Italie. Quand le «Mouvement 5 étoiles» s’aligne sur un procureur qui dénonce les ONG qui secourent les migrant·e·s

Par Jérôme Gautheret

Un canot pneumatique d’une dizaine de mètres de long, vide de tout occupant, a été retrouvé, dimanche 30 avril, dans les eaux internationales, au large de la Libye. L’annonce a été faite par les équipes de Médecins sans frontières, dont un des navires, le Prudence, a repêché quelques heures plus tard les cadavres de quatre migrants, à 42 milles nautiques au large des côtes africaines.

Sans doute ces corps sans vie ne sont-ils qu’une petite partie des victimes du drame sans témoin qui s’est joué loin de tout, quelques heures plus tôt. A en croire les comptages effectués par les secours, dans ce type d’embarcation, les passeurs libyens peuvent entasser jusqu’à 160 à 170 personnes.

Les départs depuis les côtes libyennes de ces «cercueils flottants» disposant pour toute force de propulsion d’un moteur de 40 CV se sont multipliés ces derniers mois. Selon les données du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, entre le 1er janvier et le 21 avril, 36’882 personnes ont été secourues en mer, soit 36% de plus qu’en 2016 à la même période, tandis que 1073 morts ont été repêchés – l’immense majorité des disparus, elle, restant impossible à quantifier. Avec l’arrivée de la belle saison, le rythme des départs semble encore s’accélérer: entre le 14 et le 16 avril, près de 8’500 migrants ont été secourus au cours de 73 opérations.

Depuis sa ville de Palerme où il observe depuis des années le phénomène migratoire, l’avocat Fulvio Vassallo, spécialiste du droit d’asile, considère ces tendances avec circonspection. Pour lui, «les statistiques ne se font pas sur trois jours ni même sur un mois. Il faut au moins quatre mois pour avoir un vrai ordre de grandeur. Par exemple, durant les dix jours qui ont suivi ce week-end de Pâques, il n’y a eu aucun départ».

Il est en revanche catégorique sur la situation critique des structures d’accueil à terre: «Même si l’Italie n’accueillait que 100 000 réfugiés en 2017, ce qui serait une chute spectaculaire, les centres n’auraient pas les moyens de les héberger.» Ainsi que sur un deuxième point, crucial pour comprendre ce qui se joue en Méditerranée: «En moyenne, les embarcations qui partent de Libye ne peuvent pas parcourir plus de 40 milles, et encore, quand la mer est calme.»

Autrement dit, depuis deux ans, avec l’intensification des opérations humanitaires en Méditerranée, l’objectif des trafiquants n’est plus de faire accoster les migrants en Sicile ou au sud de la péninsule italienne, mais seulement de franchir la limite des eaux internationales (soit 12 milles), où l’assistance aux navires en détresse est la règle absolue.

Soupçons de collusion

Cette situation attise depuis des mois de nombreuses critiques contre les ONG, régulièrement accusées, par leur présence, de faciliter le travail des passeurs. Ces reproches ont pris de l’ampleur avec la polémique déclenchée par l’ouverture par le procureur de Catane, Carmelo Zuccaro, d’une enquête pour des soupçons de collusion entre les ONG et les trafiquants d’êtres humains, appuyés, selon lui, sur l’existence de contacts téléphoniques entre des passeurs et des membres d’équipes de sauvetage.

Jeudi soir, devant les caméras de RAI 3, le magistrat est allé encore plus loin, évoquant de possibles liens financiers entre les réseaux criminels et certaines ONG opérant dans le canal de Sicile – sans dire explicitement lesquelles.

Ces accusations gravissimes, assénées par un magistrat reconnaissant lui-même qu’il ne s’agit que d’«hypothèses de travail qui ne sont pas pour l’instant prouvées», énoncées au mépris de son devoir de réserve mais au nom d’un «devoir de dénoncer», ont été diversement appréciées par les membres de la majorité gouvernementale.

Tandis que le ministre des affaires étrangères, Angelino Alfano, assurait qu’il donnait «100 % raison» au magistrat pour avoir «posé une vraie question», le ministre de la justice, Andrea Orlando, qualifiait d’«inacceptable» «l’association d’idées entre les ONG et une forme de criminalité», avant d’encourager néanmoins Carmelo Zuccaro à poursuivre son enquête.

De son côté, le président du Sénat, Piero Grasso, ancien magistrat, se montrait plus sévère : «Il me paraît un peu hors de l’ordinaire qu’un procureur puisse se prononcer avant même qu’une enquête soit faite.»

A droite en revanche, on saluait le courage du magistrat. Quant au Mouvement 5 étoiles, qui depuis des semaines dénonce les «taxis de la Méditerranée» que seraient devenues les ONG, il a immédiatement pris fait et cause pour Carmelo Zuccaro, dont les déclarations doivent être examinées par le Conseil supérieur de la magistrature, mercredi 3 mai.

De retour d’un séjour à bord du Prudence, l’écrivain italien Erri De Luca a dénoncé la «pure calomnie» du procureur de Catane. «C’est comme si je disais, sans preuve, que Carmelo Zuccaro avait des liens avec la mafia!»

Reste que même en l’absence d’éléments concrets, les dommages sur l’image des ONG risquent d’être durables. «Avec tout ce battage médiatique contre nous, en Italie, le mal est fait, constate Sophie Beau, cofondatrice et directrice générale de SOS Méditerranée. Pourtant, ces accusations ne tiennent pas: on affirme que nous sommes en contact avec les trafiquants alors que c’est l’organisation centrale des gardes-côtes, depuis Rome, qui nous confie les missions de sauvetage. On est allé jusqu’à nous reprocher d’être éclairés la nuit, alors que c’est une obligation légale! Ces accusations sont faites en parfaite méconnaissance du droit. L’assistance en haute mer est un devoir qui s’impose à tous. Et cette campagne va jusqu’à la diffusion de fausses nouvelles: SOS Méditerranée a dû nier avoir opéré dans les eaux territoriales libyennes, données satellites à l’appui, comme cela avait été écrit dans la presse italienne!»

Discrétion

Confrontées depuis le début de l’année à un afflux de migrants sans précédent, les ONG constatent également qu’elles sont livrées à elles-mêmes dans la zone des sauvetages. «Depuis le début de l’année, nous n’avons fait aucune opération conjointe avec des navires de l’agence européenne Frontex, poursuit Sophie Beau, comme cela était relativement fréquent en 2016. Et durant le week-end de Pâques, les ONG étaient seules dans la zone concernée par les secours, tandis que les navires de Frontex se trouvaient beaucoup plus loin des côtes.»

Cette soudaine discrétion pourrait, de l’avis de plusieurs observateurs, avoir un lien avec la mise en place progressive de l’accord entre l’Union européenne et le gouvernement «officiel» de la Libye, lequel prévoit la mise en place de véritables unités de gardes-côtes. Des sessions de formation ont été faites, une dizaine de bateaux flambant neufs doivent être livrés en mai aux autorités libyennes.

Il s’agirait ensuite de leur laisser le champ libre pour opérer. Une éventualité qui ne rassure pas particulièrement les organisations humanitaires. «Le problème, c’est qu’il faudrait savoir qui ils sont vraiment. Ces derniers temps, nous avons souvent croisé en mer des bateaux sur lesquels était écrit “Libyan coastguard», confie Sophie Beau. «Leurs occupants ne sont pas agressifs, ils nous laissent faire les opérations de sauvetage sans participer. Mais quand nous avons fini, ils s’approchent des canots et en récupèrent les moteurs avant de disparaître.» (Article publié dans Le Monde daté du 3 mai 2017; titre de la rédaction A l’Encontre)

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Quelques «chiffres»

  • 36’882 migrant·e·s ont été secourus en mer en Italie entre le 1er janvier et le 21 avril, selon le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies.
  • 3557 d’entre eux sont des mineurs non accompagnés.
  • 1073 corps ont été repêchés depuis le début de l’année. En 2016, plus de 5000 personnes sont mortes noyées en Méditerranée.

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