Russie. Face à la «mobilisation partielle» déclarée par Poutine: quatre témoignages

Posle Media

Par la rédaction de Posle

Le mercredi 21 septembre, Vladimir Poutine déclare dans une allocution télévisée: «J’estime nécessaire de soutenir [sic] la proposition du ministère de la Défense et de l’état-major général de mobilisation partielle en Fédération de Russie pour soutenir notre patrie, notre souveraineté et son intégrité territoriale, et pour assurer la sécurité de notre peuple et du peuple des territoires libérés.» Le vendredi 30, Poutine préside le rattachement à la Russie des quatre territoires ukrainiens – Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijjia – suite à des référendums qui échappent à tout qualificatif. Les médias ont insisté sur l’exode de quelque 250 000 personnes en direction de la Turquie, de la Finlande, de la Géorgie, de la Moldavie, etc. Les conséquences de cet exode – qui se cumule avec la mobilisation dite partielle – en termes de perte d’une main-d’œuvre qualifiée et d’impact sur le fonctionnement de l’économie ont été soulignées.

Le site russe Posle («Après» en russe) est animé par des auteurs qui condamnent une guerre «qui a déclenché une catastrophe humanitaire, provoqué des destructions colossales et entraîné le massacre de civils en Ukraine» et «qui a provoqué une vague de répression et de censure en Russie». Les animateurs de ce site mettent l’accent sur le fait qu’il est impossible de «séparer cette guerre de l’immense inégalité sociale et de l’impuissance de la majorité des travailleurs». Ils mettent en relief «une idéologie impérialiste qui s’efforce de maintenir le statu quo intact en nourrissant un discours militariste, xénophobe et de bigoterie».

Suite à la déclaration de «mobilisation partielle», le site Posle a donné la parole à des citoyens et citoyennes russes qui témoignent de leur cheminement particulier de rupture avec le discours et la politique du Kremlin. Il y a là une «documentation» qui donne corps à des décisions d’exode ou de refus de conscription, sous une forme ou une autre. (Réd. A l’Encontre)

Xenia, profession médicale, 30 ans

Je travaille dans le domaine médical. Je n’ai appris l’histoire qu’à l’école, et je lis surtout de la littérature professionnelle. J’avais donc toujours été relativement apolitique et je me contentais de tout observer sans m’impliquer, mais je pense maintenant que c’est ma grande erreur. Lorsque, le 24 février, il a été annoncé que la Russie avait lancé une «opération militaire spéciale», j’ai été choquée, mais j’ai essayé de contrôler mes émotions et alors de réfléchir. Ils ont appelé cela une «opération militaire spéciale», mais il était clair qu’il y aurait des victimes civiles. Les dirigeants du pays ont assumé la responsabilité de ce crime au nom de certains objectifs, mais de quels objectifs? Je n’ai pas pu trouver de réponse.

J’ai été encore plus dégoûtée lorsque la propagande a tenté d’expliquer pourquoi la Russie avait déclenché la guerre. D’abord, on a parlé de «dénazification», puis de «laboratoires d’armes biologiques» [élément de propagande mise en avant par le représentant de la Russie au Conseil de sécurité, en mars 2022], puis de «protection de la population du Donbass». Maintenant ils proclament la «protection de frontières extérieures» [suite à l’annexion des quatre «provinces» ukrainiennes: Donetsk, Lougansk, Kherson, Zaaporijia] comme une idée liée à la «défense nationale». Ce remaniement du discours propagandiste m’a horrifiée, et j’ai compris qu’ils essayaient de me tromper. Certaines de mes connaissances ont fait le chemin inverse. Au début, ils étaient contre la guerre, mais ils ont progressivement commencé à l’accepter sous l’influence de la propagande. Cette différence m’a surprise.

Je crois que la guerre est comme n’importe quel autre crime: on peut se scandaliser, on peut se défendre, mais une fois qu’on a utilisé la force physique, c’est un délit. Peu importe ce qu’ils disent sur le danger de l’OTAN à nos frontières, il n’y a pas eu d’attaque contre la Russie. L’excuse selon laquelle la Russie a effectué une «attaque d’avertissement» ne me convainc pas. Ils disent que nous protégeons notre patrie, mais ce sont en fait les Ukrainiens qui protègent leur patrie.

Je suis une conscrite mais je ne veux pas être impliquée dans la guerre. Je suis une femme, un médecin, dont l’éligibilité est réduite. Certaines femmes de ma spécialité sont maintenant enrôlées, mais ce choix semble aléatoire. Je ne comprends pas les critères de cette décision. Je ne sais donc pas si et quand la convocation de mobilisation me parviendra. Je ne quitterai pas le pays et mon lieu de travail, mais je ne comprends pas vraiment pourquoi j’ai pris cette décision. Peut-être que je me sens responsable de tout ce qui s’est passé en Russie au cours de ma vie. Je prévois de saboter la mobilisation autant que possible. Je n’envisage pas d’aller aux rassemblements [contre la mobilisation] car je ne pense pas qu’ils fonctionnent: les gens ont peur, et moi aussi j’ai peur. Je déciderai de ce que je ferai si je dois signer une citation à comparaître. Je ne comprends pas comment on peut simplement aller sur le front et tuer. Mais cela est hors de question puisque je ne serai pas mobilisée comme soldat. Ma profession implique d’aider les gens, quels que soient le camp pour lequel ils choisissent de se battre et leur point de vue. Ce dilemme moral est plus compliqué.

J’espère que la «mobilisation partielle» échouera et que les Russes refuseront de commettre des crimes et renonceront. J’ai de la peine pour les gars non entraînés qui seront jetés sur les lignes de front, quelles que soient leurs opinions. J’espère que, malgré une haine justifiée, les officiers ukrainiens ne traiteront pas durement les captifs. Et les autorités russes seront tenues responsables de leurs crimes.

Je me considère comme une patriote, et, pour reprendre les termes des autorités russes, mes «attaches» personnelles sont la religion et mes racines. Mes fêtes préférées sont Noël et Pâques. J’ai été surprise que l’Eglise orthodoxe soutienne la guerre. Le «Jour de la Victoire» [1945] et le souvenir de la Grande Guerre patriotique ont toujours été très importants pour moi. Pourtant, je réalise jusqu’où mon point de vue était erroné. J’idéalisais les actes héroïques alors que j’aurais dû les considérer comme une tragédie, une période sombre de notre histoire. Je pense que la guerre actuelle a commencé à cause des ambitions politiques d’une poignée de personnes et qu’aucun de ces desseins n’est bénéfique pour mon pays. La propagande pour justifier ces crimes a corrompu tout ce qui m’est cher. Il ne me reste plus rien.

Dimitry, avocat, 32 ans

J’ai eu des sentiments négatifs à l’égard de la guerre dès le début et j’ai compris qu’elle finirait par entraîner une mobilisation. Je n’ai pas participé aux manifestations, mais j’ai parlé avec mes collègues, mes parents et mes connaissances. Je n’ai caché ma position à personne. C’était difficile de parler avec la vieille génération, mais maintenant, même eux remarquent le décalage entre les reportages télévisés et la réalité.

Je n’ai pas servi dans l’armée, mais j’ai suivi une formation militaire parallèlement à mon diplôme. Je suis lieutenant de réserve, je suis donc soumis au service militaire. Dès le 21 septembre, je suis arrivé à la conclusion que la mobilisation pourrait me toucher. Lorsque les médias ont annoncé que le président et le ministre de la Défense allaient s’adresser à la nation, je ne me suis pas fait d’illusions quant à leurs propos rassurants. J’ai trouvé et réservé un billet pour la Turquie, et dès que j’ai entendu le mot «mobilisation», j’ai cliqué sur le bouton et payé. J’ai dépensé très peu pour le billet et je l’ai surtout payé avec les miles aériens que j’avais accumulés. Il est difficile de croire à cette histoire car aujourd’hui, les billets coûtent une fortune, s’ils sont disponibles. Mes amis admettent également qu’ils doivent partir, mais actuellement, c’est beaucoup plus difficile.

Partir n’a pas été facile. J’ai dû sacrifier beaucoup de choses. J’ai une maison, une femme, un bébé et un travail qui exige ma présence en Russie. Mais quand j’ai pris cette décision, une seule pensée me trottait dans la tête: «Tu dois rester en vie.» Ma femme m’a soutenu et m’a encouragé à partir. Je ne sais pas combien de temps je serai dans l’incapacité de voir ma famille.

Je suis avocat, mais je ne crois pas que l’on puisse se défendre contre la mobilisation avec des outils juridiques. En Russie, tout ce qui a trait aux questions politiques évolue en dehors de la loi. Bien sûr, les autorités tentent de créer l’illusion de la légitimité. Mais cela fait longtemps que notre Etat n’est plus régi par l’Etat de droit.

J’ai beaucoup échangé avec mes amis et collègues sur la mobilisation et la situation en général. Nous avons convenu que rien de bon n’en sortirait. Les autorités russes se sont mises elles-mêmes dans une situation très compliquée, et la seule issue pour elles est d’essayer de gagner cette guerre d’une manière ou d’une autre. Mais même si elles y parviennent, je ne pense pas que la Russie sera un endroit décent où vivre.

L’annonce de la mobilisation a dégrisé de nombreuses personnes qui soutenaient la guerre, y compris mon cercle de connaissances. La peur pour les proches est devenue l’émotion première dans une telle situation. Mes parents ont été soulagés lorsqu’ils ont appris que j’avais quitté le pays.

La mobilisation et les appels à faire la guerre n’ont rien à voir avec le patriotisme. Il n’y a aucune idée nationale derrière cela. Personne n’a besoin de cette guerre. Le patriotisme consiste à travailler pour le bien-être et la liberté du peuple dans son pays. Je vois que beaucoup de gens bien sont obligés de quitter la Russie. J’espère qu’ils pourront revenir quand la situation changera et travailler pour le bien du pays, même si cette idée semble utopique pour le moment. […]

Leonid, professionnel de l’informatique, 31 ans

Je suis contre la guerre, depuis le début. Mais je n’ai pas activement défendu mes idées. Je n’ai pas participé à des rassemblements ou écrit des messages sur les réseaux sociaux. Je pouvais toujours expliquer à mes amis et à mes proches mon point de vue, mais celui-ci était humaniste, plutôt que politique. Je suis convaincu que le conflit militaire en tant que tel est un crime contre l’humanité.

Les justifications de cette guerre, comme la protection des frontières [entre autres après les annexions], ne me semblent pas convaincantes. Dans les discussions politiques et historiques plus approfondies, il est difficile de ne pas être d’accord avec certains arguments: l’OTAN, les Etats-Unis, leurs invasions de différents pays. Mais c’est nous qui avons envahi un Etat souverain, manipulé les faits et violé le traité de 1994 en vertu duquel ses frontières ont été fixées et confirmées. En substance, nous commettons un crime.

J’ai servi dans l’armée, j’ai ma carte d’identité militaire. Je pourrais être appelé dans la première vague de mobilisation. Je n’ai pas encore reçu de convocation, mais je suis bien conscient qu’elle peut arriver à tout moment. J’ai quitté le pays et je n’ai pas l’intention de revenir de sitôt. La première chose que je vais essayer de faire est d’obtenir un statut légal de résidence et de louer un appartement.

Je regrette de ne pas être parti plus tôt, car il était facile de comprendre où les choses allaient: nous étions en train de perdre sur le front militaire, nous devions résoudre nos problèmes d’une manière ou d’une autre, et nous n’allions pas changer nos objectifs… Cinq minutes après que Poutine a annoncé la mobilisation, j’étais déjà en train de réserver un billet d’avion. Après cela, j’ai passé la journée dans un vide d’information. On avait l’impression que les frontières pouvaient être fermées à tout moment. Traverser la frontière semblait également risqué, car j’aurais pu y recevoir une citation à être mobilisé. Aujourd’hui, des avocats et des militants des droits de l’homme tentent d’expliquer les procédures aux gens, mais dans les premières heures, c’était le chaos total. Je suis parti avec un seul sac à dos. C’était la nuit la plus difficile de ma vie.

Ce n’est que maintenant que je commence à penser clairement et à regarder les choses sans paniquer. Personne ne comprend ce qui se passe: les gens peuvent être empêchés de partir à tout moment. Il faut se rendre compte que nous vivons dans un Etat arbitraire, ce qui est la pire des choses. Même si vous faites tout selon la loi, cela ne veut rien dire.

Je ne pense pas que les autorités aient un plan clair. La Russie ne veut pas résoudre le conflit de manière pacifique et dans de tels termes. Pas plus que l’Ukraine et l’Occident, qui la soutient. Par conséquent, la situation va encore évoluer. La quantité de ressources qu’il faudra aux autorités russes, pour continuer à agir selon leurs intérêts, dépend de la réaction de l’Ukraine et de l’Occident. Nous ne pouvons rien prévoir de tout cela. Je suis sûr qu’il ne faut pas supposer que les autorités ont besoin de cette mobilisation dite partielle pour ce moment particulier, et que la situation ne va pas se détériorer.

Je pense qu’il n’y a rien de patriotique à participer à cette guerre. Je comprends le patriotisme comme l’amour de votre patrie, de votre pays. C’est quand on lui souhaite un avenir prometteur, quand on veut y vivre et y élever ses enfants. Si vous pensez comme les autorités, alors partir en guerre peut être une action patriotique pour vous. Si votre conception du patriotisme est similaire à la mienne, alors, au contraire, partir en guerre, c’est agir contre sa patrie.

Svetlana, architecte d’intérieur, 57 ans

J’ai une attitude très hostile à l’égard de la guerre en Ukraine. J’ai toujours exprimé ma position ouvertement. Je suis allée aux rassemblements anti-guerre au printemps. Je pense que l’Ukraine est un Etat indépendant et que rien ne peut justifier une agression contre elle. Depuis le début de la guerre, je n’ai pas renoncé à des conversations explicites; au contraire, je pense qu’il est essentiel de les poursuivre. Par exemple, je me suis rendue au Conseil des députés local. En mars, sept des dix membres ont signé un appel soutenant les actions du président. Je leur ai demandé: «Qui, parmi les députés, se portera volontaire pour la guerre?» Et quand ils m’ont répondu qu’aucun d’entre eux ne le ferait, j’en ai parlé dans toutes les échanges entre voisins du quartier.

Je venais d’une famille de militaires; ma mère travaillait dans une usine d’explosif, et mon père dans la construction militaire. J’ai vécu dans des villes militaires. Mon frère était aussi ingénieur dans l’armée. Après cela, il ne pouvait plus travailler en tant que civil. J’ai été témoin de la tragédie de cet homme. Après tant d’années à obéir aux ordres, il ne pouvait plus assumer la responsabilité de ses propres actions. Je suis contre le nouveau contexte contraignant de militarisation dans lequel nous entrons maintenant, car il sera difficile de s’en extirper. Il sera très difficile pour ces hommes militarisés de revenir à une vie normale, où ils devront prendre des initiatives et des responsabilités. Nous allons encore perdre une génération entière.

L’annonce de la mobilisation a directement affecté ma famille. J’ai trois enfants. Mon fils cadet a servi dans l’armée dans le corps d’armement des missiles. Le premier matin suivant l’annonce de Poutine, quelqu’un a sonné à notre porte et m’a dit qu’il avait apporté des papiers de convocation militaire pour lui. Je n’ai pas ouvert la porte. Mon fils est absent de la maison pour l’instant, mais il vit à l’intérieur du pays. Ma fille aînée revenait de Géorgie avec son mari. Ils ont appris la mobilisation alors qu’ils étaient à dix kilomètres de la frontière russe. Ils ont alors fait demi-tour et sont allés à Tbilissi. Mon plus jeune fils a 17 ans et demi; dans six mois, il sera astreint au service militaire, ce qui m’inquiète beaucoup. J’ai élevé mes enfants de manière à ce qu’ils comprennent que l’on ne peut pas simplement tuer des gens. Nous avons toujours pensé que la protection de nos frontières était nécessaire, mais qu’attaquer d’autres pays était inacceptable.

Je suis allée à une manifestation avec une parente, qui est aussi une mère. Nous avons applaudi et crié «Non à la guerre». Cependant, je sais que des rassemblements pacifiques ont lieu depuis une décennie. Toutefois, désormais, ils sont désormais inefficaces. Je ne sais pas comment influencer les autorités, sauf en m’exprimant sur les médias sociaux et en faisant connaître ma position aux autres.

Depuis l’annonce de la mobilisation, je n’ai pas remarqué que les gens changeaient d’avis sur la guerre. Ceux qui se tiennent sous la douche de la propagande télévisée continuent à camper sur leurs positions. Je parlais à une voisine, et elle m’a dit que deux de ses garçons ont reçu des convocations de l’armée. Ils se sont rendus au bureau d’enregistrement militaire sans essayer d’éviter la conscription. Pour être honnête, je ne vois pas de progrès dans leur esprit. Oui, j’ai lu que les gens regardent moins la télévision, mais comment diable les gens peuvent-ils écouter ce discours agressif en permanence, je ne le sais pas.

Lorsque Mstislav Rostropovitch [1] était en exil et qu’on lui demandait quels étaient ses sentiments envers sa patrie, il répondait: «Je n’ai pas encore payé les couvertures.» Il faisait allusion aux couvertures dont il était couvert dans le wagon de train pendant la guerre, lorsqu’il était enfant, et qui l’ont empêché de mourir de froid. Je crois que le patriotisme est le besoin de rendre à ses concitoyens qui vous font du bien. Etre patriote, c’est rendre service aux personnes qui m’ont beaucoup donné, parmi lesquelles les personnes âgées, et à la communauté professionnelle. Je ne vois certainement pas le patriotisme comme une intervention militaire dans les Etats voisins. Les objectifs de cette guerre sont pour moi incompréhensibles. Ce que les autorités appellent maintenant de leurs vœux est criminel. (Témoignages publiés sur le site Posle, les 28 et 29 septembre 2022; traduction de l’anglais par la rédaction A l’Encontre)

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[1] Mstislav Rostropovitch, musicien de renommée mondiale, a quitté l’URSS en 1974 et a été déchu en 1978 de sa nationalité par Brejnev. Un portrait symbolique le représente au pied du mur de Berlin en novembre 1989. Il sera réhabilité par Gorbatchev en janvier 1990. (Réd. A l’Encontre)

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