L’économie politique de la crise du coût de la vie au Royaume-Uni (I)

Accueil de personnes qui ont du mal à chauffer leur appartement à cause du prix de l’énergie: dans le foyer du théâtre Other Place de Stratford-upon-Avon, ville natale de Shakespeare.

Par Özlem Onaran

La flambée des prix de l’énergie, des denrées alimentaires, des autres produits de première nécessité et des loyers en 2022 – causée par de multiples perturbations de la chaîne d’approvisionnement après le Brexit et par la pandémie, suivie de l’invasion de l’Ukraine par la Russie – a entraîné une intense crise dite du coût de la vie, exacerbée par les inégalités de classe, de race et de genre, ainsi que par la crise du système de santé et les questions environnementales.

Si la compression des salaires n’est pas nouvelle, l’ampleur actuelle de la crise dite du coût de la vie est la plus profonde depuis une génération. La Banque d’Angleterre prévoit une baisse de l’inflation à 3,9% d’ici le quatrième trimestre 2023, mais la crise du coût de la vie se prolongera pour de nombreux ménages de la classe laborieuse.

En janvier 2023, l’inflation (IPC-indice des prix à la consommation) est tombée à 10,1%, après avoir culminé à 11,1% en octobre 2022. L’inflation sous-jacente (excluant les prix des denrées alimentaires, de l’énergie, de l’alcool et du tabac) est tombée à 5,8% en janvier 2023. Toutefois, une baisse progressive de l’inflation ne signifie pas que les prix baissent. Ils augmentent simplement à un rythme plus lent et resteront élevés, ce qui aggravera la crise du coût de la vie pour de nombreuses personnes, dont les salaires nominaux n’ont pas augmenté au même rythme que l’inflation. Dans le même temps, la hausse des prix de l’alimentation, du logement et des services domestiques  – y compris les factures d’eau et d’énergie et les loyers – reste nettement plus élevée: elle se situe respectivement à 16,8% et 26,7%. Par conséquent, l’inflation subie par les 10% de ménages les plus pauvres est de 11,7%, contre 8,8% pour les 10% les plus riches (Resolution Foundation, 15 février 2023: «Inflation falls, but cos-of-living gap grows»).

En janvier 2023, l’inflation au Royaume-Uni est plus élevée qu’aux Etats-Unis (6,4%) et dans la zone euro (8,5%) et diminue plus lentement. Le Royaume-Uni devrait enregistrer de moins bons résultats que le reste du G7, avec une récession en 2023; et, à la fin de 2022, il est la seule économie du G7 à ne pas avoir retrouvé ses niveaux d’activité économique d’avant la pandémie.

Des fragilités particulières dues à des années d’austérité mises en œuvre par le gouvernement de collation conservateurs-libéraux-démocrates de 2010-15, des investissements historiquement faibles dans les infrastructures physiques et sociales, une économie fortement financiarisée, des niveaux d’endettement élevés des ménages et des petites entreprises ainsi que le Brexit nuisant à la fois aux investissements et au commerce international avec l’UE – le partenaire commercial le plus important – ont pris le pays à contrepied pour faire face à la pandémie et à la crise du coût de la vie. Pourtant, les réponses des politiques budgétaires et monétaires sont toujours centrées sur l’austérité et l’augmentation des taux d’intérêt afin de lutter contre l’inflation, avec des mises en garde répétées contre la spirale prix-salaires, tant par les ministres du gouvernement que par le gouverneur de la Banque d’Angleterre.

Un contexte historique d’inégalités croissantes

La pression sur les salaires n’est pas nouvelle. La crise du coût de la vie de 2022 vient s’ajouter à des décennies de baisse de la part des salaires dans le revenu national, due à la détérioration du pouvoir de négociation des salarié·e·s à la suite des modifications de la législation syndicale, de la déréglementation du marché du travail, des changements structurels, de la mondialisation néolibérale et de la financiarisation, ainsi qu’aux salaires historiquement dépréciés des personnels clés du secteur de la santé et des services publics.

La part des salaires dans le revenu national a atteint son maximum en 1975, avec 69,5%. Les années d’austérité qui ont suivi la Grande Récession, puis la pandémie et maintenant la crise du coût de la vie l’ont ramenée à 63,7% en 2022, soit environ 6% de moins que son niveau le plus élevé (AMECO, annual macro-economic database of the European Commission). Dans le même temps, la part des revenus nets du 1% des ménages les mieux lotis, en augmentation depuis 1980, est passée de 6,8% à 12,7% en 2021 (World Inequality Database): la chute de la part des salaires des 99% inférieurs est encore plus spectaculaire.

L’inégalité des richesses s’est également accrue. Pendant la pandémie, la fortune nette des milliardaires britanniques a augmenté de 22%, et la part du 1% le plus élevé s’est encore accrue, passant de 21,1% en 2019 à 21,3% en 2021 (World Inequality Database).

La baisse du taux de syndicalisation et celle du nombre de salarié·e·s bénéficiant de la couverture de négociations collectives représentent les facteurs les plus significatifs expliquant le déclin de la part des salaires et l’augmentation de l’inégalité de la répartition des richesses; les effets d’autres facteurs tels que la mondialisation doivent être interprétés dans ce contexte. Le taux de syndicalisation est passé de 52,2% à son apogée en 1980 à 23,1% en 2021. La baisse de la couverture des négociations collectives est encore plus spectaculaire, passant de 85,0% à son apogée en 1975 à 26,0% en 2021.

Depuis la Grande Récession (fin 2007-mi-2009), les taux de salaire réel sont en baisse. Les années d’austérité qui ont suivi ont accentué la compression des salaires et la reprise depuis 2014 a été lente et incomplète, les salaires réels étant toujours inférieurs à leur niveau de 2007 en 2019 et la crise du coût de la vie annulant toute amélioration depuis 2014. En 2022, par rapport à 2007, les salaires réels dans la construction et l’industrie manufacturière sont inférieurs respectivement de 9,9% et de 3,7%. Dans le secteur public, les salaires sont inférieurs de 5,4% en termes réels par rapport à 2010. Le seul secteur où les salaires réels sont encore nettement plus élevés en décembre 2022 qu’en 2007 est celui de la finance et des services fournis aux entreprises, avec une augmentation réelle de 5,9%.

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Les effets de la crise et des baisses de salaires réels sont également sexués. Les femmes sont en première ligne de la crise du coût de la vie, car elles assument encore plus de 60% des tâches domestiques non rémunérées, notamment la tenue du budget familial, les courses, la cuisine, les soins, la prise en charge des enfants, des personnes âgées et du ménage, la couture et le raccommodage. Ces activités augmentent pendant les crises du coût de la vie pour compenser la perte de revenu réel des ménages, et cela n’est pas dû à leur propre choix. Il ne s’agit pas d’un passe-temps mais d’une lutte quotidienne et stressante pour la survie, lorsque les femmes doivent faire des choix difficiles entre manger et se chauffer.

Les femmes constituent également une proportion plus importante des personnes les plus vulnérables au bas de l’échelle des salaires et de celles qui ont des contrats précaires de travail. Elles constituent la majorité des salarié·e·s du secteur public, notamment dans les domaines de la santé, de l’assistance sociale, de l’éducation et de la garde d’enfants, secteurs qui ont souffert du gel des salaires et d’ajustements salariaux dérisoires depuis 2010. Cette situation n’a guère évolué après la pandémie, bien que les dirigeants politiques les aient applaudies comme des travailleuses de première ligne.

Les ménages dirigés par des femmes et des mères célibataires sont plus susceptibles de faire face à l’endettement et à la hausse des factures d’eau et d’électricité. Les femmes ont également supporté le poids de l’augmentation des besoins en soins après la pandémie, avec l’augmentation des maladies de longue durée. Cela dans un contexte où les services de santé et d’aide sociale sont débordés, en raison d’années de coupes budgétaires dans le NHS et l’assistance sociale. En conséquence, de nombreuses femmes ont dû quitter leur travail rémunéré contre leur volonté.

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En tenant compte de ce contexte factuel, il est difficile de trouver des preuves de mises en garde du gouverneur de la Banque d’Angleterre concernant le risque d’une spirale prix-salaires. La grande différence avec les années 1970 est la baisse du pouvoir de négociation des salarié·e·s, comme l’indique la chute du taux de syndicalisation et de la couverture des négociations collectives, ainsi que la déréglementation du marché du travail qui a entraîné une augmentation des contrats zéro heure [l’employeur ne mentionne dans le contrat aucune indication d’horaires ou de durée minimum de travail] et des faux indépendants.

Il reste à voir si la plus grande vague de grèves des trois dernières décennies sera en mesure d’arrêter les véritables réductions de salaires. Près de 2,5 millions de journées de travail ont été «perdues» en raison d’actions syndicales en 2022. Deux millions de ces journées de grève ont eu lieu dans le secteur privé, soit le nombre le plus élevé des trois dernières décennies. Si l’on additionne les grèves du secteur public et celles du secteur privé, le record de 2022 reste bien inférieur aux sommets historiques de la fin des années 1970. Mais la gravité de la crise du coût de la vie et le mécontentement des salarié·e·s du secteur public ont conduit à ce que l’année 2023 commence par une intensification historique de grèves dans le secteur public, dans les chemins de fer, l’éducation et la fonction publique.

Causes des vagues d’inflation actuelles

La première vague d’inflation en 2021-22 était due à l’augmentation des coûts des intrants décisifs importés en raison des perturbations de la chaîne d’approvisionnement après la pandémie et, plus tard, de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le Brexit a ajouté d’autres dimensions aux perturbations des chaînes d’approvisionnement au Royaume-Uni. Outre ces aspects transitoires, les problèmes à plus long terme liés aux catastrophes dues au changement climatique ont également entraîné la hausse des prix des denrées alimentaires. Tous ces facteurs ont provoqué une flambée des prix de l’énergie, des engrais, des aliments pour animaux, des denrées alimentaires, de certains métaux industriels (nickel, cuivre) et du gaz néon (qui entre dans la fabrication des semi-conducteurs). Les effets immédiats ont été aggravés par la spéculation sur les prix des matières premières.

Face à ces facteurs exceptionnels et transitoires, les économistes dominants tentent encore de mettre en avant comme cause les politiques budgétaires et monétaires expansionnistes en vigueur pendant la pandémie. Or, jusqu’à présent, il n’y a guère de preuves d’une spirale salaires-prix au Royaume-Uni et les décideurs politiques n’ont accordé que très peu d’attention au comportement des entreprises en matière de fixation des prix, qui a entraîné une deuxième vague d’inflation due à l’augmentation des marges bénéficiaires au Royaume-Uni, ainsi qu’aux Etats-Unis et dans l’Union européenne. Les firmes ont non seulement répercuté la hausse des coûts des intrants sur leurs prix de production, mais elles ont également augmenté leurs taux de marge.

Au Royaume-Uni, certaines entreprises ont augmenté leurs marges bénéficiaires d’environ 60% au quatrième trimestre 2021 ou au premier trimestre 2022 par rapport à la moyenne de 2017-19 (Jung et Hayes, «Prices and profits after the pandemic», in IPPR-The Progressive Policy Think Tank, 20 juin 2022). Dans l’ensemble, près de la moitié des entreprises ont pu préserver ou augmenter leurs marges bénéficiaires au cours du premier trimestre 2021-2022. Cela suggère qu’elles peuvent augmenter les salaires sans provoquer une hausse de l’inflation à condition que les marges bénéficiaires diminuent dans certaines industries ou entreprises.

Il existe une disparité frappante entre les entreprises au Royaume-Uni, près de la moitié d’entre elles connaissant une baisse de leurs marges bénéficiaires. Les petites et moyennes entreprises (PME) ne sont pas en mesure de répercuter les coûts élevés des intrants, des salaires ou des emprunts sur leurs clients, qui réduisent eux-mêmes leurs dépenses non essentielles en raison de la baisse de leurs revenus réels. Les défaillances d’entreprises et le nombre de sociétés cotées en bourse qui émettent des avertissements sur leurs bénéfices augmentent depuis le troisième trimestre de 2022. (Article publié sur le site Anticapitalist Resistance, le 8 mars 2023; traduction rédaction A l’Encontre, la seconde partie sera mise en ligne le 11 mars)

Özlem Onaran est professeure d’économie à l’Université de Greenwich

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