Portugal. La santé, les retraites et l’emploi sont les questions cruciales pour la gauche

Par Adriano Campos                  

[Le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa a dissous le parlement le 4 novembre 2021 et a convoqué les électeurs et électrices portugais à des élections législatives anticipées pour le 30 janvier 2022. Le texte dont nous publions ici la traduction a été écrit le 2 novembre. – Réd.] Fin 2015, les élections législatives ont abouti à un scénario sans précédent dans la politique portugaise. La coalition de droite – qui avait mis en œuvre pendant quatre ans le programme d’austérité de la troïka – dirigée par Pedro Passos Coelho (PSD-Parti socialiste démocratique) et Paulo Portas (CDS-PP-Parti populaire) a été la force la plus votée, obtenant 37% des voix et 102 députés au parlement national. Ensemble, le Parti socialiste (PS), avec 32%, le Bloc de gauche (Bloco de Esquerda), avec 10,2%, et le Parti communiste portugais (PCP/PEV), avec 8,2%, disposaient de 122 députés. Dirigée par le président de l’époque, Cavaco Silva (mars 2006-mars 2016), la droite a formé un gouvernement, avant de subir une motion de censure peu après, ouvrant la voie au gouvernement du Parti socialiste dirigé par António Costa [depuis le 26 novembre 2015]. La geringonça s’est alors constituée (l’expression est équivalente à «bricolage» ou «astuce») L’ex-vice-président de droite Paulo Portas affirmait qu’elle s’effondrerait très rapidement, mais il avait tort.

2015-2019: retour sur la politique d’austérité

Pendant quatre ans (2015-2019), le Parti socialiste a gouverné avec le soutien du Bloco de Esquerda et du PCP au parlement, sans que cela implique une participation au gouvernement. Pendant la campagne électorale, la coordinatrice nationale du Bloco de Esquerda, Catarina Martins, a lancé un défi à António Costa, qui se présentait avec le programme le plus à droite de l’histoire du PS. Si les socialistes renonçaient au projet de faciliter les licenciements, à la réduction des cotisations patronales à la sécurité sociale et à la réduction de 1,6 milliard d’euros des pensions (retraites), la voie pourrait être ouverte au dialogue entre les deux partis. Contraint par le million de voix se situant à sa gauche, et avec une droite en position minoritaire, António Costa a signé deux accords distincts, l’un avec le Bloco et l’autre avec le PCP, couvrant un large éventail de mesures, allant de l’arrêt de nouvelles privatisations au retour des revenus exigés par la Troïka [Commission européenne, BCE et FMI], en passant par une augmentation du salaire minimum et le renforcement des prestations sociales. Le PCP a toujours rejeté les négociations à trois, donnant au gouvernement du PS une position de négociation particulière, car il avait besoin du soutien conjoint du Bloco et du PCP pour obtenir une majorité au parlement (sur 230 sièges).

Pendant quatre ans, après une mise en œuvre conflictuelle et incomplète des mesures convenues, les négociations annuelles portant sur le budget de l’Etat se sont succédé, aboutissant à des gains supplémentaires pour la gauche, comme ce fut le cas pour le PREVPAP [programme de régularisation extraordinaire des contrats de travail précaires dans l’administration publique], la protection sociale des «indépendants», la réduction des frais d’inscription universitaires, une nouvelle loi progressiste sur les soins de santé de base et le processus de dépénalisation de l’euthanasie, ce dernier étant toujours en cours.

Si le renversement des mesures d’austérité a servi de dénominateur commun à l’accord, des blocages sont rapidement apparus, notamment en ce qui concerne les diktats issus des traités européens, la recherche de rente parasitaire du système financier [paiement de la dette] et les lois portant sur la contre-réforme du droit du travail imposées par la Troïka. Sur aucune de ces questions, le gouvernement du PS ne s’est montré ouvert à des changements structurels à négocier avec la gauche.

2019: la fin des accords écrits

En 2019, le vote populaire aux élections législatives a défini une nouvelle minorité à la droite du PS, avec le PSD (28%), le CDS-PP (4,2%), l’Initiative libérale (1,3%) et Chega [Ça suffit, d’extrême droite] (1,3%) totalisant 86 députés. Le Parti socialiste a renforcé sa position avec 36,3% et 108 députés, le Bloco de Esquerda a maintenu 19 députés, atteignant 9,5%, et le PCP a réduit sa représentation à 12 députés et 6,3% des suffrages. Dans ce nouveau scénario, le Bloco seul ou le PCP suffisait au PS pour obtenir une majorité parlementaire. Une fois achevée une part importante du barème de l’impôt sur le revenu, le Bloco de Esquerda a présenté au PS ses disponibilités pour un nouvel accord de législature, mais à une condition préalable: l’élimination des mesures régressives introduites par la Troïka dans la législation du travail (la diminution du paiement des heures supplémentaires, la réduction du nombre de jours de vacances, la réduction de la base de calcul des indemnités de licenciement de 30 à 12 jours par année de travail).

Le gouvernement du PS a formellement rejeté cette condition préalable et la possibilité d’un nouvel accord, s’appuyant sur la position du PCP, qui a rejeté la méthode des accords écrits, affirmant sa préférence pour la négociation annuelle normale lors des budgets. Trois éléments permettent de comprendre le refus du PS de parvenir à un nouvel accord. Tout d’abord, l’alignement d’António Costa sur la tactique de Macron, en misant sur un centrisme qui expulse la gauche des positions de pouvoir dans le domaine économique et sur le terrain des rapports de travail, en misant sur un chantage portant sur la menace du retour de la droite au pouvoir. Ainsi, António Costa plaçait le PS comme le parti charnière du système. Deuxièmement, la soumission de Costa aux pressions organisées des employeurs afin de maintenir les contre-réformes de la Troïka dans le droit du travail. La recherche d’une majorité absolue, étape nécessaire à un futur repositionnement du PS par rapport à la gauche [autrement dit, Bloco et PCP], est la troisième raison et l’orientation stratégique d’António Costa depuis 2015.

2020: la pandémie et les difficultés structurelles

La pandémie de Covid-19 a mis en évidence les fragilités et les inégalités structurelles de l’économie et de l’«Etat-providence» au Portugal. Des centaines de milliers de travailleurs et travailleuses précaires ont perdu leur emploi lors de la première vague de la pandémie; en particulier ceux qui ont des rapports de travail informels ou qui dépendent du public, comme les travailleuses domestiques ou les travailleurs et travailleuses de la culture ainsi que du tourisme. Le manque de logements décents porté atteinte à la santé d’une partie de la population et des travailleurs et travailleuses migrants. Les services publics [santé, assistance sociale, etc.] ont atteint des niveaux de demande sans précédent. En 2020, le taux de pauvreté a augmenté de 25%, tandis que le nombre de millionnaires a augmenté de 16%. Bien que le gouvernement ait mis en œuvre un certain nombre de mesures importantes (prise en charge des victimes de licenciements, aides extraordinaires, suspension des coupures d’eau et d’énergie), le Portugal s’est situé bien en deçà de la moyenne européenne en matière de réponse à la crise, ne consacrant que l’équivalent de 5,6% du PIB aux mesures extraordinaires.

La faible réponse budgétaire et l’évidence des inégalités ont ramené les mesures préconisées par le Bloco de Esquerda au centre du débat politique. L’effort auquel a été soumis le Service national de santé a mis en évidence le manque de professionnels, qui ont été détournés vers le secteur privé car à la recherche de meilleurs salaires. La législation du travail imposée par la Troïka a facilité les licenciements collectifs dans les grandes entreprises, alimentant une situation de précarité. Le trou financier créé par le Novo Banco [aide de l’Etat portugais suite à la débâcle de Banco Espirito Santo et ses suites avec Novo Banco] a continué à drainer l’argent public. L’aide extraordinaire au revenu des travailleurs (AER) a laissé de côté des milliers de travailleurs et travailleuses. Sur tous ces points, le gouvernement PS a rejeté les propositions du Bloco de Esquerda, qui a voté contre le budget. L’approbation du budget est due aux votes favorables des députés PS et aux abstentions des députés PCP, PEV (Les Verts), PAN (Pessoas-Animais-Natureza) et des non-inscrits Cristiana Rodrigues et Joacine Katar Moreira.

2021: des questions cruciales pour la gauche

En 2021, le Parti socialiste a poursuivi sa tactique consistant à contenir les avancées de la gauche. La victoire de Marcelo Rebelo de Sousa, le candidat conservateur à la présidence de la République, est le résultat d’une orientation vers le centre, avec le soutien de Rui Rio (leader du PSD) et d’António Costa, qui ont mobilisé la majeure partie de l’électorat. La direction du PS voulait que la victoire de Marcelo Rebelo de Sousa soit perçue comme un renforcement de son orientation centriste. Et il a obtenu cette victoire. En choisissant de naviguer à vue, sans accords écrits, António Costa a cru pouvoir renforcer son option d’approuver le budget avec les voix de la gauche, alors que le PS votait habituellement au parlement avec l’appui de la droite sur toutes les questions essentielles.

Après les élections municipales de septembre 2021, où le PS a tenté, sans succès, un discours triomphaliste basé sur la distribution des fonds du Plan de relance européen NextGenerationEU, la proposition de budget pour 2022, présentée en octobre 2021, a confirmé l’orientation vers le centre et une politique de contrainte budgétaire. Refusant la marge économique disponible en raison de la suspension des règles du traité budgétaire [Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance-TSCG], le gouvernement a opté un objectif inférieur à ce qui était nécessaire en matière d’investissements, de réponse à la crise énergétique, de lutte contre les inégalités et d’augmentation des salaires. Mais surtout en matière de santé, des retraites et de la législation du travail, qui sont des éléments clés pour la gauche.

Le Bloco de Esquerda a présenté neuf mesures à négocier. Toutes ont été rejetées en totalité ou en partie sur des aspects cruciaux: dans le domaine de la santé (engagement complet dans la santé pour assurer, entre autres, une permanence assurée des médecins dans le système de santé, création de la carrière d’assistant technicien de la santé); dans le domaine des retraites (nouveau calcul des pensions afin d’éliminer les réductions du montant des retraites pour les personnes ayant de longs itinéraires de cotisation et des professions se détériorant rapidement, reconsidération de l’âge de la retraite); dans le domaine du droit du travail (rétablissement des règles d’avant la troïka sur les heures supplémentaires, les congés, les indemnités de licenciement et les négociations collectives). Sur pratiquement toutes les mesures, le Parti socialiste a défendu des positions similaires à celles qu’il défendait lorsqu’il était dans l’opposition. Le PCP a axé ses revendications sur l’augmentation du salaire minimum, l’augmentation des pensions et l’augmentation de la gratuité des services de garde d’enfants. Pour la première fois, il a inclus la législation du travail dans les négociations sur le budget de l’Etat.

Depuis la présentation du projet de budget, le président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, a publiquement menacé les partis de dissoudre le Parlement en cas d’échec du projet de budget. Il manœuvrait au sein de son parti, le PSD, pour renforcer les positions du nouveau candidat à sa tête, Paulo Rangel [eurodéputé depuis 2009; il fut aussi vice-président du Parti populaire européen]. Sans justification constitutionnelle (la non-approbation du projet de budget n’oblige pas à dissoudre le parlement), la menace de Marcelo a profité à la tactique inflexible de négociation d’António Costa, lui permettant d’utiliser la crise politique pour faire à nouveau appel à une majorité absolue, sans exclure même de son discours le retour aux accords avec la gauche. Il cherchait ainsi à faire pression sur le Bloco et le PCP avec les deux cartes politiques qu’il présentait.

Le projet de budget de l’Etat présentée par le gouvernement d’António Costa a été rejeté le 27 octobre 2021, n’obtenant que les votes des députés PS et avec l’abstention du PAN et des deux députés non inscrits. Marcelo Rebelo de Sousa va annoncer cette semaine les dates de la dissolution du Parlement et des élections législatives, qui devraient avoir lieu fin janvier 2022.

2022: la gauche se bat pour son programme et pour gagner un soutien populaire

L’appel à des élections anticipées intervient dans un climat diffus de méfiance populaire et d’une pression médiatique exercée sur la gauche. Bien que soient claires les propositions soumises à la négociation par le Bloco de Esquerda et l’inflexibilité du gouvernement en matière de négociation, le Bloco de Esquerda ne renonce pas au dialogue avec les secteurs populaires de la gauche qui étaient enclins à soutenir le budget. La droite part pour ces élections avec trois congrès prévus et deux processus de débat interne (au PSD et au CDS). Dans la campagne électorale elle va adapter son discours en vue de la possibilité de futures alliances avec l’extrême droite de CHEGA. Il est très improbable (et aucun sondage ne le suggère) que ce parti de droite soit en mesure d’obtenir une majorité absolue. Quant à la majorité absolue envisagée par PS, elle n’existe que dans les calculs d’António Costa.

Les élections ne doivent pas être un règlement de comptes. Donner de la force au Bloco de Esquerda est la clé d’un nouvel élan pour les négociations futures de la gauche, c’est donc fondamental. (Article publié dans Viento Sur, écrit le 2 novembre par Adriano Campos, dirigeant national du Bloco de Esquerda; traduction rédaction A l’Encontre)

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