Dossier Russie. Poutine contre Naval’nyi

Par David Mandel

Pour comprendre la signification de la montée du dissident Alekseï Naval’nyi pour la Russie, il faut avoir une certaine idée de la nature du régime politique.

Pouvoir autoritaire et dictature «soft»

En effet, ce régime est de type «bonapartiste», où l’administration étatique, et la proximité avec cette administration, sont les principales sources d’accumulation [1]. Par conséquent, la pérennité au pouvoir de cette administration est l’intérêt central de l’État, et la corruption se trouve dans son cœur [2]. Au départ, cette centralisation autoritaire de la Russie post-soviétique avait été reçue avec enthousiasme par les États-Unis et ses alliés-subalternes. Mais au fil du temps, le régime relooké autour de Vladimir Poutine est devenu aux yeux de Washington trop indépendant et trop menaçant, ce qui explique une bonne partie des conflits en cours. Le régime russe actuel peut être qualifié de «dictature douce». Il tolère les libertés civiles (bien plus que l’ancien régime soviétique qui les avait reniés au moment de la contre-révolution stalinienne), mais seulement dans la mesure où elles ne posent pas ce que l’appareil du pouvoir considère comme une menace. Depuis quelques années, la marge de tolérance s’est rétrécie progressivement, au point où on ne tolère plus le piquetage à une seule personne! Les grèves légales sont pratiquement impossibles.

La bataille d’Alekseï Naval’nyi

Le principal objectif de l’activité politique de Naval’nyi est de confronter la corruption officielle, à la fois économique (prédations et détournement de fonds) et politique (élections falsifiées, médias manipulés, etc.). Le dissident est connu pour convoquer des manifestations déclarées illégales, où on retrouve des dizaines de milliers de personnes, ce que le régime considère comme une sérieuse menace. Par conséquent, Naval’nyi a fait l’objet de nombreuses poursuites pénales (l’empêchant, entre autres, de se présenter aux élections présidentielles), sans compter la tentative d’assassinat presque réussie d’août dernier. Pour la plupart des Russes, c’était bien bel et bien l’appareil de Poutine qui était derrière cet acte criminel pour laquelle le régime n’a même pas encore ouvert d’enquête pénale.

Tout en mettant l’accent sur le grave problème de la corruption endémique du régime, le dissident a également abordé des revendications socio-économiques, comme par exemple, de meilleurs salaires, des retraites plus élevées, une fiscalité progressive. Il a également créé une sorte de mouvement syndical virtuel de travailleurs et de travailleuses du secteur public en réponse à la promesse non tenue du gouvernement d’augmenter leurs salaires. Certains membres de la gauche russe, qui reste assez faible, trouvent que ce tournant social de Naval’nyi est positif. Il n’en reste pas moins que son principal message reste la corruption endémique de l’État, un message qui trouve clairement une résonance dans une société si profondément inégale et globalement relativement pauvre.

Un projet libéral

L’accent mis sur la corruption s’explique par le fait que Naval’nyi est un libéral, qui manifeste également un certain penchant nationaliste ethnique-russe (ici on dirait «raciste»), qu’il a cependant mis de côté ces derniers temps. Dans les années 1990 après avoir complété sa formation universitaire en droit et en finance, Naval’nyi œuvrait pour des entreprises privées qui profitaient de la «thérapie de choc» aspirant à transformer la Russie en une sorte de Wild West capitaliste. Il était également partisan du Parti libéral Yabloko, dont il a été expulsé (en 2007) pour ses penchants racistes autour d’un éphémère mouvement «Narod» (peuple), dédié à la défense du «nationalisme démocratique», ce qui voulait surtout dire la défense des droits des Russes «de souche».

En 2010, Naval’nyi a lancé un site Internet anti-corruption («Ros-Pil») dédié à la dénonciation de la corruption gouvernementale, et qui est devenu rapidement très populaire. En 2011, Naval’nyi qualifiait le parti de Poutine dans la Douma (le parlement) de «parti des voleurs et d’escrocs», une étiquette qui a fait fureur à travers la Russie. Sa notoriété publique s’est accrue grâce à son rôle dans le mouvement de protestation de 2011-2012, contre la falsification des élections parlementaires et le retour de Poutine à la présidence [3]. En 2011, Naval’nyi a créé sa Fondation pour la lutte contre la corruption. Lors des élections régionales de 2019, il a promu la tactique du «vote intelligent», en proposant aux électeurs antigouvernementaux de concentrer leur vote sur le seul candidat ou la seule candidate qui n’était pas membre du parti au pouvoir et qui avait les meilleures chances de gagner. Cette tactique a eu un certain succès.

Surfer sur la vague populiste

Naval’nyi et son mouvement sont un autre exemple du phénomène populiste qui s’est répandu ces dernières années à travers le monde. Ses partisanes et partisans sont une masse largement atomisée. Son mouvement s’appuie surtout sur les réseaux sociaux (plus de six millions d’abonné.e.s YouTube). Ce mouvement de protestation n’a ni programme cohérent, notamment par rapport à ce qui importe aux couches ouvrières et populaires. On ne peut pas dire non plus qu’il a une véritable stratégie. Sa dernière sortie dans les médias juste avant son arrestation à son retour en Russie [4] a été vue par des millions de personnes. Mais il n’offre guère une analyse visant à favoriser un mouvement de citoyens et de citoyennes politiquement conscient.e.s. Le sujet de sa fameuse vidéo est un complexe palatial sur la côte de la mer Noire qui aurait coûté plus d’un milliard de dollars américains et, qui selon ses dires appartient à Poutine, qu’il présente de manière simpliste comme un homme animé par une soif écrasante de richesse personnelle et de luxe.

À la recherche d’une alternative

Aux yeux de la majorité de la population russe, le courage, la ténacité et la compétence tactique de Naval’nyi ne sont pas mis en doute. Mais on ne le voit généralement pas comme une alternative crédible. Les Russes sont loin d’aimer le régime actuel. Mais d’une manière traditionnelle qui a ses racines dans la mémoire historique, la population craint ce qui pourrait le remplacer. D’autant plus qu’il n’est pas difficile en regardant un peu de constater les tristes résultats des «révolutions de couleur» dans l’ancien espace soviétique, l’Ukraine étant un bon exemple de ce qui peut arriver après un tel changement de régime. La participation de la jeune génération a été notable dans les manifestations de ces dernières années, même si l’appareil du pouvoir a signalé aux étudiants et étudiantes qu’on se «souviendrait» d’eux. Mais les Russes plus âgés sont soucieux de ne pas revenir aux «sauvages» années 1990, lorsque l’Union soviétique s’est disloquée (ce qui était en réalité une autre «révolution de couleur»). L’ambiguïté de l’opinion publique provient également du fait que l’arrivée de Poutine au pouvoir a coïncidé avec une reprise économique après une dépression très profonde et prolongée. Sous Poutine également, la Russie a réaffirmé son indépendance sur la scène internationale tout en renversant la dérive de l’État vers la balkanisation. Ces facteurs jouent encore en faveur de Poutine, alors que son régime fait tout ce qu’il peut pour empêcher qu’une alternative crédible puisse émerger. (Article publié sur le site Plateforme altermondialiste, le 1er février 2021)

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[1] Le «bonapartisme» entre autres conceptualisé par Marx évoque les régimes autoritaires construits autour de «personnalités» de grande stature (comme Napoléon Bonaparte) qui exercent le pouvoir au-delà des intérêts des grands groupes sociaux. On a là des pouvoirs autoritaires très centrés sur une personne ou un groupe restreint.

[2] On se souvient que la constitution de la Russie a été amendée pour permettre une éventuelle présidence de Poutine jusqu’en 2035.

[3] Après son premier mandat de quatre ans à la présidence, Poutine est resté au pouvoir en tant que premier ministre. Après cette période, il avait le droit de se représenter à la présidence

[4] Il était en Allemagne pour des traitements contre l’empoisonnement résultant d’une manœuvre des appareils de sécurité russes.

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Navalny et les protestations en Russie: quelques éclaircissements

Par Karine Clément

Alexeï Navalny vient d’être condamné à 2 ans et 8 mois de prison pour un motif fallacieux, révoquant le sursis sur l’affaire de la plainte d’Yves Rocher (eh oui!) parce que le présumé coupable aurait enfreint les règles de son contrôle judiciaire puisque… il était en Allemagne sur autorisation du Kremlin pour se faire soigner après la tentative d’assassinat dont il avait été victime en Russie… Une histoire absurde, mais l’absurdité est désormais le style favori du Kremlin, pour faire de la politique une absurdité.

Qui est Navalny? On n’en dit désormais que du bien en Occident et il faut sans doute modérer l’enthousiasme. En même temps, le cran dont il a fait preuve en revenant en Russie alors qu’il se savait menacé à la fois physiquement et pénalement le hisse sans conteste à la hauteur des héros modernes.

Je n’ai personnellement jamais été fan de Navalny. Mais je m’en rappelle bataillant aux côtés des habitants de Moscou contre les constructions immobilières menaçant leur environnement, aux côtés des habitants de Khimki pour sauver leur forêt d’un projet de construction d’autoroute mené par Vinci (les Français sont partout). Je m’en souviens aussi dans les «Marches russes» nationalistes (sous le slogan «La Russie aux Russes») de la deuxième moitié des années 2000 et dans des débats (avec moi aussi) sur l’immigration, dont il faisait à l’époque un objectif de lutte (surtout contre l’immigration clandestine, mais aussi pour un contrôle accru).

Sa popularité a décollé avec les mobilisations de 2011-2012 contre les falsifications aux élections présidentielles, et surtout grâce à ses vidéos dénonçant la corruption et l’enrichissement illégal des plus hauts dirigeants de l’Etat, qui ont donné lieu à des manifestations en 2016-17. Mais en cette période-là, encore, il restait peu connu de la majorité des gens. Il était surtout perçu comme un de ses nombreux «politicards» qui essaient de mener carrière en bernant les gens (selon la perception classique de la «politique sale»).

La situation a radicalement changé. Il est connu de la majorité, y compris grâce au Kremlin qui au lieu d’ignorer comme d’habitude les agissements de l’opposition non institutionnelle, n’arrête pas de populariser son nom dans les médias d’Etat, pour le salir évidemment («agent de l’étranger», «déstabilisateur», «provocateur envoyant les enfants à des manifs non autorisées»), mais aussi pour répondre à ses accusations.

Pour la première fois, Poutine s’est expliqué publiquement (non-non, ce n’est pas son palais, non-non, il vit humblement comme un vrai patriote), ce qui, compte tenu du peu de confiance que les Russes en général ont en la télévision, ne fait que conforter la certitude que lui aussi se sert (et grassement) dans les caisses de l’Etat. De plus, cela le rend risible, lui qui est justement très susceptible sur sa réputation de gouvernant-intègre-soucieux-du-bien-être-de-son-peuple. Du coup, il est tombé de son piédestal, y compris parmi ceux qui ont toujours voté pour lui ou le pensaient au moins garant de la stabilité, de l’Etat et de l’indépendance de la Russie.

Navalny a réussi ce coup de force de déchirer le voile et de
1) casser le Poutine symbole de la résurrection de la Russie pour en faire un politique comme les autres, corrompu, âpre aux gains et méprisant son peuple,
2) montrer par son propre exemple (en engageant son corps et sa vie) qu’il fallait cesser d’avoir peur.

C’est la force du personnage et ce qui impose le respect. Au-delà des réticences que l’on peut avoir et qui peuvent être nombreuses. Son programme économique, par exemple, qu’il ne présente jamais vraiment directement, semble clairement néolibéral (concurrence, compétitivité, privatisations, déréglementation, intégration plus avancée au marché mondial). Ses sympathies nationalistes peuvent susciter la méfiance, elles témoignent aussi du flair politique de cet homme qui cherche à s’exprimer au plus près de ce que ressentent ses concitoyens.

A l’époque de ses voyages fréquents dans les régions, à la fin des années 2010, il soulevait régulièrement la question des inégalités sociales, des salaires lamentablement bas, de l’état de déliquescence des infrastructures et des services publics (ce qu’il était le seul à faire dans l’opposition «libérale»). Il a également soutenu des initiatives syndicales (appui d’un syndicat indépendant de médecins) et citoyennes (appui aux plaintes des habitants sur la gestion de leurs immeubles). Il maîtrise donc le discours populiste. Et en même temps, il est soutenu par les gouvernements occidentaux et, sans doute aussi, par le capital russe lié à l’Occident.

Toutes ces réserves n’empêchent pas de se réjouir de la mobilisation impressionnante qu’il a réussi à provoquer, encore une fois, au prix de sa liberté et au risque de sa vie. Les protestations actuelles marquent un tournant. Tout d’abord, elles se caractérisent par une participation massive des régions, des manifestations ayant eu lieu jusque dans des endroits très reculés. Pied de nez à l’arrogance méprisante de l’élite intellectuelle «éclairée» et pro-occidentale qui n’avait que mépris à l’égard des Russes des régions démonisés pour être soi-disant les vassaux dociles du Tsar Poutine.

Cette Russie des régions, les enquêtes sociologiques le montrent depuis longtemps, est sans arrêt agitée de luttes et d’initiatives citoyennes – pour la survie surtout, de petits riens qui permettent de préserver un minimum de bien-être et qui supposent néanmoins un grand courage et une forte capacité d’auto-organisation. Bien sûr, ces luttes des régions, des ouvriers aussi, des habitants paupérisés, ce n’était pas la lutte pour d’abstraits droits de l’homme, ni non plus de soutien à une «opposition» mythique et monolithique, ni pour la « démocratie », dont on ne sait pas très bien en Russie à quoi elle ressemble.

Les mobilisations actuelles indiquent donc une politisation évidente des luttes sociales, alors que beaucoup disent sortir dans la rue non pour soutenir Navalny et lutter contre Poutine, mais pour que le peuple puisse vivre mieux, qu’il soit respecté, pour que cesse aussi l’accaparation des richesses du pays par une poignée d’oligarques. Ces aspirations correspondent à ce que j’avais rencontré lors de mes enquêtes en régions des années 2016-2018. J’y avais trouvé, au moins dans les classes populaires, un mécontentement et une critique acerbe envers le pouvoir en place (surtout la condamnation des inégalités faramineuses et d’un Etat contrôlé par l’oligarchie des plus riches).

N’oublions pas que dans un pays aussi immense (et riche de ressources naturelles) que la Russie, l’inégalité oppose aussi les régions et le centre qui capture les richesses et ne redistribue rien, au moins du point de vue des habitants de certaines provinces qui se vivent comme «colonisés» par Moscou. La propagande patriotique du Kremlin aggravait encore le mécontentement en mettant en avant la soi-disant «richesse» de la Russie, que la plupart pouvaient facilement comparer avec leur réelle expérience de vie.

Ce mécontentement et cette critique, largement partagés et émaillant les conversations du quotidien, restaient toutefois souterrains ou effleuraient parfois à l’occasion de micro-luttes sociales. Trop forte conscience de l’inégalité des forces, trop fort sentiment d’impuissance contre ce qui était (à juste titre) considéré comme le mur de l’argent et de la répression. Il semblerait que Navalny ait réussi à inverser la tendance et à faire croire que, si, il est possible de résister.

En quelques mots, si on sait qu’on s’attaque à un mur et qu’on s’y attaque quand même, c’est bien que la rage est là et qu’elle s’était accumulée! On pourra rétorquer que les mobilisations ne sont pas massives. Mais, premièrement, les manifestants sont souvent empêchés de se regrouper et déambulent en désordre dans les rues, ce qui rend difficile le comptage. Deuxièmement, le soutien plus ou moins actif va bien au-delà des seuls présents: il y a les klaxons des voitures, les coups de pouce des habitants, les millions de vues de la vidéo sur le «palais» de Poutine et les conversations du quotidien.

Une révolte des jeunes? Il est sûr que les jeunes sont de plus en plus nombreux dans les manifestations depuis quelques années, alors qu’ils étaient un des groupes les plus apolitiques il n’y a pas si longtemps. Effet du nouveau style politique de Navalny et quelques autres (vidéos, réseaux sociaux), du goût de la liberté, mais aussi de la fermeture de leurs perspectives: ascenseur social cassé, meilleures places prises par les rejetons des oligarques. Il y a aussi les étudiants de Moscou et Saint-Pétersbourg qui viennent des régions et peuvent comparer le niveau de vie et les infrastructures ici ou là, et s’offusquent dans les entretiens d’une telle inégalité de traitement au sein d’un même pays.

Si les jeunes sont nombreux, il ne s’agit pas d’un mouvement de jeunes ou d’un conflit de génération. Ainsi que le montrent des sondages faits parmi les manifestants à Moscou et Saint-Pétersbourg par des équipes coordonnées par Alexandra Arkhipova, toutes les tranches d’âge sont représentées. Les personnes âgées que l’opposition libérale accuse d’être lobotomisées par la propagande du Kremlin sont également sorties dans la rue. Elles commencent ouvertement à condamner Poutine et sa politique, sans que la peur de subir à nouveau le chaos des brutales réformes ultra-libérales des années 1990 eltsiniennes ne les retienne, et là encore, expriment leur colère devant les retraites misérables dans un luxe aussi dégoûtant au sommet de l’Etat.

La propagande patriotique est passée par là. Mais elle a eu pour beaucoup les effets inverses de ceux escomptés par le pouvoir en place: loin d’affermir la légitimité du système, elle a surtout contribué à la politisation des gens, à l’élargissement de leurs points de vue, à la dénonciation de la pauvreté massive («comment peut-on vivre aussi pauvrement dans un pays aussi riche?» ), à la prise en compte des intérêts du pays dans son ensemble, à l’aspiration à faire partie d’un «peuple» qu’on avait cru mort et enterré par le chacun pour soi et l’humiliation d’un pays ruiné et disloqué.

Les raisons de protester sont donc très diverses et vont bien au-delà de Navalny ou de la corruption. Chacun sort avec son propre ressenti et ses propres aspirations. Tous veulent du changement, du respect, l’arrêt du vol des richesses. Des espoirs et des refus qui s’amalgament sans contradictions et sans tensions pour le moment, puisque la lutte est avant tout pour le changement. Quel changement? Lorsque la question sera posée, les divisions émergeront, mais pour l’instant il s’agit d’une sorte d’union nationale pour recouvrer sa dignité et, dans un certain sens, la souveraineté populaire. Des propos entendus dans les manifs, je retiens l’idée de se révolter «pour tous les Russes», «pour le peuple», «pour la Russie», «parce que je veux aider mon pays».

Un dernier détail mérite attention. Alors que les Russes ont l’habitude (dans les manifestations de ces dernières années en tout cas) de se tenir très «sages» en manifestations, très respectueux des règles et convenances, on observe une agressivité inattendue, notamment pour s’opposer aux arrestations arbitraires et pour tenir tête aux forces de l’ordre. La dignité se défend également face aux policiers. Et les répressions (des milliers d’arrestations arbitraires dans tout le pays) ne font pour l’instant que renforcer la rage et la détermination.

En résumé, il s’agit d’une mobilisation où s’agrègent des mécontentements et des aspirations très diverses qui s’expriment pour l’instant dans un élan de solidarité d’un peuple recouvrant sa dignité. Navalny n’est pas le leader mais le détonateur – même pas Navalny le politique (qui en tant que politique ne peut que susciter la méfiance), mais l’exemple réel et physique de Navalny qui a risqué sa vie pour montrer qu’on pouvait résister.

Dans ces conditions, il n’est pas possible de définir le visage politique de la mobilisation, pas possible ni de dénoncer ou se réjouir de l’ultra-libéralisme ou du pro-occidentalisme des manifestants, ni de dénoncer ou se réjouir de l’aspiration à une juste répartition des richesses et d’une lutte contre l’oligarchie. Le rejet du politique est si profond, la désorientation si radicale qu’aucune des coordonnées politiques connues en Occident ne fait sens en Russie pour la majorité des gens. Ni la droite, ni la gauche, ni le conservatisme, ni le progressisme, ni même le monarchisme ou l’anarchisme, etc.

La mobilisation est courageuse, c’est un fait. Elle est solidaire et s’étend à tout le pays et les tranches d’âge. Elle prendra le tour politique (si elle doit en prendre) que lui feront prendre les tours et détours de la mobilisation en marche. C’est dans la rencontre entre les manifestants, les discussions dans la rue et les commissariats, que pourra se construire un nouveau rapport au politique, une autre politique.

Quant au Kremlin et au système politique actuel, il subit la plus forte crise qu’il ait connue depuis l’avènement de Poutine au pouvoir (qui lui-même avait déjà sauvé le système eltsinien de la débandade). Le système a en effet épuisé ses sources de légitimité: ni le patriotisme, ni le populisme, ni la figure de Poutine-le-sauveur ne lui permettent plus de se maintenir. Les oligarques et tous ceux qui profitent du système n’ont dès lors qu’une seule option: la répression nue.

La situation est donc très tendue, les risques sont majeurs, mais le système peut bel et bien s’écrouler. Pour qu’advienne quoi à la place? C’est une question ouverte. Etant de gauche et convaincue de l’actualité de l’agenda social, j’espère que tout ce qu’il y a de militants de gauche en Russie (ils ne sont guère nombreux) pourra s’investir dans la lutte et réinventer, avec tout le reste des manifestants, la politique.

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Je suis sociologue affiliée au CNRS. J’écris depuis la France puisque le FSB m’a interdite, l’année dernière, de séjour en Russie pour dix ans. Je représenterais selon les services de sécurité une «menace pour l’Etat». Ces dernières années, je ne faisais pourtant que mon travail de sociologue dans plusieurs universités de Saint-Pétersbourg. Mais, auparavant, dans les années 2000 surtout, j’étais très investie dans les luttes syndicales et citoyennes qui émergeaient alors un peu partout en Russie, sur des questions très concrètes de salaires non payés, de défense des espaces verts, de logement, etc. Avec des ami.e.s et collègues, nous avions monté l’«Institut de l’action collective» qui se proposait de faire la publicité de ces luttes au travers d’un site Internet et de les aider à échanger et à se développer.
C’est à cette époque que j’ai côtoyé Alexeï Navalny. Sans que nous soyons «camarades», nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises sur le terrain, à Moscou, Astrakhan ou ailleurs. (Article publié par Karine Clément sur son blog à Mediapart, le 5 février 2021)

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