L’Italie quelque cinq mois après la victoire de la droite extrême (II)

Giorgia Meloni à Kiev le 21 février

Par Fabrizio Burattini

Le caractère néolibéral de l’orientation de Giorgia Meloni est décrit par la presse italienne comme une «adaptation consciencieuse» de la dirigeante de l’extrême droite à la difficile réalité économique du pays. En réalité, il ne s’agit pas seulement de cela. Giorgia Meloni et son équipe ont un projet plus ambitieux qui vise plusieurs objectifs.

Les objectifs de la droite au pouvoir

Le premier, déjà largement atteint, est la fin de l’exclusion de l’extrême droite de la possibilité de gouverner le pays. Il y a dix ans, le parti «post-fasciste» (FdI) était exclu du cercle des partis de ce que l’on appelle «l’arc constitutionnel». Il ne disposait que de 2% des voix et ne pouvait se targuer que d’un seul maire d’une capitale provinciale [Dario De Luca fut maire de Potenza – Basilicata – de 2014 à 2019]. Aujourd’hui, il est le premier parti, frôle les 30% et contrôle le gouvernement national.

Cet objectif s’entremêle à celui, plus complexe, de surmonter la caractérisation même formelle de la République italienne comme «antifasciste». En décembre 2022, le président du Sénat Ignazio La Russa, avec d’autres représentants du «post-fascisme» et avec l’aval tacite de la présidente du Conseil Giorgia Meloni, a célébré solennellement le 76e anniversaire de la fondation du Mouvement social italien (MSI), le parti des vétérans de la période fasciste de vingt ans amnistié en 1946 [le référendum institutionnel du 2 juin 1946 instaure la République italienne et confirme l’abolition de la monarchie]. Dans quelques mois, le 25 avril 2023 marquera le 78e anniversaire de la libération du pays du fascisme et de l’occupation nazie. Giorgia Meloni a déjà déclaré qu’elle «participera aux célébrations», même si, par le passé, elle avait qualifié cet anniversaire (qui est une fête nationale en Italie) de «source de divisions» et avait proposé de le déplacer au 4 novembre (date anniversaire de la victoire italienne dans la Première Guerre mondiale). Nous verrons comment cette date sera interprétée et exploitée.

Ce gouvernement sait qu’il se meut dans un pays où la culture a été fortement marquée dans un esprit «défavorable» à l’extrême droite. Mais le parti FdI mène depuis longtemps une subtile bataille «culturelle», jusque dans le champ lexical et terminologique. Dans ses discours, Giorgia Meloni évite soigneusement d’utiliser les termes «pays» ou «république», les remplaçant systématiquement par le mot «nation». Elle a solennellement fait savoir qu’elle souhaitait être appelée «Monsieur le Président du Conseil» (au masculin), dans sa lutte contre les déclinaisons de genre largement utilisées par la gauche. Fratelli d’Italia est conscient qu’une grande partie des milieux culturels du pays a historiquement une inclination antifasciste et de gauche, bien que de façon beaucoup moins prégnante que naguère. Ce n’est pas un hasard si FdI a confié les deux ministères clés dans ce domaine à deux fidèles de son parti, le ministre de l’Instruction et du Mérite [del merito] Giuseppe Valditara [sénateur de 2001 à 2013, fut membre de l’Alleanza Nazionale, puis conseiller de Matteo Salvini] et le ministre de la Culture [della cultura] Gennaro Sangiuliano [membre du Movimento Sociale Italiano – Destra Nazionale de 1983 à 1987, puis «indépendant de droite»].

Existe de même l’objectif de faire progresser les contenus réactionnaires concrets, non seulement par des diatribes véhémentes, mais aussi par des manipulations subtiles, en cooptant dans son panthéon des figures particulièrement (bien que souvent imméritées) aimées des Italiens, y compris ceux de gauche, comme Benedetto Croce [1] ou Enrico Mattei [le fondateur de l’industrie pétrolière italienne: l’ENI-Ente Nazionale Idrocarburi, une sorte d’Etat dans l’Etat, il meurt dans un «accident» d’avion provoqué par une bombe en 1962]. La droite a fait en sorte que la «journée du souvenir» soit consacrée aux «victimes des foibe» [2], c’est-à-dire aux victimes de la contre-offensive des partisans yougoslaves [dès septembre 1943] contre l’occupation nazie et fasciste du pays, une contre-offensive militaire qui a inévitablement fait aussi des victimes innocentes, mais qui doit également être imputée aux véritables auteurs de cette guerre d’agression. La loi instituant cet anniversaire a été approuvée à l’unanimité par le Parlement en 2004. Elle est l’un des résultats de la vague historico-révisionniste qui a commencé après la dissolution du Parti communiste italien en 1991.

Il y a ensuite les propos misogynes et homophobes du président de la Chambre des députés, Lorenzo Fontana [Lega], catholique fondamentaliste et admirateur de Poutine, qui célèbre quotidiennement le saint du jour sur Twitter et qui ne manque pas une occasion de faire l’éloge de la «famille traditionnelle» et de stigmatiser le multiculturalisme.

Parmi les objectifs les plus importants que le gouvernement de Giorgia Meloni, Matteo Salvini et Silvio Berlusconi veut poursuivre, on peut citer l’imposition au pays d’une profonde réforme constitutionnelle. Un élément central de cette réforme sera l’introduction d’un régime «présidentialiste» par l’élection directe du président de la République et/ou du président du Conseil. Il s’agit d’une réforme qui satisfait les classes dirigeantes, désireuses de disposer d’un mécanisme institutionnel qui réponde mieux à leurs intérêts et qui ne s’encombre pas des mécanismes de médiations politiques et parlementaires. L’autre pièce fondamentale de la réforme constitutionnelle conçue par cette droite est la formule d’une «autonomie différenciée», qui vise à donner plus de force aux régions économiquement plus dynamiques et plus riches, en laissant les régions plus pauvres à leur sort. Le corollaire de cette «autonomie» sera le démantèlement de tous les éléments de cohérence nationale, avec la régionalisation des salaires et des contrats de travail, et la poursuite de la fragmentation et privatisation de la santé et de l’éducation.

Le projet «européen» de Giorgia Meloni

Une grande partie de la presse et des commentateurs insistent sur la «conversion européenne» de la dirigeante de FdI. Aujourd’hui, Giorgia Meloni tente avec succès d’occuper un créneau parmi les dirigeants de l’UE, mais le cœur politique de son projet n’est autre que de viser à un changement clair d’orientation politique dans l’Union européenne.

Elle espère de manière crédible consolider la position de Fratelli d’Italia en tant que premier parti italien lors des élections européennes prévues au printemps 2024. Et souhaite que d’autres de ses amis politiques  – certainement Marine Le Pen en France, Vox en Espagne, Droit et Justice des frères Kaczynski en Pologne, pour ne citer que les principaux – obtiendront des résultats en hausse significative à cette occasion. Elle croit que le groupe qu’elle préside, le CRE (Conservateurs et réformistes européens), peut prétendre à une hégémonie dans le dispositif de droite du continent, y compris, si nécessaire, par des accords avec l’autre groupe important Identité et Démocratie (ID, fondé en 2019, dans le sillage du groupe Europe des nations et des libertés), auquel appartiennent la Lega et le Rassemblement national français.

Elle compte sur les graves difficultés que connaît le Parti socialiste européen (PSE), tant en raison de la crise de certaines de ses composantes nationales – le Parti socialiste français réduit à des résultats marginaux, les difficultés du Parti démocrate italien et la perte du gouvernement par les socialistes suédois, etc. – qu’en raison des mésaventures judiciaires de certains députés européens «socialistes» importants dans l’affaire du Qatargate. Elle comprend que le Parti populaire européen – qui a toujours cogéré les institutions européennes avec le PSE et les libéraux de Renew Europe – est de plus en plus enclin à se déplacer vers la droite, précisément pour contenir sa perte de cohésion. A moyen terme, elle imagine un changement de majorité politique dans les institutions de l’UE, une Commission européenne non plus basée sur le PPE-PSE et les libéraux, mais sur le PPE, le CRE et d’autres formations de droite. Les récents entretiens fréquents entre Meloni et Manfred Weber (CSU Bavière), le président allemand du PPE, étaient probablement motivés par ce projet.

Pour viabiliser cette voie, tant en Italie qu’en Europe, Giorgia Meloni a récemment relancé le projet d’un «parti unique» de droite, qui lui permettrait de continuer à cannibaliser la Lega de Salvini et Forza Italia de Berlusconi, mais placé sous le couvert d’un «projet commun».

L’interminable crise du PD

Du côté des oppositions, les résultats particulièrement décevants, bien que largement anticipés, des candidats du PD, du M5S (Mouvement 5 étoiles) et des formations de la «gauche radicale» aux récentes élections régionales révèlent à quel point est actuellement éloignée la construction d’une alternative à la domination de la droite.

Le Parti démocrate (PD) s’est engagé, dès le lendemain de la défaite cuisante du 25 septembre, dans un débat de congrès aussi lourd que fastidieux «pour définir l’identité et le profil du nouveau PD, sa raison d’être, son organisation, sa proposition politique, ses valeurs et ses principes» (citation document du congrès). La crise permanente du PD est bien symbolisée par les 9 dirigeants qui, en 16 ans d’existence, se sont succédé à sa direction, tous évincés en raison de leur échec, et non parce qu’ils ont atteint la limite d’âge. Le projet de ce parti reposait sur l’idée, qui s’est avérée totalement illusoire, que les épigones du Parti communiste et de la «gauche» démocrate-chrétienne étaient les seuls à posséder une culture politique et organisationnelle capable d’offrir aux classes dirigeantes un instrument susceptible de gérer la «modernisation» du pays. Pour y parvenir, ils ont parrainé et imposé des réformes constitutionnelles et institutionnelles efficientes et une culture pro-capitaliste et managériale. Tout cela a facilité, d’une part, la destruction du tissu de solidarité sociale qui avait «maintenu ensemble» le pays jusqu’aux années 1980 et, d’autre part, le développement de la droite dure, d’abord celle de Berlusconi, suive de celle de Salvini et enfin de celle de Meloni. Ce qui s’est produit, à une échelle moindre mais rendue encore plus affligeante étant donné les spécificités italiennes, est une trajectoire semblable à celle avec laquelle Bill Clinton puis Barack Obama ont ouvert la voie aux trumpistes et Tony Blair à la revanche du parti Tory.

Le prochain congrès du PD procède de la prise de conscience de l’absence d’identité culturelle et de projet politique. Tout le débat porte sur les alliances à conclure pour survivre, que ce soit avec le micro-parti centriste Azione de Calenda et de Renzi, ou avec la proposition «de gauche» des M5S de Giuseppe Conte. Le «peuple de gauche», qui constituait autrefois la puissante base de soutien du PCI, a complètement disparu. Il suffit de dire que ce qui subsistait de ce «peuple» a pu élire en 2013 Matteo Renzi à la tête du pays avec près de 70% des voix. Un Renzi qui était considéré comme le candidat le plus apte à gouverner le pays, un Premier ministre qui, au cours des trois années de gouvernement [février 2014-décembre 2016], a réussi à adopter une réforme radicalement pro-patronale du code du travail (le Jobs Act), une réforme néolibérale et de privatisation de l’éducation publique (la «bonne école») et à tenter d’imposer une contre-réforme antidémocratique de la Constitution (heureusement rejetée, en décembre 2016, par le référendum, avec 59,1% des votes).

Le nombre de membres du parti – qui, à l’époque du PCI, atteignait le chiffre record de plus de 2 millions – a chuté en quelques années: 800 000 en 2007, 150 000 aujourd’hui.

Bien que le PD ait toujours été, sous diverses formes, au gouvernement de 2011 à 2022 – à l’exception du très bref intermède du gouvernement Conte I [du 1er juin 2018 au 5 septembre 2019] –, il ne peut aujourd’hui se revendiquer d’aucune réalisation ayant une image profilée auprès de à l’électorat. Il parvient à maintenir, au moins lors des élections locales, une certaine audience – plus en pourcentage qu’en voix absolues – uniquement parce que, plus que les autres concurrents, il peut bénéficier d’une base organisée résiduelle.

La victoire de la jeune députée italo-suisse-américaine Elly Schlein aux récentes primaires ouvertes du PD a été favorisée par un taux de participation plus élevé que prévu (il semble que plus d’un million d’électeurs aient voté), ce qui a permis de renverser le résultat de la consultation «interne», parmi les membres, qui avait plutôt favorisé l’autre candidat, l’ancien «renzien» Stefano Bonaccini [président de la région Emilie-Romagne depuis décembre 2014].

Les déclarations faites par la nouvelle secrétaire immédiatement après l’annonce des résultats confirment la contradiction flagrante entre les intentions d’Elly Schlein et le patrimoine politique du parti qu’elle est désormais appelée à diriger. «Nous aiderons à organiser les oppositions pour défendre les pauvres, contre un gouvernement qui les frappe», a-t-elle déclaré, alors que le parti s’employait jusqu’à hier à exclure toute entente avec le M5S, considéré comme responsable de la chute du gouvernement Draghi. «Nous défendrons l’école publique», dit-elle, alors que le PD a rédigé et fait passer la réforme de privatisation sous le logo de la «bonne école» il y a seulement quelques années. «Nous nous dresserons contre toute réduction des soins de santé», alors que les gouvernements de centre-gauche (comme ceux de droite) ont réduit, en quelques années, de plusieurs dizaines de milliards le budget des services de santé. «La priorité est de défendre les droits des travailleurs et travailleuses», alors que le PD en 2015 a réussi à annuler définitivement les protections contre les licenciements, ce qu’aucun des gouvernements précédents n’avait réussi à faire.

Les résultats des primaires ouvertes attestent du désir diffus d’une grande partie de la base populaire de centre-gauche d’un tournant politique. Mais la nouvelle secrétaire, première femme secrétaire, jeune (37 ans), non-conformiste (ouvertement d’une orientation sexuelle «non binaire»), ne dispose pas d’un appareil de soutien dans un parti désormais très fortement cartellisé, avec de puissants courants internes, qui, bien sûr, sont tout sauf des expressions de courants politico-idéologiques qui s’affronteraient à propos de différentes orientations. Il s’agit plutôt de groupes de pouvoir qui cherchent à se répartir les espaces de gouvernement et de sous-gouvernement de plus en plus réduits dont dispose le centre-gauche.

En outre, les fortes contradictions entre, d’une part, les déclarations de la nouvelle secrétaire et l’héritage politique du PD et, d’autre part, la concurrence entre les nombreux courants internes (dont Elly Schlein restera l’otage) rendent illusoire une «régénérescence à gauche» de ce parti, même avec cette nouvelle secrétaire, qui a su recueillir l’élan d’un certain secteur de la jeunesse qui souhaite un réformisme social et environnemental renouvelé.

Le reste de l’opposition

Quant au Mouvement 5 étoiles, il présente aujourd’hui sa quatrième version: 1° la phase organisée, dès 2007, par Beppe Grillo prenant appui sur les réseaux sociaux et organisant des rassemblements anti-corruption [les journées du «Va te faire foutre» – «Vaffanculo Day», débouchant sur la création du parti en 2009]; 2° la phase 2013-2018 [percée électorale en 2013 avec plus de 23% des voix et en 2018 avec 32,68% des voix] durant laquelle il a hégémonisé une grande partie de l’opposition au social-libéralisme de Renzi; 2° la phase «gouvernaliste», d’abord «jaune-vert» [Lega-M5S, Conte I] puis «rose-vert» [PD-M5S, Conte II]; 4° le M5S 4.0, aujourd’hui, tente de se reconstruire comme un parti de la gauche modérée attentif à la défense des «pauvres», de l’environnement et de la «paix». Il a pour lui le fragile atout d’avoir réussi à instituer le revenu de citoyenneté (RdC), mais, comme mentionné dans la première partie de cet article, le gouvernement tente de contrecarrer l’utilisation de cette bannière.

En outre, dans son projet d’évincer le PD de son rôle de parti central dans l’opposition à la droite, Giuseppe Conte paie le prix d’avoir un parti dépourvu de toute structure organisationnelle et de tout ancrage territorial et militant concret. La détermination même de défendre le RdC ne se traduit que par des déclarations grandiloquentes contre un «gouvernement classiste et anti-populaire», sans la capacité, ou peut-être même sans la volonté, de construire un mouvement apte à ce but. Dans le pays, surtout dans le Sud, quelques initiatives de masse pour la défense du RdC voient le jour, mais toutes à l’instigation de collectifs locaux ou de syndicats de base, complètement hors du contrôle du M5S. Les difficultés du projet de Giuseppe Conte se sont d’ailleurs concrétisées dans le résultat décevant des récentes élections régionales dans le Latium et en Lombardie, où les listes «grillines» sont restées loin derrière celles du PD.

Quant à la gauche qui se situe «à la gauche du PD» – qui pendant des années, bien qu’au milieu de nombreuses contradictions, a pratiqué une politique d’alliance subalterne avec le PD –, elle a confirmé son existence et son poids électoral politique faible mais pas insignifiant (environ 3%). En revanche, la liste de gauche qui avait choisi de s’allier au M5S dans le Latium – sous le nom de Polo Progressista di Sinistra & Ecologista) n’a pas obtenu le résultat escompté et n’a recueilli qu’un peu plus de 1% des voix, même si elle a réussi à faire élire une conseillère régionale (Donatella Bianchi). Mais ces forces paient aussi le poids de la triste affaire qui a frappé leur député italo-ivoirien Aboubakar Soumahoro [Alleanza Verdi, Sinistra: alliance entre Europa Verde et Sinistra Italiana en Lombardie], dont la famille a été impliquée dans un très grave épisode de corruption et de surexploitation des travailleurs migrants.

Les deux listes de la «gauche radicale» – celle «nostalgique» et «togliattienne» [référence à Palmiro Togliatti] du Partito Comunista Italiano-PCI dont le secrétaire est Mauro Alboresi et celle «post-berlinguerienne» [référence à Enrico Berlinguer] de l’Unione popolare: alliance entre Rifondazione et Potere al Popolo) ont recueilli des résultats dérisoires (environ 1%), confirmant leur irrémédiable insignifiance.

Le pesant rôle des syndicats

Dans un pays qui n’a pas connu de luttes socio-syndicales significatives depuis de nombreuses années, les grandes centrales syndicales portent la responsabilité clé dans la croissance de la droite extrême et la marginalisation de la gauche. Les trois confédérations syndicales – CGIL, CISL et UIL –, par leur inaction persistante même face aux pires initiatives néolibérales des différents gouvernements, ont facilité la destruction de la solidarité de classe, la fragmentation par entreprise du salariat, l’isolement de certaines luttes de résistance effectives et l’augmentation du sentiment d’inéluctabilité de la politique néolibérale.

La dernière grande lutte sociale et syndicale en Italie a été celle des enseignant·e·s et des étudiant·e·s en 2015 contre la réforme de la «bonne école» pronée par Renzi et son gouvernement. Même cette lutte n’a trouvé qu’un soutien formel dans les confédérations et, en particulier, dans la CGIL, embarrassée de devoir soutenir une mobilisation contre un gouvernement de «centre-gauche». Finalement, y compris sa propre fédération professionnelle a décidé d’en rester là et de laisser la loi passer au parlement.

Entre cette date et aujourd’hui, la CGIL et les autres confédérations n’ont pas mené de grandes mobilisations. Même la mobilisation et lutte généreuse menée par les 400 travailleurs de GKN [sous-traitance automobile] à Florence, qui ont essayé de construire une bataille d’ensemble contre les délocalisations, a été laissée dans l’isolement le plus cynique et risque maintenant de se terminer par une lourde défaite.

Les syndicats «de base» ou «conflictuels», également en raison de leur esprit de concurrence entre eux et de leur «dépendance» politique par rapport à leurs cercles dirigeants historiques, sont inaptes (et, dans une certaine mesure, ne le veulent pas) à développer un projet syndical alternatif face à l’inaction des syndicats majoritaires.

Injustices en hausse

Pendant ce temps, si l’on observe la situation sur le terrain, les inégalités et la fragmentation sociale se développent de manière effrénée et l’action gouvernementale peut, sans être perturbée, les accentuer.

Les chiffres de la bourse sont là pour le prouver. La bourse italienne a clôturé ses comptes 2022 dans le rouge profond: -12% de capitalisation, mais les poches des actionnaires sont de plus en plus remplies de dividendes, grâce notamment aux bénéfices (plus de 70 milliards) réalisés par les grandes entreprises énergétiques et financières. A titre d’exemple, rappelons que les bénéfices nets du géant pétrolier italien, ENI, ont plus que doublé, passant de 6 milliards d’euros en 2021 à 13,4 milliards en 2022. La première banque italienne, Intesa San Paolo, distribuera 5,3 milliards de dividendes à ses actionnaires cette année et la seconde, Unicredit, a augmenté ses bénéfices de 48% pour atteindre 5,2 milliards en 2022. Sur les 70 milliards de bénéfices nets d’ensemble, il apparaît que plus de la moitié (plus de 36 milliards) sera distribuée aux actionnaires.

Les patrons de l’industrie manufacturière ne pleurent pas non plus: la multinationale automobile Stellantis [PSA-Fiat Chrysler] a déclaré un bénéfice net de 16,8 milliards d’euros pour 2022 (+26% par rapport à 2021) et a décidé de distribuer 4,2 milliards d’euros aux actionnaires en dividendes. La holding Exor, actionnaire majoritaire de Stellantis (14%), va donc percevoir plus de 600 millions d’euros dividendes. Et sur ce total, puisque la famille Agnelli-Elkan détient 53% d’Exor, environ 320 millions finiront dans les poches de la «famille», ce qui correspond à un peu moins de 1 million/jour. Les quelque 80 000 employés italiens de la transnationale recevront un peu plus de 150 millions (à titre de «prime» pour leur participation aux bénéfices extraordinaires), soit une moyenne de 1879 euros chacun, environ 5 euros par jour.

Les salaires des travailleurs et travailleuses en Italie restent toujours bas, malgré la «force» supposée des syndicats. Selon l’ISTAT, l’institut national de statistique, le salaire net annuel moyen des salariés italiens (après déduction des impôts et des cotisations) est de 17 335 euros, soit 12 mensualités de 1445 euros. Il est évident que l’inflation (qui a enregistré un taux de 12% l’année 2022) a fait que ces 17 335 euros valent maintenant 2080 euros de moins, c’est-à-dire qu’ils ont perdu l’équivalent de presque un mois et demi de salaire. Face à cette croissance du coût de la vie, les contrats nationaux conclus ont «gagné» des hausses moyennes comprises entre 2 et 3%. Les prévisions pour 2023 indiquent un taux d’inflation en baisse, mais qui devrait se situer autour de 5 à 6%, ce qui se cumulera bien sûr avec celui de l’année qui vient de s’achever.

Nombreux sont ceux qui se demandent à quoi servent les syndicats, qui comptent quelque 12 millions de membres, y compris les retraité·e·s, s’ils permettent que les travailleurs et travailleuses soient ainsi maltraités. Cela aussi est un puissant moteur de résignation, de désenchantement et de fragmentation sociale.

Les faiblesses du projet Meloni

Le gouvernement de droite est fort, mais il a aussi des faiblesses.

Meloni sait que le projet de parti unique, aussi difficile à mettre en pratique soit-il, pourrait, plus efficacement que ne le fait aujourd’hui la coalition à trois partis, tenir à distance les écarts des deux leaders mineurs, Matteo Salvini d’une part et Silvio Berlusconi d’autre part. Les déclarations intempestives de Berlusconi (et dans une moindre mesure de Salvini) expriment certainement un excès de volonté de se profiler, une volonté de compliquer l’action de la leader, à la fois amie et concurrente, autrefois subordonnée mais maintenant dominante. Mais ces déclarations expriment aussi l’existence d’approches différentes sur le plan interne (les couches sociales de référence à cibler) et sur le plan international (les positionnements «géopolitiques»).

La preuve en est le très récent échange de lourdes «blagues» par médias interposés entre le haut dirigeant de Forza Italia et le Premier ministre ukrainien Volodymyr Zelensky, ce qui a fortement embarrassé et irrité la présidente du Conseil italien lors de sa visite à Kiev le 21 février. Berlusconi a déclaré: «Moi parler avec Zelensky ? Si j’avais été président du conseil, je n’y serais jamais allé… Poutine, le 24 février 2022, pensait qu’il pourrait facilement se rendre à Kiev et mettre des gens décents à la place de Zelensky et de son gouvernement»… Il suffisait qu’il [le chef de l’Etat ukrainien] cesse d’attaquer les deux républiques autonomes du Donbass et tout cela ne serait pas arrivé, par conséquent je juge très très négativement le comportement de ce monsieur.»

Zelensky lui a répondu: «La maison de Berlusconi n’a jamais été bombardée, ils ne sont jamais arrivés avec des tanks dans son jardin.» Et Berlusconi de rétorquer: «Il ne sait pas que j’ai vécu, même enfant, les bombardements de la Seconde Guerre mondiale.»

Les forces de centre-gauche exagèrent beaucoup les effets supposés de ces différences de comportement et les tensions politiques qui en résultent. Mais tant que l’opposition ne parviendra pas à se concrétiser en un mouvement de masse (ce qui est, hélas, très éloigné pour le moment), ces différenciations ne seront que de petits accidents de parcours, bien qu’embarrassants.

Toutefois, la proposition de Giorgia Meloni de construire un parti unique de droite a peut-être un objectif plus important pour elle, celui de couper (ne serait-ce que formellement) les liens néanmoins embarrassants avec son passé néofasciste. Il s’agirait de reprendre le chemin déjà tracé par Gianfranco Fini [issu du MSI et initiateur du parti d’extrême droite Alleanza Nazionale en 1995] lorsque, en 2009, son Alleanza Nazionale a fusionné avec Forza Italia pour former le Popolo della Libertà, car le simple abandon du nom MSI n’a pas suffi à effacer la nature de son Alleanza nazionale comme parti de nostalgiques du régime fasciste. Mais aujourd’hui, il y aurait une différence fondamentale. A l’époque, Gianfranco Fini était soumis au pouvoir prépondérant de Berlusconi au sein du parti unifié, qui a fini par l’expulser. Aujourd’hui, dans un hypothétique parti unifié de droite, Giorgia Meloni serait certainement aux commandes. Le projet de Fini et de Berlusconi a échoué à l’époque. Aujourd’hui encore, ce qui rend l’unification de la droite très difficile, c’est l’empressement pathologique des leaders à prendre la tête d’une telle formation.

Il existe cependant une autre faiblesse dont la présidente du Conseil ne parle jamais mais qui pèse sous des formes silencieuses et insidieuses sur les plans de Giorgia Meloni: la nature et les inclinations de sa base militante. Jusqu’à présent, la dirigeante a réussi à l’endiguer. Elle a réussi à éviter les célébrations avec des saluts fascistes et des actes agressifs au lendemain de sa victoire électorale en septembre 2022. Elle a réussi à convaincre son entourage le plus proche de maintenir une attitude «équilibrée»: «nous sommes des démocrates, nous condamnons les lois raciales méprisables» [de 1938, entre autres], tout en évitant soigneusement toute déclaration de répudiation globale du passé fasciste. Tout bien considéré, même le président du Sénat, l’ancien dirigeant fasciste Ignazio La Russa, mentor politique de Giorgia Meloni, a réussi à présenter son ardeur ostentatoire à collectionner des souvenirs de Mussolini comme une «petite passion personnelle».

La base militante dispose de mécanismes internes de contrôle beaucoup moins efficaces que ceux du groupe dirigeant du FdI. Ainsi, ces derniers jours, à Florence, devant leur école, deux lycéens de gauche qui commentaient négativement la distribution de tracts par un groupe de militants néofascistes de «Azione studentesca» – un groupe dont la très jeune Giorgia Meloni fut la leader incontestée jusqu’à il y a une quinzaine d’années et qui résident toujours au siège florentin de Fratelli d’Italia – ont été attaqués et lourdement battus par les membres de la bande (six contre deux). Les responsables du parti au gouvernement ont rapidement qualifié cette affaire de «bagarre déplorable». La présidente du Conseil est restée silencieuse.

La répétition de tels incidents pourrait certainement mettre le gouvernement en difficulté bien plus que les déclarations intempestives de diverses personnalités politiques. La présidente du Conseil est bien consciente de la situation inconfortable vécue par sa base militante, mais elle sait tout aussi bien qu’elle ne peut pas s’en débarrasser facilement, ni en paroles (avec des déclarations plus courageuses dans un sens «antifasciste») ni, encore moins, en rompant réellement les liens organisationnels et affectifs qu’elle entretient avec elle. Elle sait aussi que, dans l’hypothèse, certes lointaine, de l’émergence d’embryons d’un véritable mouvement de masse antigouvernemental et antifasciste, ces «brigades d’action» pourraient s’avérer extrêmement utiles. (Article reçu le 25 février 2023; traduction rédaction A l’Encontre; la première partie a été publiée sur ce site le 28 février)

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[1] Benedetto Croce, 1866-1952, philosophe d’un dit libéralisme, un des fondateurs du Parti libéral en 1922, alors proche du fascisme. En 1924, il considérait encore que «le régime mussolinien ne devait pas être chose qu’une passerelle pour la restauration d’un régime libéral plus sévère».  La distance, pour ne pas dire la rupture, avec Mussolini intervient en 1925. (Réd. A l’Encontre)

[2] Le terme foibe renvoie aux cavités dans des roches calcaires, entre autres dans la région de Trieste, dans lesquelles ont été précipités des personnes en majorité italophones. (Réd. A l’Encontre)

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