A quelques jours d’un nouveau vote [le deuxième] pour élire le président de la République grecque [le troisième se déroulera le 29 décembre], sans la moindre remise en cause par le gouvernement des politiques suivies jusqu’à présent, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) fait le point sur la dégradation des droits humains entraînée par quatre ans d’austérité. Son bilan est accablant.
C’est à un désastre économique et social que l’on assiste en Grèce depuis le début de la mise en place des politiques d’austérité, en 2010. Mais les conséquences de ces mesures vont encore au-delà: c’est ce que nous enseigne le dernier rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), rendu public à Athènes ce jeudi 18 décembre. Elles touchent en effet à la question même des droits de l’homme, qui se sont sensiblement dégradés depuis quatre ans.
Pour réaliser ce rapport – une somme de 80 pages diffusée en grec et en anglais – la FIDH est allée à la rencontre de multiples acteurs. Elle a mené des entretiens auprès des autorités, des élus, des syndicats, des acteurs du secteur de la santé et de l’éducation, des journalistes, de diverses associations grecques, des organisations en lien avec les migrants, mais aussi des bailleurs de fonds du pays que sont la Commission européenne et le FMI.
Les conclusions sont accablantes. Le droit au logement et le droit à l’éducation sont particulièrement bafoués, mais aussi le droit au travail et l’accès à la santé. Quelques chiffres, glanés au fil du rapport: depuis 2010, 180’000 petites et moyennes entreprises ont mis la clef sous la porte. Le taux de chômage est allé jusqu’à toucher 28% de la population active en septembre 2013 – il en est aujourd’hui à près de 26%. Cependant, souligne le rapport, «le chômage réel doit être de 5 à 6% supérieur aux statistiques officielles»…
Surtout, le rapport de la FIDH pointe les responsabilités et démontre l’absurdité des mesures prises, qui n’ont rien de réformes structurelles destinées à améliorer l’administration ou les performances économiques du pays. «Cette situation [de chômage très élevé] ne résulte pas seulement de la crise économique, mais c’est aussi le résultat de la manière dont cette crise a été gérée au niveau politique, c’est-à-dire les politiques spécifiques engagées par les autorités. Rien que dans le secteur public, 75’000 postes ont été supprimés entre fin 2012 et début 2013. Bien que le besoin de réformer pour faire face à de sérieuses déficiences structurelles dans le service public était communément admis, les coupes rapides et massives décidées en conséquence dans le secteur public ne reposaient pas sur la base d’une évaluation adéquate. Au contraire, ces coupes étaient fondées sur le besoin d’une conformité rapide avec les exigences formulées dans les mémorandums d’accord entre la Grèce et la Troïka et ont été appliquées uniquement pour des raisons budgétaires.»
La mission de la FIDH met également en évidence le deux poids deux mesures appliqué selon les ministères. La santé publique, les transports et l’éducation ont été très durement affectés par la politique d’austérité – tandis que le budget de la défense est resté relativement préservé. «Le budget de défense de la Grèce reste l’un des plus élevés parmi les pays de l’OTAN en termes de pourcentage de PIB», note le rapport. La santé grecque, en revanche, se retrouve en queue de peloton des pays de l’OCDE: seulement 5,9 % de son PIB était consacré à des dépenses publiques de santé en 2011, contre 8,6% pour la France et 6,7% en moyenne dans l’OCDE.
Le rapport montre qu’après la signature du premier mémorandum avec la Troïka, en mai 2010, les autorités grecques se sont uniquement focalisées sur les objectifs budgétaires et ont délibérément négligé les implications sociales et humaines des mesures. Le deuxième mémorandum, en février 2012, prévoyait certes la nécessité de mettre en place des mesures d’accompagnement des chômeurs… Ce n’est qu’en avril 2014 que de premières expérimentations sont mises en place. Au bout du compte, sur environ 1,4 million de chômeurs, seulement 110’000 ont pu recevoir des indemnisations. «Les autorités grecques n’ont pas seulement pris des mesures qui ont sérieusement exacerbé la situation du chômage, mais elles ont en outre échoué à offrir le soutien social nécessaire pour faire face à la hausse rapide du chômage», écrit la FIDH.
Mais au-delà du chômage, c’est la précarité et l’absence de garde-fous pour les salariés qui se sont développés sous l’effet des mesures d’austérité: disparition des conventions collectives, baisse du Smic, multiplication des contrats précaires, renversement des rapports de force en faveur des employeurs. Le rapport de la FIDH relève au passage que l’OCDE évalue le recul de la protection des salariés grecs entre 2008 et 2013 à 15%: c’est le plus grand recul après le Portugal (il a été de 2% en France sur la même période).
L’intérêt de ce rapport publié jeudi ne tient toutefois pas seulement à ce bilan économique et social chiffré et documenté. Il montre aussi combien la politique d’austérité a pu se répercuter sur les droits civiques et politiques. Les manifestations en réaction à la rigueur ont ainsi été l’occasion pour la police grecque d’exercer une violence injustifiée à l’égard de simples quidams et de multiplier les arrestations arbitraires. De nombreuses interpellations ces dernières années ont en outre été accompagnées de mauvais traitements: en s’appuyant sur des cas précis, la FIDH dénonce des abus de pouvoir et un usage «excessif et inutile de la force dans la répression de protestations pacifiques»: «Une telle force comprend le tabassage de manifestants et l’usage de gaz chimiques toxiques irritants et de gaz lacrymogènes. De tels actes constituent un comportement illégal, viole les obligations de la Grèce en matière de droit international.» Sans compter les arrestations préventives ni l’impossibilité d’avoir accès à un avocat pendant ces arrestations, en particulier à la veille de grandes manifestations ou de visites d’officiels étrangers – des pratiques relevées par plusieurs avocats grecs que la FIDH a rencontrés sur place. «Bien que ces incidents et pratiques ne soient pas nouveaux, note le rapport, les personnes interrogées par la délégation rapportent que la situation en Grèce a significativement empiré depuis le début de la crise. La police semble s’être radicalisée, aggravant les réponses à la dissidence et montrant une intolérance croissante à l’égard des voix critiques.»
Ces années d’austérité n’ont pas non plus laissé indemnes les immigré·e·s. Montée de la xénophobie, montée des violences policières à leur égard, impunité jusqu’à il y a peu des criminels, difficulté de plus en plus grande pour obtenir des papiers: les migrants en Grèce sont particulièrement touchés par cette dégradation des droits de l’homme. Le discours de la haine et les violences racistes du parti néonazi Aube dorée – autrefois complètement marginal – ont en outre aggravé la situation. «Aube dorée n’aurait jamais pu connaître un tel succès sans le soutien des autorités, en particulier la police, et les médias», relève la FIDH.
Enfin, l’austérité a eu un impact sur la liberté de la presse: la Grèce a largement reculé dans les classements internationaux. Il y a eu notamment la brutale fermeture de ERT [avec une longue occupation par les salarié·e·s qui organisèrent des débats, des concerts], la radiotélévision publique, en juin 2013. Il y a eu aussi, quelques mois plus tôt, l’arrestation du journaliste Kostas Vaxevanis, alors qu’il avait publié dans son magazine la «liste HSBC/Lagarde», quelque 2000 noms de personnes suspectées d’avoir placé des fonds en Suisse. Et puis il y a eu de multiples pressions politiques exercées sur des journalistes qui critiquaient ouvertement les accords du gouvernement avec la Troïka.
Dans un dernier chapitre intitulé «Qui est responsable », la FIDH renvoie la balle aux autorités grecques et européennes: «Le tragique déni des droits que la mission a observé et documenté en Grèce n’aurait pas pu arriver sans les contributions de la Grèce, d’autres Etats membres de l’UE et en particulier les membres de l’Eurogroupe, mais aussi l’UE et ses institutions comme la Commission et la BCE, ainsi que d’autres institutions financières internationales, comme le FMI.»
C’est à tous ces niveaux que l’on doit cette profonde dégradation des droits sociaux et humains à l’œuvre depuis quatre ans, et le rapport montre combien les décisions prises par l’UE sur la Grèce sont en contradiction avec ses propres valeurs proclamées. La FIDH a-t-elle prévu d’envoyer son rapport à Pierre Moscovici (commissaire européen «socialiste» de l’économie) et Jean-Claude Juncker (président de la Commission européenne)? Ces deux derniers, plutôt que d’appeler le parlement grec à élire à la présidence le candidat du gouvernement Samaras (l’ex-commissaire européen Stavros Dimas), feraient bien de lire [bien qu’ils le sachent déjà parfaitement] ce que la politique qu’ils défendent bec et ongles encore aujourd’hui a provoqué dans la péninsule hellène… (Publié dans Mediapart le 21 décembre 2014)
Soyez le premier à commenter