Suisse-France. Qui va bétonner chez les cimentiers?

Max Schmidheiny

La famille Schmidheiny siège au premier rang du gotha des industriels helvétiques. La Fondation Max Schmidheiny, fondée en 1978, distribue des prix à des défenseurs du néolibéralisme – tout en sachant diversifier ses dons en direction de «l’inventeur du petit crédit» Muhammad Yunus, formule dont «l’efficacité» est sérieusement mise en question, ou de la Croix-Rouge – et des institutions, universitaires entre autres, valorisant la libre entreprise et son «esprit». Rien que de normal. Un des fils de Max Schmidheiny, Stephan Schmidheiny, a été le très en vue conseiller de Maurice Strong lors du «Sommet de la Terre de Rio», en 1992, dont l’appellation officielle était Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement. Dans une tradition familiale – certes un peu décalée pour des cimentiers et fabricants de matériaux amiantés – il a mis sur pied en 1995 le World Business Council for Sustainable Development. La voie avait été pavée par un ouvrage mondialisé, au titre: Changer de cap. Réconcilier le développement de l’entreprise et la protection de l’environnement (Ed. Dunod 1993).

En tant qu’ancien dirigeant de la firme Eternit il fut un des accusés, placé au premier rang, dans le procès de l’amiante à Turin, qui a duré des années (voir à ce propos, sur ce site, l’intervention de l’expert François Iselin sur les effets de l’amiante et sur la société fort secrète Eternit, lors du procès de Turin). Au Costa Rica, ses actions pour le maintien de parcs naturels ne sont pas restées inconnues, malgré sa discrétion. Son frère aîné, Thomas Schmidheiny, a maintenu de manière plus conservatrice ses pas dans les traces familiales, avec la direction de la firme Holderbank (HCB). En 2001, le groupe «Financière Glaris Holderbank» est baptisé Holcim. Ce dernier fusionnera avec le cimentier français Lafarge, ancien rival, et prendra le nom: LafargeHolcim. Le passé de Holderbank puis de Holcim que ce soit sous le régime du dictateur Somoza au Nicaragua ou dans sa présence active dans l’Afrique du Sud de l’apartheid – sans mentionner «les plaques d’éternit» fort utilisées pour les constructions dans les townships «réservés» aux Noirs – est jalonné de ce que la presse helvétique nomme des «déboires légaux» dans divers continents [1].

Une nouvelle initiative inopportune – après celle du maintien de l’usine de production en Syrie (voir ci-dessous l’article du quotidien Le Monde du 14 avril) – semble évitée. BFM-TV, en date du 23 mars, après avoir indiqué que «LafargeHolcim va finalement se raviser» à propos du «mur te Trump» sur la frontière mexicaine, indique: «Le cimentier franco-suisse ne participera pas à la construction controversée du mur anti-clandestins par Donald Trump. Interrogé par BFM Business, un proche du groupe explique qu’«aucune entreprise de construction n’a contacté Lafarge pour participer au projet et de son côté, Lafarge n’a contacté aucune entreprise». Il y a deux semaines, Lafarge n’avait pourtant voulu fermer aucune porte: «Nous sommes prêts à fournir nos matériaux de construction pour tous types de projets d’infrastructures aux Etats-Unis», avait déclaré le PDG du groupe, Eric Olsen. Avant d’ajouter: «Nous sommes ici (aux Etats-Unis) pour servir nos clients et répondre à leurs besoins. Nous ne sommes pas une organisation politique.»

Le Monde du 9 mars 2017 écrivait, confirmant l’hypothèse initiale, fondée sur des déclarations d’Olsen: «Le géant, né en 2015 de la fusion entre les cimentiers français Lafarge et suisse Holcim, se distingue de son rival irlandais CRH, qui a fait savoir qu’il ne fournirait pas de matériaux pour la construction du mur du président Trump. L’entreprise, qui a renoué avec les bénéfices en 2016, admet vouloir être un des grands gagnants du programme d’investissements de 1000 milliards de dollars (950 milliards d’euros) promis par Donald Trump pour rénover les infrastructures américaines. «Nous sommes bien placés pour tirer profit de ces investissements», anticipe d’ores et déjà Eric Olsen.

Le dirigeant promet d’ailleurs de futures créations d’emplois aux Etats-Unis, un geste susceptible d’attirer les faveurs de l’administration Trump. «Je ne peux pas donner de chiffre exact mais ce sera important», avance Eric Olsen.

Autre élément qui pourrait séduire M. Trump, élu sur la promesse de ramener emplois et usines aux Etats-Unis, LafargeHolcim dispose de sites de production au Texas et des opérations dans le Nouveau-Mexique et en Arizona, soit trois des quatre Etats américains frontaliers du Mexique. Le groupe vient par ailleurs de construire deux nouvelles usines dans le Maryland et l’Oklahoma, et a ouvert de nouvelles capacités dans les Etats de New York et du Missouri, en prévision du redressement en cours du secteur de la construction.»

Certes, la «reconstruction» en Syrie pourrait ouvrir de nouvelles opportunités pour LafargeHolcim, d’où un élan humanitaire qui devrait être édifiant pour que – dans un futur incertain – les fonds prévus «pour l’aide à la réédification» prennent une hauteur dépassant celle d’un muret. (Réd. A l’Encontre)

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[1] Le 27 mars 2017 un accord a été signé entre les représentants de LafargeHolcim et 28 délégués du personnel de 14 pays en vue de la création d’un comité d’entreprise européen (CEE) concernant 20’000 travailleurs, sur les 100’000 à 110’000 dans 90 pays. L’Evénement syndical du 5 avril saluait cet accord qui «permet les meilleures conditions d’un dialogue social actif d’égal à égal». Et l’organe d’UNIA – le plus «grand» syndicat de Suisse – d’ajouter: «Et cela, tout en intégrant la Suisse dans son champ d’application. Une première dans l’histoire d’Holcim.» Dès lors: «Les quelque 2000 travailleurs suisses [sic, combien d’immigrés?] de LagargeHolcim ne seront plus, à l’avenir, de simples observateurs au comité d’entreprises européen. Ils y seront comme des membres à part entière.» L’article cite toutefois l’organisation syndicale internationale IndustriALL qui ne manque pas d’observer que depuis la fusion de Lafarge avec Holcim: «L’entreprise a été confrontée à un certain nombre de défis, notamment de nombreux décès sur les lieux de travail, la montée du travail précaire ainsi que des problèmes locaux débouchant sur des grèves et des lock-out en raison du niveau insuffisant de dialogue honnête et ouvert entre la direction et les syndicats au niveau des usines durant la période difficile de la restructuration» (p. 7). Or, la restructuration est toujours en cours et continuera. Mais cette fois le dialogue «sera d’égal à égal», paraît-il? Effectivement un certain mur bouche la vue de certains «responsables» syndicaux. (Réd. A l’Encontre)

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Règlements de comptes

Par Denis Cosnard

Partira, ne partira pas? Eric Olsen, le patron de LafargeHolcim [1], a eu très chaud, ces dernières semaines. A deux reprises, le conseil d’administration du numéro un mondial du ciment s’est réuni pour examiner les suites à donner au dossier syrien, cette affaire dans laquelle le groupe a financé l’organisation terroriste Etat islamique (EI) en 2013 et en 2014.

A chaque réunion, le directeur général a tenu bon face à des actionnaires parfois très critiques, et il est sorti soulagé. Le conseil n’a, cependant, pas dit son dernier mot. Une nouvelle réunion est attendue sous peu. «A priori, il n’est plus question de mettre en cause la responsabilité d’Eric ni de l’écarter», annonce un de ses proches. Mais l’alerte a été vive. «Il est en sursis, même si aucun processus n’a été lancé pour lui chercher un remplaçant», estime un autre familier du groupe.

«Chasse à l’homme»

Des tensions révélatrices des difficultés auxquelles se heurte la fusion lancée en 2015 entre le français Lafarge et le suisse Holcim. Sur le papier, le nouveau groupe, leader international incontesté, s’affiche en grande forme. Mais au sommet, deux ans après la finalisation de ce laborieux rapprochement, les règlements de comptes sont violents. «Une sorte de chasse à l’homme, menée notamment par un membre du conseil», se désole un bon connaisseur du groupe. Les ex-Lafarge semblent particulièrement visés.

Tout se concentre aujourd’hui autour de la Syrie et du comportement qu’y a eu Lafarge au début des années 2010, avant d’être acheté par Holcim. Le groupe français était alors propriétaire d’une cimenterie à Jalabiya, dans le nord-est du pays. De 2011 à septembre 2014, en pleine guerre civile, cette usine a continué à fonctionner, malgré la multiplication des enlèvements.

Alors que d’autres industriels français présents sur place, comme Total ou Air Liquide, pliaient bagage, Lafarge a maintenu son activité au prix d’arrangements avec des groupes armés, dont des djihadistes, comme l’a révélé Le Monde en 2016.

Accusé d’avoir financé le terrorisme et mis en danger son personnel, Lafarge est l’objet d’une enquête judiciaire, après les plaintes déposées par d’anciens salariés et deux organisations non gouvernementales, Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR). Le ministère français de l’économie, qui soupçonne le groupe d’avoir contourné l’interdiction d’acheter du pétrole en Syrie, a également saisi la justice. Les plaignants attendent la désignation de deux juges d’instruction dans les prochaines semaines.

Le conseil d’administration s’est, lui aussi, emparé du dossier. Pour y voir plus clair, il a commandé une enquête interne à deux cabinets d’avocats, l’un américain, Baker & McKenzie, l’autre français, Darrois Villey Maillot Brochier. Leurs premières conclusions ont amené le conseil à reconnaître que l’entreprise avait mal agi. «Rétrospectivement, les mesures prises pour poursuivre les activités de l’usine étaient inacceptables», ont admis les administrateurs dans un communiqué publié le 2 mars.

Le même jour, le groupe annonçait que Bruno Lafont, patron de Lafarge à l’époque des faits, avait choisi de ne pas demander le renouvellement de son mandat comme administrateur et vice-président de LafargeHolcim. «Une coïncidence», affirme l’intéressé. «Sa décision est évidemment liée à cette enquête, corrige une source proche du conseil. Il a accepté de prendre sa part de responsabilité.»

Eric Olsen

Mais M. Lafont n’est pas seul sur la sellette. D’autres dirigeants, notamment chargés de la sécurité, sont menacés. En s’appuyant sur le prérapport des avocats, le conseil s’est aussi penché sur le rôle de M. Olsen. A l’époque, «le PDG de Lafarge Syrie avait des contacts quotidiens avec Paris», racontait, en novembre 2016, Jacob Waerness, l’ancien gestionnaire des risques pour la filiale locale, en précisant que M. Olsen, directeur des ressources humaines du groupe jusqu’en 2013, participait «parfois» à ces conférences téléphoniques.

Interrogé par ses administrateurs, M.  Olsen s’est défendu avec vigueur. Il savait évidemment que la présence de Lafarge en Syrie était une question sensible, mais il ne faisait pas partie de ceux qui ont pris des décisions sur ce dossier, a-t-il plaidé. Aucune raison donc qu’il endosse la responsabilité des erreurs. En privé, son entourage tire à vue sur le rapport provisoire des avocats, présenté comme partiel, partial, flou sur le rôle exact des différents dirigeants. «Et pour ce travail, ces avocats vont coûter des millions d’euros, bien plus que ce que Lafarge a donné à l’EI.»

Le dernier conseil, le 4 avril, a demandé aux avocats de préciser certains points, sous l’étroite surveillance de quelques administrateurs. «Qui était responsable, à quel moment? C’est le sujet-clé que devra examiner le prochain conseil», explique l’un de ceux au fait des discussions. Charge ensuite au PDG de proposer des sanctions… à moins qu’il ne soit lui-même sanctionné.

La pression est d’autant plus forte que l’affaire est devenue un sujet politique. «Cette compagnie doit être ou bien réquisitionnée, ou bien confisquée», s’est exclamé le candidat de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon lors du débat entre les prétendants à l’Elysée, le 4 avril, réclamant une «décision exemplaire» contre «ceux qui complotent avec l’ennemi». «Si c’est avéré», il faut punir Lafarge, «bien entendu», a abondé le candidat de droite François Fillon (LR).

Au même moment, M.  Olsen a donné le sentiment d’une grande maladresse dans un autre dossier, celui du mur anti-clandestins entre les Etats-Unis et le Mexique que Donald Trump souhaite prolonger. Dans un premier temps, le patron de LafargeHolcim a déclaré qu’il souhaitait participer aux grands chantiers de ce type, provoquant l’indignation en France. Puis il a fait marche arrière: sans renoncer officiellement, il a fait dire que le groupe n’avait remis aucune offre et que ses usines étant assez éloignées du mur envisagé, il n’avait pratiquement aucune chance d’être associé au projet.

«Fusil contre fusil»

«Dans la crise actuelle, toute faiblesse est utilisée par les uns contre les autres, c’est fusil contre fusil», commente, stupéfait, un observateur averti. Le groupe, pourtant, va plutôt bien: son bénéfice net a presque doublé en 2016, les économies d’échelle promises lors de la fusion se mettent en place et l’action a repris 30% en un an, même si elle reste loin de son sommet.

Mais des lignes de fractures internes demeurent. Entre les ex-Lafarge et les ex-Holcim, bien sûr. «Lafarge avait une culture très forte, faite d’humanisme, de vision à long terme et de centralisation, explique un ancien dirigeant. Le rapprochement avec le rival historique Holcim ne pouvait qu’être compliqué. Surtout avec ce prétendu mariage entre égaux qui s’est révélé une vraie absorption de Lafarge.»

Des antagonismes existent aussi entre le conseil et la direction, ainsi qu’au sein même des administrateurs, qui, il y a deux ans et demi, se sont affrontés sur les conditions de la fusion.

Parmi les actionnaires, quatre des plus grandes fortunes mondiales sont représentées au conseil: le Suisse Thomas Schmidheiny, le Belge Albert Frère, le Canadien Paul Desmarais et l’Egyptien Nassef Sawiris.

Tous n’ont pas la même vision des choses, mais tous sont exigeants. «Pour eux, le dossier syrien ne sera clos que lorsqu’ils auront une parfaite connaissance des faits, et des propositions solides de mesures correctrices», dit-on au siège. Certains administrateurs s’inquiètent du coût de ces affaires en termes de réputation, sinon sur le plan financier. «Et ils mettent la pression pour que les résultats et les dividendes montent fortement», ajoute un délégué CFDT.

Prochain rendez-vous public: l’assemblée générale du 3 mai, marquée par le départ de deux anciens administrateurs de Lafarge et l’arrivée au conseil de l’ex-PDG d’Alstom, Patrick Kron. Elle pourrait être plus électrique qu’à l’accoutumée. (Article pari dans Le Monde, en date du 14 avril 2017, dans le supplément Economie&Entreprise, p. 3, auteur Denis Cosnard)

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[1] LafargeHolcim en chiffres

90’000: c’est le nombre de personnes qui travaillent chez LafargeHolcim depuis la fusion en 2015.

11,4%: c’est la part détenue par le premier actionnaire, le milliardaire suisse Thomas Schmidheiny. Groupe Bruxelles Lambert contrôle 9,4% et l’Egyptien, Nassef Sawiris 4,8%.

33,4 milliards: c’est, en euros, la valeur du groupe en Bourse.

2300: c’est le nombre de sites du groupe dans le monde.

 

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