir à l’unité militaire avec ses proches pour «d’autres explications». Lorsque la mère et la femme de Pasha s’y sont rendues, on ne leur a donné aucun détail. Ils ont déclaré que Pasha était mort «au cours d’une opération spéciale sur le territoire de l’Ukraine, lors de la prise d’un aéroport», mais ils n’ont pas précisé lequel. Là-bas, tout est très secret. On leur présentait des condoléances et on leur disait: bon, c’est la guerre, qui pouvait savoir… Mais tout était banalisé, personne ne parlait de Pasha comme d’un héros.

Maintenant, son corps est en examen médico-légal à Rostov-sur-le-Don, et il a été dit que le cercueil serait livré dans notre ville vendredi ou samedi. L’armée a promis de payer les funérailles.

Dès le premier jour de la guerre, j’étais abonné à la chaîne Cargo 200 (en référence à la chaîne ukrainienne Cherche ton proche, où étaient postées des photos de soldats russes morts ou capturés). Chaque matin, je commençais par regarder ces photos en espérant voir Pasha parmi les vivants, parmi les prisonniers. Mais je ne l’ai pas trouvé. Lorsque le père de Pasha m’a appelé pour m’annoncer sa mort, la conversation a duré cinq minutes: il jurait, et je n’ai pas dit un mot. J’ai pleuré.

Pasha devait avoir 34 ans le 24 avril. Il est né et a grandi dans une petite ville d’Extrême-Orient. Il a un frère plus jeune, ils ont cinq ans d’écart. Leur père est originaire de Marioupol, sa mère est née en RDA, puis sa famille a déménagé en Ukraine. Cependant, ils ne se sont pas rencontrés là-bas, mais en Russie. En Union soviétique, des appartements ont été donnés et les gens ont été réinstallés dans tout le pays. Les parents de Pavel (ils ne se connaissaient pas à l’époque) ont été logés dans la même ville, ils s’y sont rencontrés et y ont eu deux fils.

Les enfants ont été élevés dans les années 1990. Comment vivait-on? Je ne peux pas dire que l’on vivait bien. Naturellement, on aimait nos fils. Mais c’était un niveau de vie très mauvais – on survivait. Les parents travaillaient en permanence, ils ne pouvaient pas se permettre de tomber malades, on chapardait des petits trucs à l’usine. On faisait des petits boulots à côté pour pouvoir nourrir sa famille.

A l’école, Pasha était un étudiant de niveau C, constamment distrait. Mais il n’était pas une brute, parce qu’il était gentil. Ses parents ne sont pas des intellectuels, ils viennent d’un milieu ouvrier. Le père travaillait comme maçon, maman comme ajusteur et peintre. Maintenant, sa mère est à la retraite, son père travaille comme gardien sur le chemin de fer.

Pasha et son jeune frère Sergei étaient en bons termes, Pasha défendait toujours son frère. Mais en même temps, parfois il le battait lui-même – comme un grand frère. Pasha et Seryoga [diminutif de Sergei] étaient très différents dans leur caractère et leur comportement. Le caractère de Pasha était ferme, je dirais même têtu. Pasha a choisi la guerre, tandis que Sergei est allé dans le «monde libre».

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A l’âge de 18 ans, Pasha s’est enrôlé dans l’armée. Après avoir servi, il a décidé de rester dans l’armée: il est devenu un soldat sous contrat. Il ne voyait pas de perspectives dans sa petite ville. Et quelles perspectives? Le salaire moyen est de 15 000 à 20 000 roubles, la plupart des gens travaillent pour 15 000, tous les gars vendent de la ferraille, prennent de la drogue et essaient de survivre tant bien que mal. Bien sûr, cela ne convenait pas à Pasha. L’armée a fourni des garanties: un appartement et un salaire d’environ 60 000 roubles, ce qui était beaucoup pour notre ville.

La plupart des camarades de classe de Pasha s’enivrent jusqu’à en mourir. Il n’y a pas de travail en ville, rien à faire. Vous pouvez aussi trouver un emploi à temps partiel comme porteur et transporter des sacs dans l’entrepôt, boire le soir pour oublier, puis vous réveiller le matin et retourner au travail. L’arrière-pays russe! C’est probablement la même chose partout. Personne ne vit bien.

Quand Pasha est entré dans l’armée, il a beaucoup changé. C’est comme s’il avait subi un lavage de cerveau là-bas. Il a été «secoué», il est devenu plus fort. Dans l’armée, il a choisi la voie d’un «vrai homme» qui défend et sert son pays. C’est également là que ses opinions conservatrices sont apparues. En même temps, il ne soutenait pas le président, il ne le considérait pas comme le meilleur, mais il n’avait rien contre lui non plus – c’est le président qui lui a donné un emploi, un logement et la «stabilité» même.

Je me souviens que nous discutions des rassemblements appelés par Alexeï Navalny, qui ont eu lieu dans toute la Russie. Pasha n’était pas du côté des manifestants, mais il n’était pas non plus du côté de l’Etat. Il a déclaré à l’époque: «Si le président donne l’ordre à l’armée de tirer sur des civils, cela n’arrivera jamais. Les militaires ne s’en prendront jamais aux civils.» Apparemment, cela ne s’appliquait qu’aux citoyens russes.

Nous avons eu une grosse dispute après son retour de l’armée. Pasha était devenu difficile de comprendre. Nous avions très peu de sujets de discussion, nous ne pouvions parler que des affaires familiales. C’était la même chose avec son jeune frère: les intérêts de Pasha étaient l’armée et la guerre, tandis que ceux de Seryozha étaient les cafés, les restaurants, les promenades, et il est allé étudier dans une autre ville. Avant l’armée, ils étaient larrons en foire: deux frères, deux meilleurs amis. Pasha a même reproché à son jeune frère d’aller à Saint-Pétersbourg, d’y vivre paisiblement, d’étudier, d’être un humaniste et un pacifiste, alors que lui-même est resté dans sa ville natale pour aider ses parents. C’est pourquoi il s’est engagé dans l’armée: il ne dépensait pas son argent pour acheter des voitures ou réaliser ses rêves, mais pour aider son père et sa mère. Puis il a eu une famille à lui.

Je ne sais pas comment il a rencontré sa femme. Je sais qu’elle est institutrice. Elle aussi a toujours été une conservatrice, elle regarde la télé et y croit. Mais aujourd’hui, on l’oblige à parler aux écoliers de l’Ukraine et de l’«opération spéciale», et elle refuse: selon elle, les parents doivent eux-mêmes mentir à leurs enfants.

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Pendant dix ans, Pasha a voyagé à travers la Russie, il a été affecté à différentes unités et a participé à des exercices. Il faisait l’éloge du pays, montrant des photos d’une incroyable beauté: des grottes, la taïga, les steppes. Il était difficile de se rendre à l’endroit où se déroulaient les exercices – ils s’y rendaient en hélicoptère, il photographiait tout depuis là-haut. Il était fier du pays, c’était un patriote et il aimait vraiment la Russie.

Neuf mois par an, il était en exercice. Il lui était interdit d’utiliser les téléphones là-bas – seulement les téléphones sécurisés. Et pendant tout ce temps, je ne sais pas ce que leurs commandants leur disaient – c’était comme si je parlais à une personne différente après coup. Pasha disait que l’OTAN et les Américains étaient tous contre nous. Je ne croyais pas que mon propre ami pouvait penser ainsi. Je comprends que pendant la durée de l’exercice militaire, les commandants étaient la seule source d’information pour eux.

A deux reprises, Pasha s’est rendu à des missions en Syrie. Et il y a juste un an, il était là-bas. Il a dit qu’il n’avait pas tiré, son activité avait à voir avec le renseignement. Il a ri de la façon dont ils traquaient les Américains avec leurs iPhone. Il s’est beaucoup amusé. Mais ses parents et moi avions déjà peur: nous savions qu’il y avait une guerre là-bas et que ce n’était pas très sûr. Mais il était heureux, satisfait des fruits qu’on mangeait là-bas, en abondance.

Pasha n’a jamais été à l’étranger – à part en Syrie. Il n’avait pas vu comment était le monde. Sa femme voulait braiment voyager, mais ça n’a marché qu’en Russie. Une fois par an, l’Etat leur donnait des billets pour des vacances: à Moscou, Kaliningrad, Rostov. Il n’a pas été autorisé à aller à l’étranger, il est militaire et ne peut pas voyager à l’étranger. Il est entré dans ce vacuum militaire et a décidé d’y rester. Il s’y sentait bien. C’était devenu sa maison.

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Cependant, après son deuxième voyage en Syrie, Pasha commença à être déçu par l’Etat et à croire de moins en moins à ce que disaient ses commandants. Il s’y était blessé au genou et avait dû être envoyé à Moscou pour y être opéré. Il a même voulu quitter l’armée, mais on lui a répondu qu’il avait un contrat: s’il partait, il irait directement en prison pour vingt ans. Ainsi, lorsque l’«opération spéciale» a commencé, on l’a persuadé de participer à un «exercice» et, après cela, de bénéficier de l’opération.

Il est resté en contact avec sa famille, même avec ceux avec qui il n’avait rien en commun. Je sais qu’il a pris l’avion pour rendre visite à son frère à Saint-Pétersbourg. Il aimait beaucoup Saint-Pétersbourg. Il voulait y aller cet été avec sa femme et son fils. Il ne se sentait pas à l’aise dans les endroits chics où Seryozha l’emmenait. Mais il se sentait bien dans les pubs avec de la bière pression et des kiriyeshkas.

C’était un type bien, un homme gentil, mais certains de ses repères avaient changé dans la mauvaise direction. Mais il a réalisé qu’il ne voulait pas d’une telle vie pour son fils. Comme tout homme à l’esprit conservateur, il espérait vivement avoir un «héritier». Il nous a envoyé des vidéos de son fils qui grandit, marche, commence à parler. Il a maintenant quatre ans. Lorsque nous avons parlé de l’avenir de son fils, Pasha a émis l’hypothèse que nous pourrions l’envoyer étudier à Moscou, à Saint-Pétersbourg, voire à l’étranger. Pasha avait combattu et vu la guerre – et ne voulait pas que son enfant la voie.

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La dernière fois que Pasha a appelé sa mère, c’était le 18 février. Il a déclaré qu’ils étaient envoyés en Biélorussie pour des exercices. Il lui a dit: «Maman, nous avons tellement d’armes, nous disposons d’armes maintenant, tellement! Cela ne s’est jamais produit auparavant, il semble qu’il y aura une guerre.» Il se doutait déjà à l’époque qu’il y aurait une attaque contre l’Ukraine. Il n’a plus jamais parlé à ses parents.

Le collègue de Pasha a également appelé sa mère le 24 février et lui a dit que son fils était vivant, que tout allait bien… Enfin, comment ça allait: leur ration de nourriture était périmée, une pour deux jours, que faire, ce n’était pas clair, tout le monde était démotivé – et il ne pouvait rien dire d’autre, parce que c’était impossible. La seule chose qu’il a mentionnée est qu’ils étaient près de la centrale nucléaire de Tchernobyl à l’époque – en train de monter la garde.

Et la dernière fois que Pavel a appelé sa femme, il lui a envoyé par SMS les canaux sur Telegram des nouvelles ukrainiennes et lui a demandé de ne croire qu’elles. Il a dit qu’ils étaient utilisés comme chair à canon là-bas et que les informations russes n’étaient que des mensonges.

Jusqu’à la dernière minute, la mère de Pasha n’a pas cru que ces «exercices» étaient sérieux. Elle regardait toujours la télé, elle croyait tout ce qu’elle racontait. Mais son père était sous le choc: il jurait et maudissait Eltsine, Gorbatchev, Poutine – il comprenait ce qui se passait et à quoi conduisaient tous ces événements. En outre, le père de Pasha était en contact avec ses proches de Marioupol, qui ne cessaient de lui dire que les Russes avançaient, que Poutine voulait obtenir un résultat. Lorsqu’il a appris que son fils était en Ukraine, il était très en colère et irrité.

Je reste également en contact avec mes proches en Ukraine (à Marioupol). Avant cela, nous communiquions une fois par an – en nous félicitant mutuellement pour les fêtes. Quand l’invasion a commencé, nous sommes devenus plus proches. Je suppose que rien ne nous a rapprochés autant que la guerre. Nous correspondions constamment: sur la façon dont ils dormaient dans le sous-sol, sur les bombes qui tombaient à proximité. Sur le fait qu’il n’y avait rien à manger, pas d’eau, pas de chauffage, pas de couloirs humanitaires et qu’ils ne pouvaient pas sortir de la ville. Sur la façon dont ils font la queue pendant cinq heures pour une aide humanitaire, juste pour obtenir quelque chose. Depuis le 5 mars, il n’y a eu pratiquement aucun contact avec leurs proches. La maison dans laquelle ils se cachaient au sous-sol a été touchée par une bombe et deux entrées ont été détruites.

Ils savent maintenant que Pasha est mort. Ils sont choqués que Pasha soit parti à la guerre. Mais, bien sûr, ils souhaitent que cette guerre se termine au plus tôt. Ils disent qu’ils ne savent pas quand ils seront capables d’accepter et de comprendre tout cela.
Mes proches sont tous pour l’Ukraine, ils n’attendent pas du tout l’aide de la Russie. Ils veulent que l’armée russe les laisse tranquilles. Et ça leur brise le cœur que Pasha soit parti à la guerre. Il y a des Ukrainiens qui attendent les libérateurs russes, mais «ils sont vieux et stupides» – c’est ce que nous disent nos proches. Et ces Ukrainiens sont aussi bombardés. Tout le monde dit ne pas comprendre ce que veut (Vladimir Poutine): il va prendre l’Ukraine et ensuite quoi? Le monde entier ne laissera pas la Russie respirer librement. Tout le monde a peur, mais ils ne peuvent pas se rendre, c’est leur terre.
Je pense que dans l’armée ils (les soldats) sont trompés, on leur raconte des bêtises sur les néonazis, les gangsters, les fascistes et les Américains. Ils pensent vraiment que les personnes armées de mitrailleuses qui se battent contre eux ne sont pas des Ukrainiens, mais des fascistes. Ce n’est pas comme s’ils parlaient avant de tirer. Je pense que Pasha aussi a pu croire pendant un certain temps qu’il libérait les parents de son père, les Ukrainiens, du fascisme.

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Notre famille n’a pas été la seule à recevoir un télégramme annonçant le décès d’un parent en Ukraine: des voisins ont également été informés du décès de leur fils. Beaucoup de gens de notre région ont été envoyés là-bas. Et c’est comme s’ils s’étaient tous retrouvés au même endroit – beaucoup d’habitants ont reçu de tels télégrammes.
Je pense que ceux qui sont si affectés par cette guerre sont en train de voir leurs yeux s’ouvrir. Jusqu’à présent, nous n’avons prévu que d’enterrer Pasha. Sa mère passe tout son temps avec la femme de Pasha, à garder son petit-fils, essayant visiblement de calmer la douleur, de se distraire.

Je n’ai pas de mots pour expliquer comment cela est possible. J’étais sûr qu’il y avait sept commandements, l’un d’eux étant «Tu ne tueras pas», et ici un frère tue son frère. Les Russes vont en Ukraine – je ne comprends pas ce qui se passe.

C’est comme si Poutine avait délibérément dévalisé le pays pendant des années pour appauvrir les habitants des régions, les rendre plus faciles à contrôler, leur laver le cerveau. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment Pasha a pu partir en guerre alors que ses proches étaient assis dans la cave – et qu’ils ne s’attendaient pas à être «sauvés» par lui.

Maintenant, ils disent que Pavel sera enterré comme un héros de la Russie – solennellement et avec les honneurs. Ils lui ont déjà donné une décoration. La famille recevra environ 12 millions de roubles, sa femme recevra une pension et l’hypothèque sera payée.

J’ai pensé, au début, que si les supérieurs de Pasha venaient à l’enterrement, je leur aurais craché au visage. Ou peut-être que je me détournerais, sans leur serrer la main. Mais je ne savais pas exactement comment je me comporterais à l’enterrement, si je serais capable de parler là-bas. Je n’ai jamais fait cette expérience. Dans le feu de l’action, j’ai pensé que je lui aurais craché au visage, aussi, s’il avait vécu. Mais maintenant au vu de la façon dont il avait changé juste avant de mourir, bien sûr que je ne voudrais pas faire ça.

Le cercueil n’est pas encore arrivé. Maintenant (d’Ukraine), ils apportent deux ou trois cercueils par jour. Ils vont même faire une allée de la gloire dans notre ville – ils se préparent à ce qu’il y ait beaucoup de tombes. Et des jeunes gens sont recrutés ici. Demain, un nouveau contingent sera transféré en Ukraine. (Article publié par le site IStories, le 19 mars 2022. Texte traduit par Evguénia Markon; diffusé par le Comité Ukraine Vaud https://comite-ukraine.ch/; édité par la rédaction A l’Encontre)

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[1] La rédaction d’IStories se présente de la sorte:

«IStories est un nouveau média fondé par d’expérimentés journalistes d’investigation de Russie. Nous rejetons la censure et les nouvelles qui n’ont pas de sens. IStories est l’acronyme de «Important Stories» (histoires importantes). Pour nous, les histoires importantes sont celles qui répondent à trois questions fondamentales que nous nous posons avant de commencer à aborder un nouveau sujet:
– Est-il important que les gens connaissent cette histoire?
– Dans quelle mesure reflète-t-elle la réalité?
– Pouvons-nous la prouver à l’aide de documents ou de sources fiables?»

Dans cet article, la rédaction précise: «Nous sommes obligés de changer les noms du défunt et de ses proches, car Important Stories a été jugé indésirable en Russie. Nous n’avons pas non plus fourni de détails géographiques, en raison de la loi sur la responsabilité en cas de discrédit des forces armées russes et de la loi interdisant la collecte d’informations sur l’armée.»

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