Entretien avec Mariana Mortágua conduit par Ana Bacelar Begonha, Susana Madureira Martins (Renascença) et Rui Gaudêncio
[Dans l’article sur la situation sociale et politique au Portugal, publié sur ce site le 27 février, nous indiquions en fin d’article que Mariana Mortágua – a passé son doctorat en économie au SOAS à Londres, députée depuis 2013 avec un profil de relief dans les domaines économiques, financiers et sociaux – allait succéder à Catarina Martins à la tête du Bloco de Esquerda (BE)-Bloc de gauche. Nous publions ci-dessous un entretien qu’elle vient de donner au quotidien Publico. Réd. A l’Encontre]
Mariana Mortágua vient d’annoncer sa candidature à la tête du Bloc de gauche, mais elle a déjà deux tâches majeures sur sa liste de choses à faire, si elle est élue [lors du 13e Congrès des 27-28 mai]. Elle veut s’opposer à la majorité absolue [détenue par le gouvernement PS d’Antonio Costa] et «construire une majorité sociale» contre le PS et la droite, dont elle estime que les conditions existent dans la société en raison des «politiques d’inégalité» du gouvernement. Le parti «grandit» et va «se renforcer» électoralement avec les «mobilisations sociales», assure-t-elle.
Dans un entretien accordé à «Hora da Verdade» de PÚBLICO/Renascença, Mariana Mortágua rejette le radicalisme – son projet pour le BE sera «socialiste» – mais assure qu’elle sera «déterminée» à lutter contre les pouvoirs en place. Face à la montée de l’extrême droite [Chega, «Ça suffit», et Iniciativa Liberal, avec son profil de droite dure], elle a sollicité un «engagement» du PS et du PSD-Parti social-démocrate [droite]: le premier pour ne pas polariser, le second pour clarifier sa position face à l’extrême droite.
En quoi un BE dirigé par Mariana Mortágua sera-t-il différent de celui de Catarina Martins?
Catarina Martins a été le meilleur porte-parole du BE au cours d’une période difficile. La nouvelle coordination doit répondre à deux questions essentielles: premièrement, il faut s’opposer à la majorité absolue du PS. Les gens ont le sentiment, à juste titre, qu’ils doivent être pris au sérieux [voir la montée des mobilisations sociales]. Il faut prendre la population au sérieux, et cela signifie respecter ses aspirations, respecter son droit à une «vie bonne». Là réside la deuxième partie du défi: constituer des camps sociaux sur la base des personnes qui ne s’accommodent pas de la «majorité absolue» (PS), qui pensent qu’elles ne doivent pas vivre comme aujourd’hui, mais qui rejettent un projet de droite pour le pays. Et c’est avec ces personnes et ces mobilisations sociales que le Bloco peut grandir, et en fait il grandit déjà.
Pourquoi Catarina Martins part-elle et Mariana Mortágua arrive-t-elle?
Je ne veux pas m’exprimer pour Catarina Martins car la décision a été prise personnellement. En revanche, je peux parler de la raison pour laquelle je me présente à la direction et coordination du BE: parce que je crois qu’il est possible de lutter pour un pays meilleur, où les gens vivent mieux. Je crois sincèrement qu’il existe un projet qui peut faire en sorte que les gens ne doivent pas toujours se battre contre le pire qui s’annonce, ni pour des minima. Je ne comprends pas pourquoi au Portugal il n’y a pas de conditions – nous produisons suffisamment, nous avons suffisamment de richesses – pour que tout le monde puisse avoir accès à une maison décente, à un travail avec des droits, à des loisirs, à la culture. C’est pour ce pays que je veux me battre et je suis très enthousiaste et très désireuse de construire ce type de majorités et ce camp social.
Le renouvellement de direction est-il une tentative de redémarrage, c’est-à-dire qu’il faut relancer le Bloco?
J’ai l’impression que le BE est en train de grandir. Parce qu’il y a une désillusion par rapport à ces politiques stimulant les inégalités et il y a un grand sentiment que le Portugal est un pays injuste et devient de plus en plus injuste, et qu’il y a de bonnes raisons et propositions pour freiner ces injustices. Je peux donner des exemples: la spéculation immobilière et la sauvagerie déchaînée dans le marché du logement sont un domaine où existent un terrain et un espace pour construire des alternatives et réussir à offrir aux gens une vie digne et un accès au logement.
En 2019, Catarina Martins a déclaré que le programme du Bloco était social-démocrate. Un programme animé par Mariana Mortágua va-t-il suivre cette orientation?
Le BE a une ligne très claire dans ses programmes et dans la motion [pour le congrès] que je présente: le BE s’affirme comme un projet socialiste, féministe, écologiste et antiraciste. Nous sommes convaincus qu’un modèle économique qui se construit sur les inégalités, sur une majorité de personnes qui vivent mal, qui sont mal payées, sur la destruction de la planète et qui alimentent les ressentiments ne peut être une fatalité. Nous devons parvenir, en tant que société, à nous battre pour avoir un autre modèle économique et une autre organisation de la société.
Dans la phase présente, quel est l’objectif: est-ce d’influencer un gouvernement, de faire partie d’un gouvernement?
L’objectif de toute personne qui fait de la politique est de construire une majorité sociale. Je n’ai pas besoin de convaincre qui que ce soit de vouloir une vie plus juste. La nécessité qui s’impose est de montrer aux gens que c’est possible et que les propositions pour construire ce pays sont réalisables et raisonnables. Seule une majorité sociale autour d’un projet peut changer un pays. C’est pourquoi la politique est un chantier de construction solide d’amples majorités, ce n’est pas un domaine de calcul froid, parce que c’est jouer avec la vie des gens, ce n’est pas construire des solutions à la place des gens.
Que répondez-vous aux personnes qui vous traitent de radicale? Y a-t-il un danger de radicalisation dans le BE si vous êtes élue?
J’ai toujours été très déterminée à dénoncer et à m’opposer à un monstre qui existe au Portugal, à savoir une oligarchie financière, des «portes tournantes» [pantouflage, passage du public au privé et inversement], une politique de privilèges, de passe-droit, qui nous entraîne vers le bas. C’est un boulet accroché à nos pieds et qu’il faut dénoncer et se défaire, car il pèse sur la démocratie, l’économie et l’égalité. Et la gauche est là pour le dénoncer, et cette dénonciation doit être faite très clairement. Mon ambition est d’avoir cette clarté dans la dénonciation.
J’aimerais resituer cette idée de radicalisation dans son contexte. Il y a un avantage fiscal [accordé aux non-résidents] au Portugal qui coûte près d’un milliard d’euros. C’est environ trois fois ce que coûte la réintégration dans l’échelle des salaires de l’ancienneté des enseignant·e·s. Ainsi, je voudrais poser la question: où est la radicalité et où est la sagesse? Je pense que le simple fait que l’idée de lutter pour une «vie bonne» et de se battre pour la dignité des gens soit qualifiée de radicale démontre à quel point il est nécessaire de le faire.
Pensez-vous que le PS vous considère comme un personnage radical dans le domaine politique?
Je sais que je traite souvent de nombreux sujets épineux et que je peux irriter certains pouvoirs installés à qui ce type d’intervention ne plaît pas, mais en fait mon engagement, lorsque j’ai été élue [comme députée], est en rupture avec ces pouvoirs installés. Mon engagement s’effectue en lien avec les gens qui travaillent et qui veulent une vie digne, qui veulent une vie décente et qui y ont droit.
Craignez-vous que Miguel Albuquerque [membre du Parti social-démocrate-PSD et président du gouvernement régional de Madère] ne choisisse Chega pour une éventuelle entente à Madère?
Cette question vaut pour le PSD-Madère comme pour le PSD national. Je pense que c’est une erreur, je pense qu’il ne doit pas y avoir d’espace ou d’ouverture pour les idées d’extrême droite. Parce que c’est le camp de la haine, du ressentiment, des gens contre les gens, parce que sur le rien on ne crée rien. Mais je ne peux pas remplacer le PSD dans ses décisions, je ne peux que constater que c’est une mauvaise idée.
Il y a quelques mois, vous avez déclaré qu’il n’était pas juste de demander à la gauche faire barrage à l’extrême droite. En attribuez-vous la responsabilité au PSD, à Luis Montenegro [président du Parti social-démocrate depuis juillet 2022 et leader de l’opposition]?
La gauche a certainement une responsabilité et un rôle, surtout pour construire une autre culture. L’extrême droite veut changer la culture, elle veut injecter la haine et le ressentiment dans la société portugaise: racisme, peur de l’autre, persécution religieuse, discrimination. Notez que la culture de l’extrême droite est toujours une culture qui condamne une partie du peuple au malheur et les autres au ressentiment envers cette partie. La gauche a un rôle, qui est de construire une culture se situant à l’opposé, une culture de tolérance, de dignité, de respect, de solidarité et de joie.
Mais la droite a également une responsabilité lorsqu’il s’agit d’arrêter l’extrême droite. La droite a peut-être la plus grande responsabilité, celle de ne pas intégrer dans son discours celui de l’extrême droite et donc de ne pas penser que c’est en rivalisant avec l’extrême droite sur ce terrain qu’elle arrivera à quelque chose. Parce qu’elle ne réussira qu’à banaliser les discriminations, la haine, les déclarations violentes et à banaliser la présence de l’extrême droite au pouvoir. Heureusement, nous en sommes très loin.
Et pensez-vous que l’orientation du leader du PSD est de maintenir ce tabou [la non-présence de l’extrême droite dans le gouvernement] et conjointement d’ouvrir de plus en plus l’espace à Chega et à l’extrême droite?
J’espère que non, et je crois en une société qui résiste à ces idées, mais pour cela il faut un engagement fort du PS à ne pas se concentrer sur une stricte tension avec Chega et à conduire le débat sur ce qui est important, c’est-à-dire celui des choix pour la démocratie, au lieu d’une polarisation stérile qui ne fait que nourrir Chega. A quoi s’ajoute un engagement de clarification, y compris de la part de la droite traditionnelle, le PSD, qui ne peut pas continuer à alimenter ce doute sur le oui ou le non [face à Chega]. On a déjà vu que cela suscite la peur chez les gens et nous ne pouvons pas accepter que les gens soient toujours soumis à des décisions guidées par la peur, par la politique de la peur.
Est-ce que le congrès traitera de thèmes comme les objectifs électoraux au niveau européen [en mai 2024], législatif?
L’objectif électoral est le suivant: le résultat électoral de BE devrait refléter un camp social qui soutient les propositions que nous avons pour la société. Les résultats électoraux refléteront cela. Voulons-nous un renforcement électoral? Bien sûr que oui, car il reflète le soutien à nos propositions. Pensons-nous que cela est possible? Oui, nous le pensons, y compris que le BE se renforce. J’espère qu’il se renforce, car cela signifie qu’il y a plus de soutien à nos propositions pour un pays plus juste, pour de meilleurs services publics, une lutte plus forte et plus déterminée contre la précarité, une mobilisation plus ample contre le changement climatique. Si c’est le cas, tant mieux, car nous avons dès lors une chance de construire ce pays. (Entretien, sur la base d’une vidéo, publié sur le site du quotidien PÚBLICO/Renascença, le 2 mars 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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