Par Alain Guédé
La guerre de lobbying menée par le Medef [Mouvement des entreprises de France, organisation patronale qui prend le relais du CNPF en 1998, à sa tête actuellement Pierre Gattaz – à la tête de la structure depuis juillet 2013, fils d’un dirigeant du CNPF, Yvon Gattaz] porte ses fruits: sauf coup de théâtre, l’ordonnance sur la prévention de la pénibilité du travail devrait mettre entre parenthèses les substances chimiques, les charges lourdes et les vibrations provoquées par les marteaux-piqueurs et autres gros engins de chantiers. Motif invoqué par Pierre Gattaz (et gobé par Emmanuel Macron): la loi actuelle serait «une usine à gaz».
La saison 1 du long feuilleton «pénibilité» s’ouvre dès 2003 avec la réforme des retraites décrétée par François Fillon, alors ministre des Affaires sociales. Sur fond de manifestations incessantes, François Chérèque, le secrétaire général de la CFDT de l’époque [de 2002 à 2012, décédé en 2017], rencontre secrètement le ministre en pleine nuit. Un compromis est trouvé: OK pour retarder les départs à la retraite, mais, en échange, les salarié·e·s exerçant des métiers pénibles ou dangereux pourront partir plus tôt.
Fillon fait la guerre à Fillon
Patrons et syndicats sont priés d’établir ensemble une liste de ces boulots pour chaque branche professionnelle. Simple. Tellement simple que Fillon a négligé de fixer une date butoir à ces palabres. Or le Medef bloque les discussions. Sept ans plus tard, en 2010, François Fillon, devenu Premier ministre [sous Sarkozy], courbe un peu plus l’échine en faisant voter une loi déléguant à des experts médicaux le soin d’évaluer l’état de forme de chaque salarié. La CFDT crie à l’arnaque. [Pour rappel, en France, il existe des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui peut faire appel à un expert extérieur. Une telle structure ferait rougir – le peuvent-ils encore? – un fonctionnaire (sic) syndical de Suisse, qui y verrait, de suite, un surcroît de pénibilité dans leur travail.]
En 2014, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault (PS; sous Hollande), reprend le dossier et définit dix critères de pénibilité. Mais le patronat exige un traitement individualisé. Matignon obtempère; le piège se referme. L’employeur devant, pour chaque employé concerné, tenir une «fiche d’exposition» aux risques, Gattaz s’offusque: faudra-t-il mettre un préposé au compte pénibilité derrière chaque salarié? Le patron des patrons invite les branches patronales à boycotter les négociations.
Dès son arrivée à Matignon, Valls [alors PS, maintenant: En marche] décide donc de faire simple. La fiche de pénibilité est remplacée par une simple déclaration d’exposition. Or les employeurs satisfont à cette formalité depuis des années pour la Sécu; il leur suffira de mettre un calque.
Mais Gattaz n’en démord pas: la nouvelle loi reste une usine à gaz. Les branches professionnelles refusent de nouveau toute négociation. «Pour que la loi puisse être appliquée, des référentiels devaient être mis en place pour chaque branche. Un boulanger n’est, par exemple, pas concerné par le risque hyperbare que courent les plongeurs professionnels», explique Hervé Garnier, responsable du dossier à la CFDT. Résultat: seules 13 des quelque 200 branches acceptent de rédiger ces référentiels avec les syndicats.
Au total, 700’000 salariés seulement ont leur fiche, alors que, selon la Direction des statistiques du ministère du Travail, ils devraient être 3 millions à en bénéficier.
La tournée des boissons pilotes
Le système Valls était pourtant d’une simplicité enfantine. C’est notamment l’avis de la fédération des distributeurs de boissons, composée essentiellement de petits patrons, qui se targue d’avoir réussi à «définir l’exposition de ses salariés sans avoir à établir une mesure détaillée poste par poste». Elle insiste sur le fait que le système a été pensé avec les syndicats pour fonctionner aussi dans les toutes petites boîtes. Et protéger les salariés qui portent des charges considérables.
Et si le vrai problème était plutôt la hantise de la traçabilité? «Depuis l’affaire de l’amiante, les employeurs ont une sainte trouille que des retraités, tombés malades après avoir inhalé des substances nocives, se retournent contre leurs anciens patrons», confie un syndicaliste [voir sur ce sujet et – au-delà – l’entretien avec Annie Thébaud-Mony: publié sur ce site en date du 23 juillet].
Le syndicat des tauliers a obtenu gain de cause. Il faut dire qu’Antoine Foucher, chargé auprès de Muriel Pénicaud de la négociation avec les partenaires sociaux, dirigeait auparavant la manœuvre, en tant que directeur des relations sociales du Medef, pour pilonner la loi Ayrault-Valls. Le dialogue social est un sport qui se pratique à trois (gouvernement, patronat et syndicats). Et, à la fin, c’est Gattaz qui gagne. (Publié dans Le Canard enchaîné, en date du 2 août 2017)
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Et, au 58e jour, la pénibilité disparut
Union syndicale Solidaires (10 juillet)
La loi du 20 janvier 2014 portant réforme des retraites a prévu la création d’un compte personnel de prévention de la pénibilité pour les salarié-es du secteur privé exposés à un ou plusieurs facteurs de pénibilité et remplaçait le droit à une retraite anticipée mis en place en 2010. Ce compte pénibilité devait permettre aux salarié-es exposés au-delà de certains seuils, d’accumuler des points en vue de partir plus tôt à la retraite, de travailler à temps partiel ou de financer une action de formation. C’était, par ailleurs, la mise en application, sept ans plus tard, d’une mesure présentée en 2003 par la CFDT comme justifiant son accord donné à la réforme des retraites…
Depuis la publication de la loi, les employeurs n’ont eu de cesse de dénoncer «une usine à gaz», des obligations nouvelles qu’on allait leur imposer et d’exiger une simplification du dispositif envisagé. Voici quelques exemples de ce que l’on a pu lire en 2014: «texte inapplicable dont les conséquences seraient désastreuses pour l’économie française», «le compte personnel de prévention de la pénibilité représente un frein à la compétitivité des entreprises et va à l’encontre du pacte de responsabilité», «ce serait criminel d’imposer de nouvelles tracasseries et de nouveaux coûts à travers le compte personnel de prévention de pénibilité», «dispositif jugé inapplicable et anxiogène pour les entrepreneurs»… Le sénat a même supprimé le compte pénibilité au travers d’un amendement le 5 novembre 2014…
Face à cela, en 2015, il y eut des concessions au Medef sur de nombreux points en supprimant la fiche de prévention, en modifiant des seuils d’exposition et en différant l’entrée en application de 6 facteurs de risques au 1er juillet 2016…
Malgré ces multiples reculs, ou encouragé par eux, le Medef poursuit ses menaces. C’est ainsi que le premier ministre vient de décider par courrier de supprimer l’application de quatre facteurs de pénibilités: la manutention manuelle de charges, des postures pénibles, des vibrations mécaniques et des risques chimiques. Les six autres facteurs restent applicables dans un compte désormais dit «de prévention».
«Prévention», on ne voit pas trop en quoi puisque Edouard Philippe dans la même lettre envisage de supprimer les cotisations spécifiques et notamment celles pour les entreprises exposant leurs salarié-es à des facteurs de pénibilité.
Travailler aujourd’hui c’est être soumis à l’arbitraire et aux inégalités (inégalités entre les sexes, les catégories sociales, inégalités salariales grandissantes, inégalités dans l’espérance de vie en bonne santé…).En réduisant la liste des facteurs de pénibilité, le gouvernement exclut et méprise de très nombreux travailleuses et travailleuses de la possibilité de partir en retraite plus tôt alors qu’ils vont avoir une espérance de vie en bonne santé largement diminuée: sur les chantiers, dans les emplois de manutentions, dans le travail aux caisses, etc.
Pour l’Union syndicale Solidaires, nous poursuivrons l’action collective pour faire reculer la pénibilité mais aussi la fatigue physique et mentale, les multiples atteintes à la santé, les inégalités sociales, les précarités… Le gouvernement prouve avec cette décision qu’il n’est qu’au service du Medef et la nécessité de construire la lutte contre la loi travail 2.
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Pétition unitaire pour le maintien du CHSCT
Solidaires s’est associé à cette pétition désormais unitaire (CFE-CGC, CGT, FO, FSU, CFTC, Solidaires, UNSA…) pour défendre les CHSCT que le gouvernement veut supprimer dans la #loitravail2
Nous vous invitons à la signer et à la faire signer!
Nous en appelons à la vigilance et à l’action de tous les salariés et de leurs représentants du personnel, pour le maintien d’une prévention efficace !
“L’entreprise ne peut plus être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes”. Ainsi s’exprimait Jean Auroux, alors Ministre du Travail, créant en 1982 le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT). Cette instance devait – enfin – permettre aux représentants du personnel de discuter à égalité avec leur employeur, de tout ce qui concernait le travail. La France choisissait là une voie de sagesse, s’appuyant sur la prévention et l’échange plutôt que sur la contrainte.
Depuis 35 ans, le CHSCT s’est révélé une instance de plus en plus essentielle, promoteur de santé et de Qualité de Vie au Travail. Sur toutes les questions qui relèvent de son champ d’action, elle donne la parole aux acteurs, et aux experts si besoin. Elle favorise un traitement efficace des grandes crises, des grands changements et mutations, et améliore les conditions de travail quotidiennes des salariés. Des milliers d’élus spécialisés, de mieux en mieux formés, s’y impliquent. Les salariés comme l’entreprise en sortent toujours vainqueurs.
Pourquoi, dès l’aube de ce nouveau quinquennat, le CHSCT se voit-il ainsi mis sur la sellette? On parle de le fusionner avec le comité d’entreprise et les délégués du personnel. On envisage de créer pour toutes les entreprises une instance unique, comme c’est déjà le cas dans celles de moins de 300 salariés où peut exister la délégation unique du personnel (DUP) regroupant CE (Comité d’entreprise), DP (délégués du personnel entre autres dans les entreprises moins 50 personnes) et CHSCT. On généraliserait cette instance à l’ensemble des entreprises, et on la rendrait obligatoire.
On craint de deviner l’objectif premier: réaliser des économies de fonctionnement considérables. Mais au plan symbolique, s’attaquer clairement, et par voie d’ordonnances, au socle du dialogue social le plus concret, sur le terrain réel, celui de la santé, marque, nous le dénonçons, une volonté de régression violente et radicale.
Nous affirmons avec gravité et solennité que cette instance ne peut et ne doit pas disparaître!
Supprimer le CHSCT ramènera à la situation d’avant. L’instance unique ne permettait alors aucune expression ni aucun contrôle des conditions de travail. Autre danger pour les salariés, cela éradiquerait la jurisprudence protectrice et spécifique qui s’y attache.
Depuis 2007, tous les gouvernements ont voulu bouleverser les règles du jeu dans l’entreprise. On a prétendu mettre le dialogue social au premier plan. Ce fut surtout pour renforcer la compétitivité par la modération des coûts, notamment salariaux. Dans la même période, les thèmes des risques psychosociaux, de l’épuisement professionnel ont pris place dans l’actualité sociale et politique. Tandis que les transformations s’accélèrent, les conditions de travail sont mises à mal, de vraies violences sociales existent, qui aboutissent à des drames.
Le CHSCT est un lieu de régulation et de prévention, un point d’équilibre vital. Alors qu’il faudrait faire marcher en harmonie, l’économique et le social, on se prépare à sacrifier le second pour le bien “possible” du premier.
Sans doute le CHSCT doit-il lui aussi évoluer. Les transformations du travail réel, notamment la révolution numérique qui touche tous les secteurs de l’économie sans exception, lui fixent de nouveaux objectifs.
Pour autant, il faut confirmer l’existence d’au moins deux instances de représentation distinctes, même si elles devront rester étroitement liées. L’une aura mission d’examiner les fondamentaux de la santé économique de l’entreprise, sa compétitivité “coûts”. L’autre devra renforcer sa performance sociale et sa compétitivité “hors coûts”. Cette séparation s’impose d’autant plus que les compétences nécessaires pour y siéger sont profondément différentes. Toute entreprise ne possède-t-il pas deux directions distinctes, l’une «financière», l’autre des «ressources humaines»?
Le gouvernement doit entendre cette interrogation sur le sens du travail, née des mutations récentes. Il doit pour cela préserver l’institution consacrée aux conditions de travail d’une fusion portée par des convictions dogmatiques qui lui serait fatale. Ne pas sacrifier le travail et les salariés sur l’autel de la simplification du Code du travail.
Afin de nous opposer ensemble à la disparition programmée du CHSCT comme instance distincte telle qu’inscrite dans le projet de loi d’habilitation, nous vous invitons à signer la pétition:
Soyez les plus nombreux possible, c’est ainsi que nous nous ferons entendre, et partagez! Premiers signataires:
- Eric Beynel, porte-parole de Solidaires
- Franck Bonnot, syndicat des chauffeurs privés VTC
- Michel De La Force, président de la FIECI CFE CGC
- contact@fieci-cfecgc.org
- Denis Garnier, Fédération FO Santé
- Karim Hamoudi, avocat,
- Imane Harrouai Secrétaire Générale de l’Union des Syndicats de l’Audiovisuel CFTC
- Marie José Kotlicki, Secrétaire générale de l’UGICT CGT
- Noel Lechat, Secrétaire general de la Fédération des Sociétés d’Etudes CGT, fsetud@cgt.fr
- Serge Legagnoa, Secrétaire Général de La FEC FO
- Herve Moreau, FSU en charge des CHSCT
- Bernard Salengro, expert confédéral CFE-CGC, pôle santé au travail, conditions de travail, handicap bernard.salengro@cfecgc.fr
- Eric Scherrer, président du SECI-UNSA
- Nadira Zeroual, Solidaires Informatique
Article publié le 15 juillet 2017
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