Par Robert Booth
La Confédération syndicale internationale (CSI) affirme que la frénésie des constructions en vue de la Coupe du monde de football au Qatar en 2022 coûtera la vie à au moins 4000 travailleurs migrants. Et cela avant le coup d’envoi. [Un choix effectué par la FIFA – Fédération Internationale de Football Association, à la présidence de laquelle se trouve le Suisse, Haut-Valaisan, d’origine Sepp (Joseph) Blatter, âgée de 77 ans. Quelques aspects de ce qui est appelé le «Qatargate» se retrouvent dans la note 1 de cet article].
La CSI a enquêté sur les décès de travailleurs de la construction dans cet émirat du Golfe au cours des deux dernières années. Elle a déclaré qu’il est prévu qu’au moins un demi-million de travailleurs supplémentaires de pays comme le Népal, l’Inde et le Sri Lanka arrivent massivement dans ce pays pour y achever, à temps pour le coup d’envoi de la Coupe du monde, des stades, des hôtels et des infrastructures.
Le nombre annuel de décès parmi ceux travaillant sur les chantiers pourrait atteindre 600 – presque une douzaine par semaine – à moins que le gouvernement de Doha réalise des réformes urgentes, ajoute la CSI.
La CSI a basé son estimation sur les chiffres actuels de mortalité des travailleurs indiens et népalais qui forment le noyau de la force de travail du Qatar – qui s’élève à 1,2 million de travailleurs migrants – dont la vaste majorité est composée de travailleurs de la construction.
Alors que la CSI admet que la cause du décès n’est pas claire dans de nombreux cas –les autopsies ne sont souvent pas effectuées et l’attribution de routine de la mort comme résultant de défaillances cardiaques –, elle est convaincue que la cause de ces morts réside dans les conditions de travail très rudes et dangereuses ainsi que dans les conditions d’habitation de campements sordides et d’habitats exigus.
L’avertissement sévère est survenu après une enquête du Guardian [2] ait révélé que 44 travailleurs népalais étaient morts cette année entre le 4 juin et le 8 août, dont près de la moitié à la suite de défaillances cardiaque ou d’accidents sur le lieu de travail.
Les travailleurs rapportent: l’obligation de travailler par 50 degrés Celsius de chaleur; des employeurs qui ne versent pas de salaires pendant plusieurs mois et retiennent les passeports afin de leur interdire de s’en aller; et l’absence d’accès à de l’eau potable gratuite. L’enquête a découvert que les maladies sont endémiques parmi les travailleurs qui vivent des conditions insalubres et dans des «logements» surpeuplés où l’on étouffe. Un manque de nourriture a aussi été rapporté. Trente travailleurs de la construction, d’origine népalaise, ont trouvé refuge dans l’ambassade de leur pays et ont par la suite quitté le pays après avoir affirmé ne pas avoir reçu de salaire.
L’ambassadeur indien au Qatar a déclaré que 82 travailleurs indiens étaient décédés au cours des cinq premiers mois de cette année et que 1460 s’étaient plains auprès de l’ambassade au sujet des conditions de travail et des problèmes liés au fonctionnement du consulat. Plus de 700 travailleurs indiens sont morts au Qatar entre 2010 et 2012.
La CSI a averti que, sans changement dans les pratiques de travail, plus de travailleurs mourront en construisant les infrastructures en vue de la Coupe du monde que des joueurs qui entreront sur le terrain. Sharan Burrow, la secrétaire générale de l’organisation qui a son siège à Bruxelles a rencontré à Genève le ministre du travail qatari et des officiels du Comité suprême Qatar 2022 (qui prépare le pays pour la Coupe du monde). Elle déclare que «rien de concret n’a été réalisé par les autorités sur cette question. L’évaluation du taux de mortalité des travailleurs migrants au Qatar, fondé sur des preuves, indique qu’en moyenne au moins un travailleur par jour meurt. En l’absence de mesures réelles qui s’attaquent à cela et avec une augmentation de 50% de la main-d’œuvre migrante, il y a aura une augmentation concomitante du nombre de décès.»
«Nous sommes intimement convaincus qu’ils meurent en raison des conditions de travail et de vie. Tout ce que le Guardian a découvert s’accorde avec les informations que nous avons rassemblées lors de visites au Qatar et au Népal. Il y a des témoignages déchirants de travailleurs sur le système en œuvre là-bas. La Coupe du monde de 2022 est un événement de premier plan, il devrait donc être réalisé avec les critères les plus élevés et ce n’est clairement pas le cas.»
On estime que le Qatar, le pays le plus riche du monde selon le revenu per capita, dépense l’équivalent de 62 milliards de livres sterling [90 milliards de CHF] provenant de la richesse gazière et pétrolière pour la construction d’infrastructures de transport, d’hôtels, de stades et d’autres installations en vue de la Coupe du monde.
La CSI estime que le nombre de travailleurs migrants qui se trouvent déjà au Qatar dépasse les 1,2 million et déclare qu’il est probable que jusqu’à 1 million d’autres seront nécessaires pour que le pays soit prêt pour le plus grand événement sportif mondial. Burrow ajoute que «la FIFA doit envoyer un message très clair et fort selon lequel le Qatar ne sera pas autorisé à héberger la Coupe du monde sur la base d’un système d’esclavage moderne qui est la réalité aujourd’hui de centaines de milliers de travailleurs migrants.» [2]
L’analyse réalisée par la CSI des décès de cet été semble concorder avec l’enquête du Guardian. Elle a découvert que 32 travailleurs népalais étaient morts en juillet, nombre d’entre eux étant de jeunes hommes âgés d’une vingtaine d’années. Burrow affirme que «le Népal compte pour moins de la moitié des travailleurs migrants au Qatar et des rapports en provenance d’autres pays d’origine indiquent que des chiffres similaires de travailleurs venant de ces pays perdent leurs vies au Qatar.»
Un porte-parole du Comité suprême Qatar 2022 a qui on a demandé de commenter cette projection de plusieurs milliers de morts, a déclaré jeudi que les organisateurs étaient «consternés» par les révélations du Guardian au sujet des décès de travailleurs népalais qui se déplaçaient dans l’Etat du Golfe pour y travailler.
Le porte-parole ajoute: «comme tous ceux qui ont vu la vidéo et les images ainsi que lu les textes qui les accompagnaient, nous sommes consternés par les conclusions apportées par le reportage du Guardian. Il n’y a aucune excuse pour qu’un travailleur, au Qatar ou n’importe où d’autre, soit traité de cette façon.»
«La santé, la sécurité, le bien-être et la dignité de chaque travailleur qui contribue à la mise en place de la Coupe du monde de la FIFA en 2022 est de la plus haute importance pour notre comité et nous sommes engagés à garantir que l’événement serve de catalyseur pour la création d’améliorations durables dans la vie de tous les travailleurs du Qatar.»
Un expert de premier plan sur les travailleurs migrants dans les pays du Golfe avertit que la maltraitance des travailleurs se retournera contre eux parce que les travailleurs sur lesquels ils s’appuient pour bâtir leurs économies commenceront à résister.
Le professeur S. Irudaya Rajan, président de l’unité de recherche sur les migrations internationales au centre des études du développement à Kerala, en Inde, affirme: «Ils ont besoin de gens venant d’Inde et du Népal pour leur donner les travaux difficiles et ces derniers doivent être mieux traités parce que ce sont eux qui construisent l’ensemble de leur économie.»
«Les Qataris ont rendu ces travailleurs invisibles au sein de leur économie, mais ils doivent les rendre visibles. Les travailleurs doivent être traités de la même manière que le capital en ce XXIe siècle.»
Rajan ajoute qu’il est convaincu que les travailleurs indiens sont mieux traités que certains du fait que la relativement longue histoire du pays dans l’envoi de travailleurs vers le Golfe signifie que des réseaux de soutien sont déjà en place pour eux.
(Traduction A l’encontre ; article publié le 26 septembre par le quotidien britannique The Guardian)
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[1] Selon Le Monde du 28 septembre 2013: «La FIFA pourrait-elle choisir de destituer le Qatar au profit d’un autre pays organisateur ? «L’idée d’un nouveau vote n’est pas encore sur la table, mais habite l’esprit de tout le monde, susurre un ex-salarié de la FIFA, satisfait que l’attribution d’une Coupe du monde dépende désormais du vote des 209 fédérations nationales. Dans cette hypothèse, quels pays pourraient alors faire acte de candidature? Battus dans les urnes par le Qatar en décembre 2010, l’Australie et les Etats-Unis seraient alors sur les rangs.»«Si la Coupe du monde 2022 devait commencer au milieu de notre saison [dans l’hypothèse où le mondial ne se jouerait pas en juin ou juillet] cela aurait des conséquences sur les saisons passées et futures. Les clubs, les investisseurs et les diffuseurs seraient tous affectés», avait réagi Franck Lowy, patron de la Fédération australienne de football, opposé à la tenue de la compétition en hiver.
Dans ce contexte, le «Qatargate» est devenu l’élément central de la campagne présidentielle à la FIFA. Dans un entretien donné à l’hebdomadaire allemand Die Zeit, Joseph Blatter [l’Helvète, président de la FIFA] a récemment confié qu’il y avait eu «des influences politiques directes» lors de l’attribution du Mondial 2022 à l’émirat. «Des chefs de gouvernement européens ont conseillé à leurs membres qui pouvaient voter de se prononcer pour le Qatar, parce qu’ils étaient liés à ce pays par des intérêts économiques importants», a avancé le patron du football mondial, 77 ans et en poste depuis 1998. Tandis qu’il avait assuré lors de sa réélection en mai 2011 ne pas vouloir être de nouveau candidat quatre ans plus tard, le roué helvète serait-il tenté de faire le vide autour de lui pour briguer un cinquième mandat?
«Un premier candidat potentiel, Jérôme Valcke, est l’auteur de la décision du vote d’attribution de deux Coupes du monde en même temps. Cela va être difficile pour lui, note un fin connaisseur de la FIFA. […] Michel Platini [ex-vedette du football français] a soutenu les Etats-Unis avant de changer d’avis en se positionnant en faveur du Qatar sous pression de Sarkozy, et en sachant que son fils travaille pour l’émirat [Laurent Platini, avocat, est chargé des intérêts européens du fonds Qatar Sports Investments, propriétaire du PSG, depuis janvier 2012]. Le président de la Fédération espagnole, Angel Maria Villar, a eu un accord avec le Qatar. Donc plusieurs candidats potentiels sont liés au choix de l’émirat. Et on sait que Blatter est très très fort politiquement. S’il a balancé un scud en parlant de pressions politiques, il pourrait tirer son épingle du jeu. En sachant qu’il attend l’après-Coupe du monde pour se prononcer et que Platini se décidera [au cours de] la compétition.»
Le “Qatargate” pourrait trouver son épilogue lorsque l’ex-procureur américain Michael J. Garcia, président de la chambre d’instruction de la Commission d’éthique de la FIFA, achèvera son examen de l’attribution du Mondial 2022. Selon un diplomate, «tout va dépendre des conclusions de Michael J. Garcia». Ce dernier avait présenté l’hiver dernier un rapport ciblant Mohammed Bin Hammam, membre du comité exécutif de la FIFA et président de la Confédération asiatique de football (AFC). Banni à vie en janvier 2013 de toute activité liée au football, cet ancien rival de Joseph Blatter avait été suspendu par la fédération mondiale en mai 2011. Convaincu de corruption après qu’une enquête a été menée quelques heures avant le scrutin présidentiel, il n’avait pu se présenter devant le collège électoral. Blanchi et dépourvu d’adversaire, Joseph Blatter avait été alors plébiscité pour un quatrième mandat.
Le Suisse a également été dédouané par Michael J. Garcia, en avril dernier, dans le cadre de l’affaire de corruption de l’International Sport and Leisure (ISL). Son prédécesseur, le Brésilien Joao Havelange [1974-1998 – et très proche de la dictature brésilienne de l’époque], avait, lui, démissionné de son poste de président honoraire de la FIFA. Ciblé par le rapport de la Commission d’éthique, le nonagénaire aurait ainsi reçu, en compagnie de son compatriote Ricardo Teixeira, 41 millions de francs suisses de pots-de-vin de la part de ladite société de marketing. Des agissements simplement qualifiés de «maladroits» par l’intouchable et habile Joseph Blatter.»
[2] http://www.theguardian.com/world/2013/sep/25/revealed-qatars-world-cup-slaves
[3] Selon un des ses porte-parole, la FIFA va «entrer en contact avec les autorités du Qatar, et la question sera également discutée lors de la réunion du comité exécutif sur le point Coupe du monde 2022 au Qatar les 3 et 4 octobre 2013 à Zurich». ( Le Monde du 26 septembre 2013)
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