Italie. Un dur affrontement sur le droit de grève. Quelles suites après la journée du 17 novembre?

Par Sergio Bellavita et Fabrizio Burattini

Après bien des hésitations et après avoir soigneusement évité d’identifier les caractéristiques nettement réactionnaires qui démarquent le gouvernement de droite de Giorgia Meloni même des autres gouvernements patronaux néolibéraux qui ont gouverné l’Italie ces dernières années, la CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro) de Maurizio Landini [secrétaire général depuis janvier 2019, ancien secrétaire de la FIOM-métallurgie] et l’UIL (Unione Italiana del Lavoro) de Pierpaolo Bombardieri [secrétaire général depuis juillet 2020] ont décidé de sortir de l’impasse. A cet effet, ils ont déclaré, contre le projet de loi de finances pour 2024 [voir l’article publié sur ce site le 12 novembre], une mobilisation très «compliquée» qui, suite à une consultation de la base sur les lieux de travail, débouche sur:

  • une grève toute la journée [8 heures ou 8 heures pour chaque équipe travaillant en 3×8] du vendredi 17 novembre dans les régions d’Italie centrale pour toutes les catégories et dans tout le pays pour les catégories des fonctionnaires, des transports, de la poste et des pompiers [avec un rassemblement sur la Piazza del Popolo à Rome ce 17 novembre, les organisateurs déclarent une présence de 60’000 personnes; voir note 1 sur l’intervention de Landini];
  • une grève toute la journée du lundi 20 novembre pour les travailleurs et travailleuses de Sicile;
  • une grève toute la journée du vendredi 24 novembre pour les travailleurs et travailleuses des régions du Nord;
  • les travailleurs et travailleuses de Sardaigne feront grève le lundi 27 novembre;
  • enfin, les travailleurs et travailleuses des régions méridionales feront grève le vendredi 1er décembre.

La Cisl (Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori) de Luigi Sbarra [secrétaire général depuis mars 2021], après avoir tenu en haleine les deux autres confédérations dans l’attente d’une décision sur une initiative commune, a finalement décidé de ne pas participer à la grève et d’appeler à une manifestation alternative à Rome pour le samedi 25 novembre «afin d’exiger un pacte social», une manifestation qui s’inscrit en tous points comme pro-gouvernementale.

Une attaque réactionnaire et démagogique

En réponse, le gouvernement de Giorgia Meloni et, en particulier, le ministre des Transports Matteo Salvini ont lancé une offensive réactionnaire contre les deux syndicats confédéraux (CGIL et UIL), en utilisant sans vergogne des arguments démagogiques et en qualifiant la grève d’«initiative non pas contre le gouvernement mais contre les Italiens». Et en faisant du choix d’une grève le vendredi ou le lundi un moyen de permettre un «long week-end», sans travail!

L’attaque s’est concentrée en particulier sur la grève des travailleurs des transports, en utilisant également la résolution adoptée le 8 novembre par la «Commission de garantie» (Commissione di garanzia) établie depuis 1990 sur la base de la loi n° 146  («Règlement sur l’exercice du droit de grève dans les services publics essentiels et la sauvegarde des droits de la personne protégés par la Constitution»). Salvini demandait à la CGIL et à l’UIL de respecter les règles des grèves sectorielles, ne reconnaissant pas dans la manière dont ces mobilisations étaient appelées les conditions requises pour les considérer comme des «grèves générales».

Il faut dire que la convocation de journées de grève par la CGIL et l’UIL ne suit pas à la lettre les règles de la loi 146/90, qui est communément considérée comme une «loi anti-grève».

La désaccoutumance à la grève (les heures de grève sont tombées à des niveaux minimaux ces dernières années, voir le graphique ci-dessous établi par l’Osservatorio sui Conti Pubblici dell’Università cattolica) a également estompé dans l’esprit des travailleurs et travailleuses, mais aussi dans celui des dirigeants syndicaux, la distinction entre «grève générale» et «grèves de catégorie (branche) nationale», qui était autrefois bien connue.

Nombre heures de grèves par secteurs; indice 100 en 2015 pour 1000 heures travaillées.

Il fut un temps où les mots avaient un sens plus précis et où personne à gauche n’utilisait abusivement le terme «générale», même pour nommer une mobilisation nationale d’une seule catégorie.

Mais les temps ont manifestement changé. La CGIL et l’UIL ont proclamé une grève «en damier» de huit heures sur plusieurs jours, répartie par régions et par catégories. Certes, l’initiative conserve le caractère politique d’une grève générale, mais d’un point de vue formel, elle a permis à la «Commission de garantie» – et donc au gouvernement – de faire valoir que la grève ne peut pas être formellement considérée comme «générale» et que les règles n’ont donc pas été respectées.

Ce sont des règles sur lesquelles de nombreuses initiatives du syndicalisme combatif et du syndicalisme «de base» ont trébuché à plusieurs reprises dans le passé, cela dans le silence absolu des médias et du «monde politique». Ce qui alors a pleinement satisfait la direction du syndicalisme «officiel». Il y a là une démonstration éclatante que les droits sont soit pour tout le monde, soit des privilèges. Et les privilèges, on le sait, quand le vent tourne, ça se perd.

Les effets contradictoires de l’attaque

Dans l’offensive de Matteo Salvini, outre l’empreinte réactionnaire et antisyndicale, après des mois de mise en avant de la présidente du Conseil Giorgia Meloni, il y a aussi la tentative du leader de la Ligue de jouer les premiers rôles, en essayant de capter et dévier l’attention de la base populaire de la Ligue et de toute l’extrême droite, certainement irritée par une loi de finances qui ne concède rien aux classes inférieures et dites moyennes. Il s’agissait pour Salvini de la concentrer sur les désagréments que connaîtront «les travailleurs qui ne peuvent pas aller travailler parce que les transports publics sont bloqués par la grève de la CGIL-UIL».

Nous verrons, dans les prochains jours, si l’attaque du gouvernement – qui a de toute façon réussi à faire annuler la grève des travailleurs du transport aérien et à réduire de 8 à 4 heures la grève dans les autres secteurs du transport, trains, métros et bus [ce qui fut le cas ce 17 novembre] – apportera un bénéfice médiatique à la CGIL et à l’UIL, par rapport à une mobilisation qui dans tous les cas s’assoupit sur le lieu de travail. Initiative qui permettrait aux confédérations de reprendre une audience dans les masses plus larges, parmi lesquelles s’accroît le désenchantement à l’égard du syndicalisme.

En tout état de cause, l’agression de Salvini redynamise les cadres et les appareils des deux syndicats confédéraux, qui n’ont pas été habitués depuis longtemps à organiser de larges mobilisations et des initiatives de «non-présence» sur le lieu de travail. N’oublions pas que la dernière journée générale de lutte a eu lieu en décembre 2021, qui plus est après plus de cinq ans de paralysie semi-totale de toute initiative des grands syndicats confédéraux.

Même l’opposition politique institutionnelle (Parti démocrate, Mouvement 5 étoiles (M5S), Sinistra italiana, Verdi), bien que peu familiarisée avec les ressorts du monde du travail et ne connaissant pas du tout les règles complexes pour la proclamation des grèves dans les secteurs régis par la loi 146/90, a surfé sur l’indignation générale de la gauche contre le gouvernement. Elle tire elle aussi un bénéfice imprévu des attaques de Salvini, compte tenu également du fait qu’en ce moment la majorité de droite fait échouer définitivement l’initiative unie de toute l’opposition pour l’introduction d’un salaire horaire minimum [l’opposition parlementaire proposait, dès juin-juillet, un salaire horaire minimum fixé par la loi à 9 euros, l’Unione popolare avait lancé une initiative populaire pour un salaire minimum horaire de 10 euros].

Un règlement qui se retourne contre ceux qui l’ont soutenu

Les dirigeants de la CGIL et de l’UIL ont, à juste titre, utilisé des termes très durs visant la Commission de garantie et le gouvernement, affirmant que nous sommes face à une véritable «attaque contre la démocratie». Mais il ne faut pas oublier que la Commission dite de «garantie» a été créée à l’époque sur la base d’un accord entre le gouvernement de centre-gauche de l’époque, les associations patronales et précisément les syndicats confédéraux qui protestent aujourd’hui.

Et cette commission, de par sa nature et son rôle, n’est pas indépendante de la politique qui la pilote et l’alimente. En fait, au fil des ans, elle a joué le rôle de «législateur supplémentaire» sur la question du droit de grève, serrant de plus en plus les mailles, déjà serrées, de la loi 146, jusqu’à présent au détriment du syndicalisme alternatif (les syndicats de base). Aujourd’hui, à l’époque de l’extrême droite, l’instrument créé avec l’accord de la CGIL et de l’UIL est également dirigé contre ces mêmes syndicats «officiels».

L’attaque de Meloni et Salvini est une pièce de plus dans la dérive autoritaire de l’Italie et doit donc être combattue avec détermination.

Au même titre doit être contestée l’opération qui se développe sur la question de la représentativité syndicale. Certains affirment que le droit de grève doit être étroitement lié à la «représentativité» des organisations syndicales. Cette idée a fait des adeptes jusque dans les rangs du syndicalisme confédéral. Sur ce terrain pourraient se rencontrer et se combiner – quand et si la tension de ces jours s’estompe – la dimension autoritaire du gouvernement de droite et l’intérêt de la CGIL, de la CISL et de l’UIL à voir toutes les autres organisations syndicales combatives définitivement mise hors jeu, les privant de la possibilité d’utiliser l’instrument de la grève parce que ces structures de base, militantes seront considérées comme «non représentatives».

Si tel était le cas, non seulement la démocratie ne serait en fait pas sauvée, mais serait supprimé conjointement au droit de grève le libre exercice du syndicalisme, c’est-à-dire la liberté des travailleurs et travailleuses de s’organiser en syndicats, en choisissant le syndicat qu’ils souhaitent. (Article reçu le 16 novembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Selon Il Fatto Quotidiano, Maurizio Landini a déclaré ce 17 novembre: «La Piazza del Popolo est-elle une réponse à Salvini? Je ne le vise pas. Il se fait du mal tout seul parce qu’il ne comprend pas [sic] que si le droit de grève a été introduit dans la Constitution, cela signifie que c’est un droit qui appartient à chaque citoyen et que chaque citoyen doit avoir le droit d’adhérer ou de ne pas adhérer librement. Lorsque vous remettez cela en question, vous n’agissez pas contre le syndicat, mais contre les citoyens.»

Il Fatto Quotidiano poursuit en citant Landini: «En ce qui concerne les transports, Salvini devrait peut-être savoir qu’ils ont fait grève en Allemagne, en France, mais qu’aucun gouvernement n’a bloqué les grèves» ; soulignant que le gouvernement Meloni-Salvini devrait «retirer ses réquisitions» et «commencer à écouter». «Nous ne nous arrêterons pas tant que nous n’aurons pas obtenu de résultats.»

Même sur la question du salaire minimum, Maurizio Landini n’a pas l’intention de baisser les bras: «Selon l’Istat, plus de 60 % des familles de ce pays ne parviennent pas à boucler leur fin de mois et ce gouvernement, qui prétend faire quelque chose pour répondre aux problèmes du salaire horaire minimum, dit qu’il en discutera dans six mois, mais ne le fait jamais… C’est le moment d’agir, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas le faire. C’est maintenant qu’il faut agir, nous présenterons des propositions dans les entreprises parce que, comme nous voulons renouveler les contrats, la question des salaires sera au centre.» (Réd.)

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