Par Neil Davidson
En date du 2 septembre, le site A l’Encontre a publié un long entretien avec l’historien Neil Davidson ayant trait au référendum sur l’indépendance de l’Ecosse. Selon les derniers sondages donnés par la BBC, le 17 septembre 2014, le Non réunissait 52% des intentions de vote et le Oui 48%. Mais ce sondage ne tenait pas compte des personnes encore indécises. Ce qui explique la mobilisation finale massive des «deux camps». Demain, le 18 septembre, les citoyens et citoyennes d’Ecosse – le droit de vote est accordé aux personnes âgées de 16 ans et plus – se prononceront par un vote que beaucoup considèrent comme «historique».
Les débats au sein de la gauche sur le sens du Non et du Oui à l’occasion de ce référendum occupent une place significative. Neil Davidson, qui est pour le Oui, en rend compte. Ces discussions ressortiront, avec plus encore plus de force, à l’occasion du résultat du référendum. En Catalogne, au-delà des différences des deux situations, le résultat de ce vote est aussi attendu et considéré comme devant avoir un impact pour le possible vote du 9 novembre (voir l’article en date du 16 septembre publié sur ce site).
La question de l’indépendance ou non de l’Ecosse renvoie évidemment à une possible crise institutionnelle d’une des puissances impérialistes de l’Europe, le Royaume-Uni. Il est significatif que la BBC WorldNews ait interviewé, le 17 septembre, Enrico Letta, ancien Premier ministre d’Italie, membre du Parti démocratique, afin qu’il développe son argumentaire en faveur du Non. Lors de l’importante manifestation du samedi 13 septembre à Glasgow, une partie des manifestant·e·s s’est dirigée vers le siège de la BBC Scotland, considérant que ce média biaisait les termes du débat, ce qui reflète l’intensité des discussions en cours. (Rédaction A l’Encontre.)
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Dans la soirée du 16 mai 1973, plus ou moins à la moitié de la tournée Aladdin Sane [album de 1973 de David Bowie], je regardais David Bowie jouer son deuxième spectacle à guichets fermés à l’Aberdeen Music Hall. Je n’aurais pas pu imaginer qu’un jour je l’écouterais – ou, plutôt, que j’écouterais Kate Moss [top-modèle britannique] parlant en son nom – intervenir dans un débat [en février 2014] sur un référendum portant sur l’indépendance écossaise.
Je ne vais pas prétendre que la question nationale était une priorité pour le garçon de 15 ans que j’étais et je n’aurais jamais pu imaginer qu’il y aurait un jour un référendum sur l’indépendance écossaise. Le message que Kate Moss a lu pour Bowie aux Brit Awards le 20 février – «Ecosse, reste avec nous» – mérite néanmoins d’être pris plus au sérieux qu’il ne l’a été, et certainement plus que le mélange de bluff et d’intimidation dont les Écossais ont récemment été gratifiés de la part du chancelier de l’Echiquier (vieille appellation britannique pour le ministre des Finances) George Osborne, du président de la Commission européenne José Manuel Barroso et des administrateurs de l’entreprise écossaise d’investissement Standard Life.
Bowie est en fait un artiste plus politique qu’on le croit souvent mais il n’est en aucun cas un artiste de gauche classique. Pourtant, son intervention était typique d’une opinion largement répandue dans la gauche selon laquelle un «Oui» pour l’indépendance écossaise le 18 septembre serait une catastrophe pour «nous» (ce qui signifie les Anglais) et peut-être aussi pour les Ecossais eux-mêmes. Ces points de vue sont également largement répandus en Ecosse elle-même.
Du «néolibéralisme social» au socialisme?
Avant de commencer à examiner ces arguments, il convient de considérer une position pro-indépendance qui ne peut être défendue qu‘en Angleterre. Exprimée tout récemment (de manière un peu excentrique) par Will Self dans l’hebdomadaire New Statesman, elle affirme qu’une Ecosse indépendante serait une source d’inspiration social-démocrate – et peut-être même socialiste [1] – pour la gauche anglaise, et qu’elle galvaniserait celle-ci jusqu’à lui faire poser un sérieux défi au néolibéralisme et de l’impérialisme. Et, à certains égards, un survol de la législation sociale en Ecosse – même insérée dans le cadre limité de la dévolution [2], et y compris les parties qui ont été votées par les deux premiers gouvernements de coalition entre le Parti Travailliste et la Parti Libéral-Démocrate [1999 à 2007] – tend à soutenir ce point de vue.
L’Ecosse possède la gratuité des soins pour les personnes âgées, les ordonnances médicales gratuites pour tous, pas de taxes d’inscription pour les étudiant·e·s (du moins pour les étudiants écossais); la Bedroom Tax [3], que le Parlement régional n’a pas le pouvoir d’abolir, a été dans les faits neutralisée par le gouvernement actuel du Parti National Ecossais (SNP) qui a déclaré (avec le soutien du Parti Travailliste) que près de 26 millions de dollars seraient engagés pour couvrir les coûts supplémentaires que doivent supporter les 76’000 locataires de logements sociaux disposant d’une «chambre d’amis».
En outre, bien qu’il existe depuis longtemps des écoles privées en Ecosse, l’enseignement n’a pas été soumis à l’effet désintégrateur des Académies et des Ecoles Libres [4]; l’eau reste dans les mains du secteur public ; l’ampleur de la privatisation du Service National de Santé (NHS) en Angleterre n’a pas d’équivalent au nord de la frontière; les Initiatives privées de financement (PFI) et les Partenariats public-privé (PPP) ne sont plus en usage. Et alors qu’il serait absurde de prétendre que le racisme n’est pas un problème en Ecosse, la culture publique à cet égard est différente de celle de l’Angleterre, notamment parce que le gouvernement SNP – ce qui restera toujours à son crédit – a plaidé pour accueillir les migrants plutôt que de les attaquer.
Nous devrions néanmoins être sceptiques au sujet des affirmations qui, sur la base de ces réformes, modestes mais réelles, assurent que l’indépendance devrait automatiquement conduire à la création d’une société sociale-démocrate, sans mentionner même une société socialiste. Il n’y a rien d’intrinsèquement progressiste à la création d’un Etat écossais – sinon, ce projet ne serait pas défendu par des personnages éminemment réactionnaires comme Sir Brian Souter (de la société de transport Stagecoach) ou Sir George Mathewson (ancien dirigeant de la Royal Bank of Scotland), qui sont tous deux parfaitement conscients de leurs intérêts de classe.
Voter pour l’indépendance n’est pas voter pour le SNP
Il est également vrai que, sur le plan économique, le SNP est accroché au programme néolibéral – c’est presque uniquement sur le terrain social qu’il a dévié vers la gauche. Cela signifie que le SNP présente un programme très contradictoire : d’une part, il argumente en faveur d’un régime fiscal «à l’irlandaise», c’est-à-dire «compétitif» pour les entreprises tandis que, d’autre part, il affirme qu’il sera en mesure de développer un Etat social de style scandinave. Et ce n’est pas la seule contradiction: le SNP s’est engagé à éliminer les armes nucléaires de la Clyde – la base de la flotte de sous-marins nucléaires de la Grande-Bretagne, armés de missiles Trident –, mais aussi de rester au sein de l’OTAN, des positions qui sont susceptibles d’entrer en conflit l’une avec l’autre, c’est le moins qu’on puisse dire. [Sans mentionner le débat public ouvert déjà sur les coûts d’un transfert, et le temps nécessaire à dénucléariser cette base (réd.)].
Ces contradictions constituent le point de la critique de gauche du mouvement pour l’indépendance. Mais même ainsi, un vote pour l’indépendance lors du référendum n’est pas la même chose qu’un vote pour le SNP. Il est concevable que l’indépendance puisse être gagnée et que le SNP perde néanmoins la prochaine élection parlementaire écossaise, et vice versa. Le soutien à une revendication nationale telle que l’indépendance écossaise est tout à fait distinct du soutien à un parti qui la prône: il dépend de ce que sont vos raisons pour soutenir cette revendication. En effet, il y a de bonnes raisons de penser que le SNP – ou du moins sa direction – n’est pas aussi attaché à l’indépendance que ce que presque tout le monde trouve commode de penser.
Une «dévolution maximale» (de compétentes de l’Etat britannique vers la région écossaise) est l’option constitutionnelle qui est probablement soutenue par le plus d’Ecossais, même si elle n’est pas présentée comme choix possible lors du référendum. Elle donnerait au Parlement écossais le contrôle de toutes les fonctions de l’État (y compris la fiscalité), à l’exception de celles qui sont contrôlées par le ministère des Affaires Etrangères, le ministère de la Défense et la Banque d’Angleterre (qui conserverait ainsi la fixation des taux d’intérêt).
Vers une «dévolution maximale»?
La majorité des dirigeants du SNP reconnaissent qu’il est peu probable qu’ils obtiennent une majorité pour l’indépendance en septembre. La « dévolution maximale» est donc ce qu’ils espèrent atteindre – et, plus important encore, ce qu’ils pensent qu’ils peuvent atteindre – à court et à moyen terme. Alex Salmond – le chef du SNP, qui est aussi le Premier ministre actuel de l’Ecosse – ne peut bien sûr pas le reconnaître ouvertement sans encourir la colère de l’aile fondamentaliste et nationaliste de son parti, pour qui toute solution moindre que l’indépendance serait une trahison du sang versé par Wallace, Bruce et les autres [5].
La manière dont Salmond a encadré le résultat d’un vote «Oui» est aussi proche que possible de ce que serait une «dévolution maximale» – le maintien de la monarchie, celui de la livre sterling (sous la tutelle du Trésor et la Banque d’Angleterre) et l’adhésion à l’UE – ces deux derniers points garantissant la poursuite du cours néolibéral, quelles que soient les intentions de la direction du SNP. Ironie du sort, l’intransigeance d’Osborne et de Barroso a peut-être offert, par inadvertance, une clause de sauvegarde à Salmond, s’il se montre capable de la saisir.
La situation est encore rendue plus compliquée par le fait que, dans certaines circonstances, la “dévolution maximale” serait probablement acceptable pour une majorité de conservateurs, si cela s’avérait politiquement nécessaire. Le Premier ministre conservateur britannique David Cameron veut certainement gagner le vote contre l’indépendance mais, aussi tactiquement inepte soit-il, il est également conscient que, même si cet objectif est atteint, la demande pour une plus grande délégation de pouvoirs sera imparable et aboutira probablement à une forte pression en faveur de la dévolution maximale». Cameron l’a effectivement reconnu peu de temps après l’annonce du référendum, dans un discours prononcé à Edimbourg le 16 février 2012, quand il a offert de nouvelles mesures de décentralisation si les électeurs rejetaient l’indépendance. [David Cameron, Ed Miliband et Nick Clegg ont signé une déclaration commune le 15 septembre s’engageant à donner plus de pouvoirs au gouvernement écossais et une réorganisation de la distribution des fonds publics, si l’indépendance était rejetée. Ces trois leaders ont fait une «décente» commune en Ecosse le 10 septembre, inquiétés par les résultats des sondages indiquant la montée du Oui.]
Pour des raisons tactiques, Salmond feint de croire que ce n’était là qu’une ruse pour endormir les Ecossais, en les amenant à voter pour le statu quo ante, après quoi cette promesse serait oubliée tranquillement. Il est généralement conseillé d’imaginer le pire quant aux intentions des conservateurs mais, dans ce cas, Cameron pense probablement ce qu’il dit. Si l’intégrité essentielle de l’Etat britannique est maintenue au niveau militaire et diplomatique, la «dévolution maximale» serait un résultat acceptable, d’autant plus qu’elle reporterait la responsabilité d’élever les impôts et de réduire les dépenses sur le gouvernement écossais.
En outre, certains intellectuels conservateurs, comme Tim Montgomerie [militant du British Conservative Party, multipliant les éditoriaux à l’époque dans le quotidien The Times, puis initiateur du site ConservativeHome, de 2005 à 2013], affirment déjà que Cameron devrait saisir l’occasion de reconstruire la Constitution britannique sur une base fédérale. C’est une position qui amènerait les conservateurs en harmonie avec les libéraux-démocrates, pour qui il s’agit d’une politique qui remonte à l’époque du Parti libéral d’origine.
«Oui à l’Ecosse» ou «Mieux ensemble»?
En d’autres termes, étant donné la quantité d’ombres diverses qui subsistent dans les débats actuels, la gauche doit présenter des arguments pour une véritable indépendance hors de l’Etat britannique. Mais la gauche écossaise est divisée sur la question.
Le Parti Travailliste fait officiellement partie de la campagne «Better Together», alias «Project Fear» («Mieux ensemble» est le nom officiel de la campagne pour le Non; elle a été rapidement rebaptisée «Le Projet de la Peur» par les partisans du Oui), avec les conservateurs et les libéraux-démocrates, même si un nombre non quantifiable mais important de membres du Parti travailliste veulent que le parti fasse campagne séparément des partis de droite qui dirigent en coalition la Grande-Bretagne aujourd’hui, ou même soutienne l’indépendance.
La campagne «Yes to Scotland» («Oui à l’Ecosse») est sans surprise dominée par le SNP, avec le soutien des Verts et des restes du Scottish Socialist Party (SSP). A ses côtés, mais beaucoup plus à gauche, s’est développée la Radical Independance Campaign (RIC – Campagne pour une Indépendance Radicale), qui regroupe la gauche du SNP, les Verts, le SSP et le reste de la gauche radicale et révolutionnaire (Solidarity, le Socialist Workers Party,…). La RIC a tenu deux grandes conférences à Glasgow et organise maintenant une campagne d’inscription des électeurs dans les cités de logement sociaux de l’Ecosse centrale. (Pour ne rien cacher, je tiens à souligner dès à présent que je soutiens la RIC, bien que cela deviendra bientôt évident à la lecture de la suite de ce texte).
Quels sont les arguments respectifs des deux camps?
Seul le «Non» ne serait pas nationaliste?
Certains arguments de gauche en faveur du maintien de l’Ecosse dans le Royaume-Uni méritent d’être pris plus au sérieux que d’autres. Celui qui ne mérite pas d’être pris au sérieux est l’affirmation selon laquelle le désir d’indépendance est l’expression d’une politique d’identité atavique, une diversion nationaliste face aux questions de classe qui sont essentiellement les mêmes sur les deux côtés de la frontière. J’aimerais pouvoir dire que la présomption et le manque de conscience en soi impliqués dans la fabrication de ces affirmations sont extraordinaires ; malheureusement, il est en fait très ordinaire. Soutenir la perspective que l’Ecosse devienne un Etat indépendant fait apparemment automatiquement de vous un nationaliste écossais, mais soutenir qu’elle doit rester dans l’Etat britannique dans son cadre actuel ne fait pas de vous un nationaliste britannique. C’est ce que l’on qualifie en général la méthode des «Deux poids, deux mesures».
Les opposants de gauche à l’indépendance écossaise ont tendance à devenir furieux quand ils sont eux-mêmes accusés de nationalisme, comme si le nationalisme britannique n’en était pas vraiment un – une position conservatrice vénérable qui remonte au moins aussi loin que les écrits de Lord Acton (1834-1902) sur le sujet. Très bien, mais si eux peuvent apparemment détacher leur désir de maintenir l’Etat britannique du nationalisme britannique, pourquoi n’acceptent-ils pas que les partisans de la création d’un Etat écossais puissent faire la même chose en ce qui concerne le nationalisme écossais?
En fait, il y a de bonnes raisons socialistes (et, en fait, capitalistes aussi) pour soutenir que les deux positions ne dépendent pas de l’existence de sentiments nationalistes, de quelque intensité que ce soit. Il est possible de soutenir le maintien du Royaume-Uni sans être un unioniste britannique, tout comme il est possible de soutenir la sécession vis-à-vis de la Grande-Bretagne sans être un nationaliste écossais. Comme je l’expliquerai ci-après, pour les socialistes – par opposition aux unionistes britanniques ou aux nationalistes écossais – le soutien ou l’opposition à l’indépendance écossaise est essentiellement une question tactique.
Adieu les gouvernements travaillistes?
Un ensemble plus concret d’arguments pour le vote « non » concernent l’affaiblissement potentiel de la classe travailleuse britannique. Ces arguments impliquent des degrés variables de cohérence intellectuelle. Le premier est que le Parti travailliste aura plus de difficulté à former un gouvernement – voire que cela lui sera impossible – sans le poids numérique des votes et des députés écossais: les Ecossais qui votent pour l’indépendance condamneraient ainsi leurs frères et sœurs anglais à un règne éternel des Conservateurs. On peut apporter un certain nombre de réponses à ce type de chantage politique et émotionnel, mais la plus évidente, basée sur les données disponibles dans n’importe quel manuel raisonnablement détaillé de statistiques électorales britanniques, c’est qu’il est tout simplement faux.
Lors des élections générales tenues depuis la Seconde Guerre mondiale, le Parti Travailliste a seulement deux fois – en 1964 [Harold Wilson] et en février 1974 [Harold Wilson] – dépendu des résultats en Ecosse pour former un gouvernement, et dans les deux cas, ces gouvernements ont ensuite été réélus – respectivement en 1966 et en octobre 1974 – sans une telle dépendance. Les grandes majorités obtenues par les Travaillistes en 1945 et en 1997 auraient été réduites sans l’apport de Ecosse, mais pas au point de menacer leur capacité à adopter des lois. En d’autres termes, l’indépendance écossaise ne crée pas un obstacle logistique impossible à la formation d’un futur gouvernement travailliste. Si, suite à une sécession écossaise, le Parti Travailliste était incapable d’obtenir une majorité électorale dans les «Restes du Royaume-Uni», la responsabilité de cet échec ne serait pas à chercher dans le départ des Calédoniens [la Calédonie est la forme française du mot latin donné à l’Ecosse: Caledonia], mais dans la politique électorale de ce parti.
Un second argument, plus sérieux, pour voter «non» à l’indépendance, c’est que l’économie écossaise est dans une très large mesure détenue et contrôlée de l’extérieur par des multinationales étrangères ou par leurs filiales, tandis que la politique économique est déterminée par les institutions financières basées dans la City de Londres et par la bureaucratie de l’UE à Bruxelles. Privée de la puissance protectrice exercée par le Parlement britannique, une Ecosse indépendante serait à la merci de ces forces.
Il est vrai, bien sûr, que l’Ecosse indépendante serait toujours dominée par le capital, en grande partie d’origine extérieure. Mais qui, mis à part les plus désespérément naïfs, a jamais imaginé qu’il puisse en aller autrement ? Et même – en laissant de côté les implications nationalistes – l’idée qu’il y a quelque chose de particulièrement pernicieux dans le capital «étranger» dépend bien sûr de la manière dont vous envisagez que puisse se réaliser la transformation socialiste de la société.
Adieu l’unité des travailleurs?
De loin, l’argument de gauche le plus fort contre l’indépendance écossaise est que cela va saper le mouvement syndical britannique en empêchant l’unité transfrontalière. Ce serait en effet grave si un tel affaiblissement était une conséquence inévitable de la sécession, mais ce n’est pas le cas. Les travailleurs en Irlande peuvent appartenir aux mêmes syndicats que les travailleurs en Grande-Bretagne, les travailleurs au Canada peuvent appartenir aux mêmes syndicats que les travailleurs aux États-Unis; il n’y a aucune raison pour laquelle les travailleurs en Ecosse ne pourraient pas appartenir aux mêmes syndicats que les travailleurs en Angleterre et au Pays de Galles.
Plus important encore, l’unité n’est pas garantie par la forme constitutionnelle de l’État ou par les structures bureaucratiques de l’organisation syndicale, mais plutôt par la volonté de développer la solidarité et l’action collective commune, par-dessus les frontières si nécessaire. Grangemouth [lieu où se trouve une firme de pétrochimie, Ineos, une des entreprises les plus organisées syndicalement, où le chantage à l’emploi a permis d’imposer un nouveau contrat perdant] est en Ecosse, mais l’existence de Unite (une centrale syndicale des services publics) organisée à l’échelle du Royaume-Uni n’a pas empêché la débâcle qui a frappé les travailleurs de cette entreprise en novembre dernier lorsque le syndicat a accepté dans les faits un gel des salaires, des attaques sur les montants des retraites et une réduction massive des droits syndicaux. D’autre part, les travailleurs à travers l’Europe du Sud ont démontré la possibilité d’une action coordonnée à travers les frontières lors des grèves contre l’austérité le 14 novembre 2012.
Enfin, si l’indépendance écossaise est si peu menaçante pour le capital et un si grand facteur de division pour la classe travailleuse, pourquoi alors la plupart des secteurs de la bourgeoisie britannique – et aussi européenne et étatsunienne – sont-elles aussi opposés à celle-ci? Pourquoi Osborne est-il si implacable sur l’impossibilité du maintien de l’union monétaire? Pourquoi Barroso est-il aussi déterminé à ce que l’Ecosse n’ait pas automatiquement le droit d’adhérer à l’UE?
Les positions changeantes de l’hebdomadaire britannique The Economist – qui est toujours le baromètre le plus fiable de l’idéologie néolibérale – suggèrent une réponse. Pendant les jours de gloire de la mondialisation néolibérale, il a toujours recommandé avec insouciance que les Ecossais puissent devenir indépendants afin qu’ils soient obligés de devenir plus compétitifs en coupant dans les salaires et la sécurité sociale. Maintenant, ses pages de couverture pleurent sur le sort de «Skintland» [formule laissant entendre que l’indépendance ferait de l’Ecosse un pays dévasté, fauché, l’analogie avec la situation actuelle de la Grèce est utilisée par les partisans du Non] au cas où ses habitants opteraient pour une option constitutionnelle que le magazine considérait auparavant comme nécessaire pour imposer la discipline du marché. On soupçonne que ce changement d’opinion n’est pas motivé par une grande préoccupation pour le sort des Ecossais, mais plutôt par la peur des conséquences pour l’Etat britannique, et par conséquent pour le capital investi en Grande-Bretagne, quelle qu’en soit l’origine. Les problèmes posés par l’indépendance ne sont pas directement économiques, mais ils sont liés à l’économie capitaliste à travers une série de médiations. Quelles sont-elles?
Un coup porté à l’impérialisme britannique
Pour les socialistes, la question est de savoir si oui ou non l’indépendance renforce la classe travailleuse. Mais la classe travailleuse dont nous devrions nous préoccuper n’est pas seulement britannique, et encore moins seulement écossaise, mais internationale. En outre, la question ne peut être posée de manière purement économique: la force vient de la clarté idéologique et politique autant que de la capacité organisationnelle. Quels sont alors les arguments socialistes pour l’indépendance qui répondent à ces exigences? Le plus évident est la possibilité de briser l’Etat impérialiste britannique.
La Grande-Bretagne est encore un Etat impérialiste en guerre – en guerre chaque année depuis 1914 jusqu’à 2013; les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale commencent un peu plus d’un mois avant le référendum, et la cérémonie de clôture des Jeux du Commonwealth à Glasgow se fondra de façon transparente dans les événements d’ouverture du centenaire à travers toute la Grande-Bretagne, avec un dépôt de gerbe au Cénotaphe de George Square à Glasgow [6]. Cela n’est pas une coïncidence fortuite. Un référendum qui se tient pendant que l’occupation de l’Afghanistan est toujours en cours et que les interventions en Irak et en Libye sont toujours fraîches dans les mémoires, est inséparable des arguments contre ces guerres et les alliances qui alignent – dans une position de subordination – l’Etat britannique à l’Empire américain.
Une sécession écossaise rendrait à tout le moins plus difficile la continuation de ce jeu pour la Grande-Bretagne, ne serait-ce que par la réduction de son importance pratique pour les Etats-Unis. Le Foreign and Commonwealth Office (FCO – Bureau des Affaires Etrangères et du Commonwealth) a récemment fait connaître via son canal favori, le quotidien The Telegraph, sa préoccupation pour la réputation internationale des «Restes du Royaume-Uni» après une indépendance de l’Ecosse. Le FCO craint que celui-ci puisse perdre son statut qui en fait l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU – avec le droit de veto que cette position confère – à la suite d’un complot argentin soutenu par d’autres pays d’Amérique latine, même si l’on imagine que l’Inde pourrait aussi avoir une bonne raison de voir le Royaume-Uni Restant perdre son fauteuil.
Un tract de «Better Together» que m’a remis un militant travailliste dans les rues de Dunbar, avance ce qui suit comme une raison de voter «Non» au référendum: «Le Royaume-Uni signifie qu’un Ecossais occupe à l’ONU un siège à la table à côté de la Russie, de la Chine et de l’Amérique.» En effet. Et le fait que les dominants de l’État britannique verraient leur position géopolitique affaiblie par la perte des «Restes» du Royaume-Uni (devenus «Petite-Bretagne») de son statut de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies semble une excellente raison de voter «Oui». La «Petite-Bretagne» éprouverait également des difficultés si le SNP devait rester le parti au pouvoir dans une Ecosse indépendante et s’il remplissait effectivement sa promesse de retirer les armes nucléaires de la Clyde. Il n’y a pratiquement pas d’autres bases en eau profonde sur la côte du Royaume-Uni où ces sous-marins puissent jeter l’ancre et en construire de nouvelles entraînerait des dépenses massives. Le ministère de la Défense se tord actuellement les mains devant le coût potentiel d’un déménagement des missiles nucléaires Trident de la Clyde vers l’Angleterre – un coût qui atteindrait probablement 60 milliards de dollars – même si on ne peut pas se fier au SNP pour mener à la suppression des Trident sans une solide pression des masses venue d’en bas.
Enfin, à cet égard, une conséquence immédiate de l’indépendance écossaise serait de placer un point d’interrogation sur la viabilité existentielle de l’Irlande du Nord, étant donné que l’Union a toujours été conçue avec la Grande-Bretagne, et pas avec la seule Angleterre, et que – comme les Unionistes d’Ulster de toutes les variétés en sont parfaitement conscients – le Sinn Fein commencerait presque certainement une agitation pour un référendum dans toute l’Irlande sur la réunification du pays.
Contre la légitimation et la délégation, un contrôle par en bas
La dévolution a modifié le contexte dans lequel les socialistes fonctionnent en Ecosse. L’Etat britannique a déjà commencé à se fragmenter. Appeler à fragmentation supplémentaire sur une base anti-guerre, dans une situation où une majorité de gens est opposée aux guerres en Irak et en Afghanistan, signifie que l’indépendance peut être soutenue dans une perspective anti-impérialiste, plutôt que dans le cadre de la logique politique du nationalisme écossais.
La fragmentation m’amène à la deuxième série de raisons de voter pour l’indépendance: la nature de l’alternative. La signification de la dévolution/décentralisation a changé au fil des décennies. Auparavant, c’était une façon de répondre aux aspirations populaires, sans menacer l’ordre économique. Maintenant, elle est également potentiellement utile pour implanter davantage le néolibéralisme social.
Plus la politique est vidée de contenu, plus les régimes néolibéraux sociaux ont besoin de prouver que la démocratie a encore un sens – évidemment pas en étendant les domaines de la vie sociale sous contrôle démocratique, mais en multipliant les possibilités pour les citoyens-consommateurs de prendre part à des scrutins pour élire les élus locaux, les maires, les responsables de police, les membres des assemblées de Londres et du Pays de Galles et enfin les membres des parlements britanniques, écossais et européen. Cette multiplication des élections n’a pas atténué le désintérêt croissant du public face à la politique officielle et, en ce sens, elle a échoué en tant que stratégie néolibérale de légitimation. Mais la dévolution fait également partie d’une stratégie néolibérale de la délégation et, à cet égard, elle a rencontré beaucoup plus de succès.
Dans le cadre de la dévolution, la responsabilité de la mise en œuvre des réformes (ou mieux des contre-réformes) s’élargit au-delà des partis au pouvoir et des appareils de l’Etat central vers des organes élus dont les options politiques sont strictement réglementées à la fois par la loi et – comme dans le cas des conseils locaux – par le recours à l’Etat central pour l’essentiel de leur financement. Dans le cas des nations décentralisées, l’hypothèse est que les personnes les plus susceptibles de participer à la prise de décision au niveau local seront membres de la classe moyenne, dont on peut s’attendre à ce qu’elles choisissent, en masse, de mener une politique d’aggravation de la fiscalité locale et de coupes dans les dépenses publiques. Elles maintiendraient ainsi l’ordre néolibéral avec un mandat soi-disant populaire, les citoyens atomisés ne votant plus en fin de compte que pour indiquer quels services ils veulent fermer.
Si l’intégrité essentielle de l’Etat britannique était garantie au niveau militaire et diplomatique, alors la dévolution, pouvant aller jusqu’à un fédéralisme pur et simple, serait un résultat acceptable pour la majorité de la classe dirigeante britannique, d’autant plus que cela déplacerait la responsabilité de l’élévation de la fiscalité et de la réduction des dépenses sur le gouvernement écossais. Sans nourrir aucune illusion dans la capacité de chaque Etat d’échapper à la pression de l’économie capitaliste mondiale, la possibilité de tenir à l’œil de manière plus directe les politiciens est préférable au renvoi permanent des responsabilités de l’un à l’autre tel qu’il se passe aujourd’hui. En particulier, il serait plus difficile pour le SNP de blâmer Westminster pour les décisions qu’il a lui-même prises dans l’imposition du programme d’austérité.
Ce n’est qu’un début…
Une difficulté est que toute la question de l’indépendance paraît encore un peu étrangère à la plupart des socialistes et des syndicalistes, comme s’il s’agissait d’une question manquant de pertinence ou d’une diversion par rapport à notre rôle propre, qui est de lutter contre l’austérité et d’exprimer notre solidarité avec les opprimés. Les socialistes préféreraient peut-être ne pas avoir été confrontés à ce problème, que beaucoup considèrent clairement comme une diversion par rapport à des choses plus sérieuses. Mais on nous accorde rarement le luxe de décider le terrain sur lequel nous devons nous battre. Eluder la question en affectant l’abstention entre l’indépendance et le statu quo revient, en effet, à opter pour ce dernier tout en faisant semblant d’être hostile aux deux.
Le résultat probable du référendum sera une victoire du «Non» mais sans doute avec un écart bien moindre que ce qui est actuellement annoncé. Mais ce ne sera probablement pas la fin de l’affaire. Il est donc essentiel que la gauche établisse quelles sont les raisons de soutenir l’indépendance qui sont valables et quelles sont celles qui ne le sont pas, puisque nous serons amenés à continuer à les défendre. Dans le même temps, la question du genre d’Ecosse que nous voulons et de la manière dont nous pouvons aujourd’hui nous battre pour elle, quelle que soit la situation constitutionnelle, pourrait fournir un pont entre les diverses sections de la gauche actuellement divisée par le référendum constitutionnel. (Article publié dans le numéro 185 de mai/juin 2014 de la revue Radical Philosophy. Philosophical Journal of the Independent Left. Traduction et intertitres de Jean Peltier pour le site Avanti, édité par A l’Encontre)
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[1] Dans le langage politique courant, le mot «socialiste» est employé en Grande-Bretagne a un sens plus radical que celui en France, en Belgique ou en Suisse aux partis qualifiés de socialistes.
[2] La «dévolution» est une expression britannique qui désigne une politique de décentralisation assez poussée des pouvoirs de l’Etat central britannique vers certaines régions (l’Ecosse principalement et, dans une moindre mesure, le Pays de Galles) et certaines grandes villes (en particulier Londres) mais sans que soit officiellement codifié un système de type fédéral comme en Belgique.
[3] La «Bedroom Tax» (ou taxe sur la chambre à coucher, est une taxe entrée en vigueur le 1er avril 2013 et qui concerne tous les habitants de logement social. Si une personne ou une famille est locataire d’une logement social et bénéficie d’une prestation de la sécurité sociale et que son logis a plus de chambres à coucher qu’elle n’en a besoin (selon des critères établis par le gouvernement) soit elle doit déménager, soit son allocation est réduite. Comme il y a une crise énorme du logement social en Grande-Bretagne (1,8 million de foyers sont inscrits sur les listes d’attente des autorités locales de l’ensemble du pays et l’attente peut durer… plusieurs dizaines d’années !), cette mesure a essentiellement diminué les prestations que touchent les foyers les plus pauvres. Les locataires d’un logement social ont vu leur allocation de logement réduite de 14 % s’ils possèdent une chambre inoccupée et de 25 % s’ils en possèdent au moins deux.
[4] Le ministre de l’Enseignement Gove, membre du parti conservateur et thatchérien pur et dur, a développé une vision de l’enseignement destinée à «faire tomber le Mur de Berlin entre écoles privées et écoles publiques», en rapprochant le mode de gestion des écoles publiques de celui des écoles privées. Ce plan vise à libéraliser totalement le secteur des «académies» et des «écoles libres», jusqu’ici semi-privées, pour en faire des entités totalement privées, pouvant générer des profits. Ce projet signifie plus d’autonomie pour les écoles (y compris financière) avec le cortège désormais classique de hausse des frais d’inscription et d’accroissement de la sélection sociale et de ségrégation ethnique ; pour les enseignants, il est prévu d’allonger de 10% le temps de travail et d’ajuster leur salaire à la « performance », ce qui devrait se traduire par une baisse moyenne de 10%.
[5] William Wallace et Robert the Bruce sont deux héros de la première guerre d’indépendance menée par les Ecossais contre le roi d’Angleterre fin du 13e et début du 14e siècle. Ces personnages apparaissent dans le film de 1995 Braveheart de et avec Mel Gibson.
[6] Le Cénotaphe est un célèbre mémorial de la Première Guerre mondiale, situé dans le plus parc public de la ville.
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