Russie. «Des “siloviki”, de la corruption et de la guerre»

Par Patrick Cockburn

Les poupées russes en bois, peintes, de taille décroissante l’une dans l’autre, étaient autrefois un symbole de la Russie, une région mystérieuse et menaçante. C’était le message sans équivoque véhiculé par les poupées dans le générique de la version originale télévisée de Tinker, Tailor, Soldier, Spy de John Le Carre.

Mais ce symbole de la Russie est aujourd’hui remplacé par une image montrant le yacht géant d’un oligarque [en l’occurrence celui de Roman Abramovitch] au large d’une station balnéaire méditerranéenne. Il s’agit d’un symbole visuel facilement reconnaissable de l’immense richesse obtenue par les oligarques, souvent acquise de manière corrompue en pillant l’«Etat soviétique» de ses actifs les plus profitables après son effondrement en 1991.

Le fait d’exposer leurs grandes fortunes de manière aussi flagrante sous la forme de yachts, de résidences luxueuses et d’équipes de football reflète le besoin des super-riches russes de souligner leur statut d’élite, tout en occultant les moyens semi-criminels par lesquels ils ont acquis leur richesse.

Il est extraordinaire qu’ils aient pu s’en tirer sans problème avec un tel vol massif, pendant si longtemps. Après tout, les allégations sur les façons dont des gens comme Roman Abramovitch ont acquis leurs milliards ne sont pas nouvelles, comme le montre aujourd’hui un documentaire bien argumenté de l’émission Panorama de la BBC [le 14 mars à 20h: Roman Abramovich’s Dirty Money de Richard Bilton]. Les avocats d’Abramovitch nient qu’il ait amassé une fortune très importante par la corruption ou la criminalité.

Les procès intentés [les années passées] par les oligarques [contre des dites diffamations] étaient un moyen de faire disparaître ces dénigrements de l’espace public. Mais une raison plus profonde de ne pas mettre en lumière les origines de cet enrichissement était le souhait de l’Occident: ne pas admettre que le «communisme soviétique» avait été remplacé par une sorte de capitalisme de gangsters qui ressemblait aux caricatures anticapitalistes diffusées lors des premiers jours suivant la révolution russe.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février, on se pose maintenant des questions sur les oligarques russes, questions qui auraient dû être posées il y a 30 ans.

Nestor Makhno [1], l’anarchiste paysan [1888-1934] dont le mouvement a établi sa domination sur une grande partie de l’Ukraine pendant la révolution russe, n’était guère un nom évoqué ces dernières décennies. Mais ce lundi 14 mars, un groupe d’activistes appelé les Makhnovistes de Londres a pris d’assaut la résidence londonienne d’une valeur de 50 millions de livres sterling qui appartiendrait à Oleg Deripaska, le magnat de l’aluminium. Il nie en être le propriétaire et affirme qu’elle appartient à des membres de sa famille.

Il est comique de voir ceux de Londres et d’autres capitales occidentales qui, il y a quelques semaines encore, tiraient un profit énorme à satisfaire tous les caprices d’un oligarque russe, courent se mettre à l’abri aujourd’hui, se déclarant choqués par les actions du régime démoniaque de Moscou.

Il peut être profondément satisfaisant de voir des yachts, des palais et d’autres biens appartenant aux super-riches russes être saisis en Europe et aux Etats-Unis. Mais cela ne causera pas nécessairement des dommages sérieux ou définitifs au régime de Vladimir Poutine car, tout comme le pouvoir des oligarques était autrefois sous-estimé, il est maintenant souvent exagéré. Depuis que Poutine a pris le pouvoir il y a plus de 20 ans, ce sont les siloviki – les «gens des forces policières et de renseignement» ou «hommes forts» – issus comme Poutine de l’ancien KGB – qui contrôlent l’Etat russe.

Comme les oligarques, les siloviki ont volé beaucoup d’argent et possèdent leurs palaces en Méditerranée et ailleurs. Cette semaine, un activiste français a pénétré à Biarritz dans une villa estimée à 4,5 millions d’euros, avec des salles de bains en marbre et huit chambres, appartenant à la fille de Poutine, Katerina Tikhonova. Comme pour les autres occupations de propriétés appartenant aux super-riches russes, les vidéos des meubles et tableaux luxueux risquent de leur faire beaucoup de mal.

La corruption de l’Etat russe a fait l’objet d’une couverture exhaustive dans les médias occidentaux ces dernières semaines, au point qu’il semblerait que les élites criminalisées soient un phénomène typiquement russe. En réalité, l’Etat, en tant que machine à piller, s’est profondément enraciné dans le monde entier, en particulier dans les pays riches en ressources naturelles où les personnes politiquement bien «connectées» peuvent s’assurer le contrôle du pétrole, du gaz, des métaux et d’autres ressources naturelles.

Les mécanismes de ce phénomène sont bien décrits par Tom Burgis dans son livre The Looting Machine: Warlords, Tycoons, Smugglers and the Systematic Theft of Africa’s Wealth (2015). Il en va de même pour les Etats pétroliers du Moyen-Orient, qui sont tous des machines à piller au nom d’une élite parasitaire plus ou moins importante. La seule différence entre les pays est la mesure dans laquelle la classe dirigeante siphonne tout l’argent ou en distribue une partie en emplois et en services. Je me souviens très bien avoir été pris dans une inondation faite d’eaux usées et de pluie à Bagdad parce qu’il n’y avait pas de système de drainage, bien que la municipalité ait soi-disant dépensé 7 milliards de dollars pour en installer un nouveau.

C’est une autre raison pour laquelle les oligarques russes ont pu s’en tirer avec leurs vols massifs pendant si longtemps – ils faisaient partie d’un phénomène qui était devenu un élément accepté du paysage international. Trop de «groins» bien connectés étaient coincés dans trop d’auges pour que l’on puisse y faire quelque chose.

Dans ces Etats de type «machine à piller», il existe une profonde colère populaire contre les élites prédatrices, qui peut être réprimée en temps de paix. Mais les gouvernements de ces pays souffrent d’un orgueil démesuré et d’une ignorance qui peuvent leur cacher un impératif: ils ne devraient jamais faire la guerre, et ce pour deux raisons.

La première raison est que la corruption ne se sera pas arrêtée aux portes de leur ministère de la Défense, et que dans une vraie guerre, leurs généraux découvriront que de nombreuses armes coûteuses ne fonctionnent pas, n’ont pas été entretenues, ou n’existent pas. Une enquête menée par le journal russe Novaïa Gazeta il y a quelques années a montré que, face à une concurrence féroce, le ministère de la Défense était le secteur le plus corrompu du gouvernement. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles l’armée russe a jusqu’à présent connu des problèmes dans son avancée en Ukraine.

La deuxième raison pour laquelle les dirigeants d’un Etat aussi corrompu que la Russie devraient hésiter à partir en guerre est que leurs soldats pourraient être réticents à se faire tuer au nom d’une élite dirigeante possédant des hôtels particuliers à Belgravia [quartier de la cité de Westminster à Londres] et des yachts sur la Côte d’Azur. (Article publié par iNews, le 15 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Voir entre autres la contribution d’Eric Aunoble: «La figure de Nestor Makhno, ou les tribulations d’un héros révolutionnaire», in K. Amacher et L. Heller (dir.), Le Retour des héros: la reconstitution des mythologies nationales à l’heure du postcommunisme, Académia Bruylant, Louvain, 2010; 17 p. (Réd. A l’Encontre)

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