Entretien avec Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, conduit par Agnès Rousseaux
Pourquoi certains électeurs vont-ils voter pour un candidat qui ne leur ressemble pas et qui ne semble même pas défendre leurs intérêts? Pourquoi acceptons-nous ce fossé qui s’élargit chaque jour davantage entre une classe dominante et les autres? Comment l’argent est-il devenu une arme de destruction massive aux mains d’une oligarchie? C’est à ces questions que tentent de répondre les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, dans leur ouvrage Les prédateurs au pouvoir, dans un style clair et corrosif. Pour eux, Marine Le Pen, François Fillon ou Emmanuel Macron ne sont que différents visages de cette oligarchie prédatrice qui a fait main basse sur notre avenir.
Face à l’augmentation des inégalités, à l’intolérable situation dans laquelle se trouvent une partie de la population qui subit le chômage, pourquoi la question du partage des richesses n’est-elle pas plus centrale dans cette campagne ?
Monique Pinçon-Charlot: Il est difficile aujourd’hui de parler des inégalités abyssales, dont la concentration se fait pourtant à une vitesse complètement folle. En 2010, 388 multimilliardaires possèdent la moitié des richesses de l’humanité. En 2016, cette richesse est concentrée entre les mains de seulement 8 super riches! Mais cela reste tabou car ces richesses ne sont pas le résultat de mérites, de réalisations favorables à l’humanité, mais de spéculations, de prédations sur les ressources naturelles, dans tous les domaines d’activité économique et sociale. Elles sont destructrices pour la planète et pour l’humain, mais sont passées sous silence. Une partie du problème vient du fait que ce sont des patrons du CAC40 [principal indice de la Bourse de Paris] qui sont massivement propriétaires des grands médias, qui relaient volontiers la «voix de leur maître»
Dans ces conditions, comment des responsables politiques qui ne s’attaquent pas aux causes de ces inégalités arrivent-ils à nous faire croire qu’ils œuvrent pour le bien de tous?
M. P.-C.: On ressent un désarroi très profond chez les Français et les Françaises avec cette élection présidentielle: ils ne comprennent plus rien! Ils sentent qu’il y a quelque chose de vicié, de pervers, de cynique dans cette situation, qu’ils sont lobotomisés par les médias, qu’ils n’ont pas les moyens de penser car ils sont dans un brouillard sémantique, idéologique, linguistique. Ils sont en quelque sorte tétanisés, sidérés. Et la «classe politique» est dans une bulle. On nous dit que le système est démocratique, mais quand on voit comment un ouvrier comme Philippe Poutou est traité… [lors de diverses émissions, entre autres chez Laurent Ruquier, par deux fois, lors de l’émission On n’est pas couché, le 27 février puis au début avril]. Il n’y a pas d’ouvriers à l’Assemblée nationale, alors qu’ouvriers et employés représentent aujourd’hui encore 52% de la population active! Un tel décalage entre réalité des classes moyennes et populaires et ce qui se passe au Parlement est problématique.
Comment est-ce possible que des responsables politiques ne voient pas où est le problème, à acheter des costumes de luxe, à se faire payer des cadeaux par des «amis»?
M. P.-C.: C’est plus grave que cela. Il y a un processus qui se construit dès la naissance, de recherche d’entre-soi, d’être avec son semblable. C’est aussi un processus d’évitement et de ségrégation du non-semblable. Petit à petit, cela construit le dominant comme s’il venait d’une autre planète, comme s’il était d’une autre «race»… Comme pour la noblesse, avec son prétendu «sang bleu» : la différence était marquée dans la définition même du corps. Et dans la déshumanisation de l’autre, du dissemblable. L’autre, ils s’en fichent… du moment qu’il continue à voter pour eux.
Mais comment expliquer que François Fillon ait encore autant de supporters?
M. P.-C.: C’est une question centrale. Pourquoi est-il à un niveau encore si haut dans les sondages malgré la gravité de ce qui lui est reproché? Les 30 années que nous avons passées à travailler sur l’oligarchie nous ont permis de nous mettre dans leurs têtes – celles de François Fillon et des proches qui le soutiennent, celles des super riches. Ils se sont construits avec un sentiment d’appartenir à une classe sociale, une classe hétérogène évidemment mais suffisamment solidaire pour capter tous les pouvoirs. Ils sont entre eux en permanence: cela permet la construction d’un sentiment d’impunité collective et d’immunité psychologique.
Chaque individu se construit une non-culpabilité, une «non mauvaise conscience». Ce sont des gens «à part», qui estiment qu’ils ne peuvent pas être punis sur le plan pénal, en matière de fraude fiscale ou de corruption. Ils considèrent que les institutions doivent les protéger. Cette classe a une fonction: défendre les intérêts de la classe. Ils ne peuvent pas penser en termes moraux, de culpabilité, cela ne les habite pas. La culpabilité, ça, c’est pour nous! Eux, ils font leur job de prédation. C’est plus fort que de la corruption, que du vol: on bouffe les autres.
Michel Pinçon: Ce sont des gens aimables, propres sur eux, qui présentent bien, mais ont souvent des casseroles. La sous-évaluation des biens pour les impôts ou l’évasion fiscale, cela va de soi! Ils estiment qu’ils ont suffisamment travaillé, ils ont hérité de leurs parents, ils ont fait fructifier, on ne va pas venir le leur prendre… Il y a une logique dynastique dans cette accumulation. Le fait de transmettre aux enfants, de continuer la dynastie (ou de la fonder). Ils font venir les enfants l’été pour les former dans l’entreprise familiale.
M. P.-C.: Un peu comme dans l’affaire Fillon…
M. P.: Malgré les conflits entre eux, cette classe bourgeoise est solidaire sur le fond. L’analyse en termes de classe sociale, ce n’est pas une foutaise, un truc d’autrefois. Il y a une classe bourgeoise qui existe par son niveau de richesses, la propriété des moyens de production, matérielle, mais aussi par la conscience qu’elle a d’elle-même. Et par le fait de veiller au grain pour que ça dure.
On peut comprendre pourquoi ceux-ci votent pour François Fillon. Mais pourquoi les classes populaires votent-elles pour des responsables qui ne leur ressemblent pas? Dont les intérêts semblent contradictoires avec les intérêts de la classe populaire, comme pour Donald Trump?
M. P. : Cela n’a pas été toujours le cas. Dans la période après guerre, le Parti communiste représentait une force sociale considérable. Il y avait notamment chez les ouvriers une conscience de l’existence de classes, de leur appartenance à une classe qui ne possède pas les moyens de production. La chute de l’URSS a été vécue par beaucoup [étant donné le poids du PCF, de la CGT alors très proche] comme l’échec des espoirs de fonder une société qui fonctionne autrement. Avec la destruction de la conscience de classes, l’expression politique peut aller vers des choix non conformes aux intérêts des classes populaires.
M. P.-C. : Quand Ernest-Antoine Seillière a pris les rênes du Medef [de 1998 à 2005,], il a procédé à une «refondation sociale», c’est-à-dire une inversion de la théorie marxiste de la lutte des classes: les riches sont devenus des «créateurs de richesses». Et les ouvriers, qui sont les créateurs de richesses et de plus-value selon la théorie marxiste, sont devenus des «charges» et des variables d’ajustement. C’est un processus de déshumanisation très fort. Les ouvriers qui votent pour le Front national sont des gens perdus, qui ne comprennent pas ce qui leur est arrivé. Ils votent d’ailleurs pour Le Pen en disant: «On va peut-être se faire avoir, mais on aura tout essayé». Et ils ne vont pas être déçus! Car Le Pen, c’est la dernière alternance de l’oligarchie.
Le Front national a un discours virulent contre les «élites» françaises. Il participe selon vous de cette oligarchie qu’il dénonce?
M. P.-C. : Le Front national, c’est une dynastie familiale. Une dynastie des beaux quartiers, avec de l’argent, des biens immobiliers, une famille assujettie à l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Une dynastie avec un rapport très décomplexé à l’argent public et qui traine ses casseroles: sous-déclaration des biens au fisc, emplois fictifs, surfacturation des frais de campagnes pour prendre du fric à l’État. On est bien dans le registre de l’oligarchie, de la délinquance en col blanc. C’est une dynastie familiale devenue parti politique, avec trois générations, un phénomène de népotisme assez unique en France. Autre élément, dont parle peu la presse, la forte présence d’anciennes familles de la noblesse parmi les hauts dirigeants du FN.
Marine Le Pen a un discours très critique envers l’oligarchie européenne, mais elle contribue à préserver l’opacité de sa bureaucratie! Les gens ignorent tout des votes de Marine Le Pen: sur la question de l’évasion fiscale, elle s’est opposée à la création d’une commission d’enquête sur les Panama Papers. Deux de ses proches, Frédéric Châtillon et Nicolas Crochet, sont épinglés comme possédant des comptes offshore, selon les Panama Papers. Les eurodéputés du FN ont aussi voté pour le secret des affaires. Mais Marine Le Pen feint toujours de se bagarrer contre l’opacité de la bureaucratie européenne… C’est une imposture [voir l’article ci-dessous].
Pourquoi ces éléments sont peu relevés par les médias?
M. P.-C.: Parce que les médias ne font pas leur travail. Depuis trente ans, la classe oligarchique a ouvert un boulevard au Front national. Celui-ci a pour stratégie de casser la gauche radicale, de la détourner, de prendre sa parole, son programme, ses électeurs. Résultat : les gens ne comprennent plus rien.
Comment situez-vous Emmanuel Macron? Vous dites qu’il a réussi un tour de passe-passe pour parvenir à faire croire qu’il n’est pas membre de cette oligarchie, malgré sa « parenthèse Rothschild» et ses liens avec le monde de la finance ?
M. P.-C.: Emmanuel Macron, il est parfait. C’est l’oligarque parfait. Qui convient parfaitement aux familles sur lesquelles nous avons mené nos études sociologiques. Il n’est «ni de droite ni de gauche»…
M. P. : … Donc « ni de gauche ni de gauche » !
M. P.-C. : Voilà… Il représente la pensée unique. Nous sommes dans un monde orwellien, mais il n’y a plus besoin de parti unique: nous avons la pensée unique! Emmanuel Macron en est un porte-parole absolument extraordinaire. Il connaît des gens dans tous les recoins de l’oligarchie. Il se fait financer par des banquiers anglo-saxons, américains, dont il refuse de donner les noms. Il veut supprimer l’ISF [Impôt sur la Fortune] et affirme que c’est une mesure de gauche… Quand on analyse ses discours, on se rend compte que c’est un vide absolument abyssal. C’est pour nous la caricature du conformisme qui se transforme en une espèce de «progressisme radieux» et fallacieux.
M. P : Il peut faire illusion. L’illusion de la capacité, de l’expérience. Il apparaît comme un changement serein. Mais il propose une régression sociale sans précédent.
D’où vient son succès? De l’attrait du «neuf» ?
M. P.-C. : C’est plus grave que cela. Il peut être le levier pour l’oligarchie mondialisée, celle qui se cache derrière l’idée de mondialisation pour mieux faire passer la marchandisation généralisée de la planète. Macron serait du bon côté du manche. Et un élément décisif. Nous sommes passés à une étape de plus vers un totalitarisme qui ne dit pas son nom.
Nicolas Sarkozy et François Hollande n’ont pas tenu leurs promesses: les responsables politiques mentent. Mais là, avec Macron, on est passé au foutage de gueule : «Je ne prends même pas la peine de faire un programme parce que de toute façon je ne le tiendrai pas». Cela montre à quel point on méprise le peuple. C’est une violence de plus à l’égard des classes populaires et moyennes.
Vous affirmez dans votre ouvrage Les prédateurs au pouvoir qu’ils ont fait main basse sur notre avenir». Quelles sont leurs motivations? Qu’est-ce qui pousse les plus riches à ces comportements de prédation?
M. P.-C.: Il ne s’agit pas d’accumuler pour accumuler. L’argent est devenu une arme pour asservir les peuples. En ne payant plus d’impôts, ils construisent le déficit et la dette – qui n’a pas vocation à être remboursée: c’est une construction sociale, comme le «trou de la sécurité sociale» On spécule même sur le travail social, comme l’accompagnement des sans-abri, qui devient un nouveau marché financier, avec la création des «contrats à impact social». [Une forme nouvelle de micro-crédit pour des micro-entreprises pour pauvres. Il est vrai que Goldman Sachs vient de se lancer dans le crédit aux particuliers:« la banque de Llyod Blankfein [aux commandes depuis 2006] – Goldman Sachs – envisage désormais de se lancer dans le crédit automobile ou les prêts pour les achats sur Internet», Le Monde du 5 mai 2017]
C’est une destruction de tout ce qui peut ressembler à de la solidarité sociale, par ces oligarques, par le système capitaliste. Ils spéculent sur le réchauffement climatique et accélèrent la marchandisation de la planète. C’est une destruction de tout ce qui peut ressembler à de la solidarité sociale, par ces oligarques, par le système capitaliste.
La seule raison de vivre des nantis est «l’enrichissement, les pouvoirs qui lui sont liés et l’euphorie de vies hors du commun», écrivez-vous…
M. P.: Un des gains importants est la création d’une dynastie. C’est quelque chose qui a des effets un peu magiques. Cela donne une immortalité symbolique. Vous avez des rues de Paris qui porte votre nom de famille…
M. P.-C.: La reproduction des privilèges passe par les familles, par la transmission au sein de la confrérie des grandes familles. On a fait la Révolution il y a plus de deux siècles, mais ce sont encore des grandes familles qui tiennent les rênes de presque tous les secteurs d’activité. La bourgeoisie a singé la noblesse après la Révolution et a inscrit les privilèges et richesses dans le temps long de la dynastie.
La situation peut-elle s’améliorer ?
M. P.-C.: On nous dit que la richesse des plus riches bénéficie à tous. Mais cette «théorie du ruissellement» fait partie de la guerre idéologique! Le fossé s’élargit chaque jour davantage entre la classe dominante et les autres classes. L’ascenseur social n’existe plus. Il y a un antagonisme irréductible, qui appelle à un changement radical, à une révolution. Il faut que les titres de propriété leur soient enlevés ! Et que ceux qui travaillent dans les entreprises prennent les rênes et les responsabilités.
M. P.: La situation est pire qu’avant car il n’y a plus d’unité populaire en face du pouvoir de l’argent. Si Emmanuel Macron est élu, cela risque de s’aggraver encore, car c’est un faux-semblant. Il est perçu comme le Messie…
M. P.-C.: … alors que c’est le baiser du diable. Et que cette violence de classe atteint les gens dans leur être profond. Nous ne sommes pas du tout dans le «tous pourris» . Ce que nous disons, c’est qu’il faut prendre le problème dans sa globalité, puisque tout est lié: évasion fiscale, réchauffement climatique…
Nous voulons mettre en lumière le fonctionnement d’une classe sociale, propriétaire des moyens de production et prédatrice du travail d’autrui. Car c’est vraiment une guerre de classes que mènent les plus riches contre les peuples. (Entretien conduit le 21 avril 2017; publié sur Bastamag)
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Le FN au Parlement européen: «le mépris pour les salarié·e·s»
Par Olivier Petitjean
Dans le cadre de la campagne présidentielle, le Front national (FN) et sa candidate Marine Le Pen cherchent à labourer les terres de la gauche en se posant en défenseurs des travailleurs et des protections sociales. Pendant ce temps, au Parlement européen, les eurodéputés frontistes montrent un tout autre visage: ils se désintéressent des accords de libre-échange et de leurs conséquences, refusent de lutter contre les délocalisations, soutiennent le «secret des affaires» qui protège les multinationales, s’opposent à l’égalité femmes-hommes au travail, freinent la prévention des cancers professionnels ou la lutte contre l’évasion fiscale. Les votes des députés d’extrême-droite démontrent qu’ils ne se préoccupent pas des intérêts des travailleurs, et ne souhaitent pas une société moins injuste.
L’affaire des «faux» assistants parlementaires du Front national au Parlement européen, qui valent aujourd’hui à Marine Le Pen une demande de levée de son immunité parlementaire [et une mise en examen], a mis en lumière combien le parti d’extrême-droite a su profiter matériellement de sa présence à Bruxelles et à Strasbourg. Avec une vingtaine de sièges d’eurodéputés remportés en 2014, le FN a mis la main sur une manne qui lui a permis de rémunérer élus et permanents. Mais qu’en a-t-il fait politiquement ?
Dans sa campagne électorale, le Front national et sa candidate Marine Le Pen cherchent à attirer le vote des travailleurs et des déçus de la gauche, en s’appropriant certains symboles comme la retraite à 60 ans. Ils ne cessent de dénoncer les délocalisations, la finance et les lobbys. L’Union européenne et la monnaie unique sont présentées comme la source exclusive de tous nos maux économiques et sociaux. Voilà pour les grands discours frontistes.
L’historique des votes des eurodéputés FN au Parlement européen raconte une tout autre histoire. Qu’il s’agisse de libre-échange, d’améliorer la sécurité des travailleurs, d’égalité professionnelle, de secret des affaires ou de droits syndicaux, les parlementaires frontistes ratent rarement une occasion de démontrer leur dédain total pour les travailleurs et leurs intérêts. Ils se montrent particulièrement actifs pour saborder les modestes efforts des parlementaires de Bruxelles pour promouvoir une Europe plus sociale. Le bilan des élus frontistes au Parlement européen met en lumière le vrai visage économique et social de l’extrême-droite: le mépris pour les salarié·e·s, français et étrangers.
Accords de libre-échange: le FN s’en moque
Premier constat: sur les grands sujets que la candidate Marine Le Pen met en avant en France pour dénoncer l’Europe et ses «diktats», comme la directive travailleurs détachés ou les accords de libre-échange type Tafta ou Ceta, les eurodéputés frontistes ne paraissent pas franchement mobilisés. Entre les discours fervents à destination des électeurs français et la réalité des votes au Parlement, c’est parfois le grand écart. Déjà, en avril 2014, lors de la précédente législature, Marine Le Pen avait choisi de s’abstenir, plutôt que de voter contre la directive sur les travailleurs détachés, malgré ses critiques virulentes contre ladite directive en France. En mars 2016, à nouveau, l’eurodéputé LR (Les Républicains) Jérôme Lavrilleux a publiquement l’absence de l’ensemble des frontistes lors d’un débat au Parlement sur les travailleurs détachés.
Même observation en ce qui concerne les accords de libre-échange. Le 28 mai 2015, la commission «Commerce international» – dont Marine Le Pen est membre titulaire – se prononce sur le projet d’accord de libre-échange transatlantique, ce fameux Tafta que la patronne du FN ne cesse de pourfendre dans ces discours. Mais elle n’a joué de faire le déplacement. Ni d’ailleurs son suppléant d’alors, Aymeric Chauprade. Bis repetita en janvier 2017, lorsque la commission Commerce international est saisie de l’accord de commerce entre Europe et Canada, le Ceta, qui contient les mêmes dispositions controversées que le Tafta. Marine Le Pen veut bien faire le déplacement pour voter contre le Ceta en plénière devant les caméras, mais quand il s’agit de mener les batailles concrètes en commission, elle a visiblement mieux à faire. Pendant ce temps, organisations non gouvernementales, mouvements sociaux et eurodéputés de gauche et écologistes se mobilisaient.
Lutter contre les délocalisations: Marine Le Pen s’y refuse
Toujours dans le domaine commercial, une importante bataille se livre en mai 2016 au sujet de la Chine. La Commission aussi bien que le Conseil européen envisagent alors d’accorder à la Chine le statut d’économie de marché. Cela aurait davantage ouvert les portes des marchés européens aux produits chinois, à un moment où de nombreux secteurs industriels souffrent de la concurrence chinoise et de son dumping social. Les eurodéputés votent finalement une résolution appelant la Commission à refuser à la Chine ce statut d’économie de marché. Les parlementaires frontistes se sont abstenus…
C’est encore pire en ce qui concerne les délocalisations industrielles, un autre cheval de bataille du parti d’extrême-droite en France. En octobre dernier, suite à l’annonce de la fermeture d’une usine Caterpillar en Belgique et à la menace de fermeture de l’usine Alstom de Belfort, le Parlement européen adopte une résolution sur la lutte contre la désindustrialisation en Europe. Cette fois, les eurodéputés frontistes votent carrément contre, à l’exception de Florian Philippot.
Le «secret des affaires» protégeant les multinationales: le FN vote pour
L’un des votes qui a le plus été reproché aux eurodéputés frontistes est leur soutien à la directive « secret des affaires », adoptée par le Parlement européen au printemps 2016 malgré une campagne virulente de la société civile, des journalistes et des syndicats. Ce texte comporte des risques graves de régression en matière de droit à l’information et expose tous ceux qui s’intéresseraient de trop près aux activités des entreprises à des poursuites judiciaires. Là encore, les invectives répétées du FN contre les lobbys et le manque de transparence des institutions européennes ne l’empêchent pas de valider un texte en contradiction flagrante avec ces beaux discours. D’autant plus que la directive a été directement inspirée par des cabinets de lobbying au service de grandes multinationales, qui ont travaillé main dans la main avec la Commission, comme l’a montré une enquête de l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory. C’est peut-être pourquoi Louis Aliot, compagnon de Marine Le Pen et lui aussi eurodéputé, a cherché ultérieurement à prétendre, face à des journalistes, que le FN n’avait en fait pas voté pour cette directive…
Pourquoi les députés FN soutiennent-ils une telle mesure favorable aux multinationales, à leurs stratégies de contournement de l’impôt, à leurs pratiques néfastes en matière sociale ou environnementale? Sans doute parce que le parti d’extrême droite s’accorde avec la vision du monde de certains grands groupes français qui se sentent menacés par la concurrence «étrangère». Les révélations des Panama Papers, quelques jours auparavant, ont aussi probablement joué un rôle. Des proches de Marine Le Pen comme Frédéric Chatillon – ancien militant du groupuscule néofasciste violent Gud – et l’expert-comptable Nicolas Crochet, ont ainsi été mis en cause. Ils avaient recouru à des montages financiers «offshore» pour mettre à l’abri dans des paradis fiscaux des fonds provenant de leur société Riwal, principal prestataire du FN pour sa communication. Le but de l’opération était, selon leur propre aveu au Monde, d’«échapper à la pression médiatique». La directive «secret des affaires» compliquera ce type d’investigations.
Renforcer le pouvoir des salariés: le FN vote contre
Malgré leur rhétorique sur les attaques contre les travailleurs, les eurodéputés frontistes ne sont pas tendres envers les syndicats. Lors du vote de la résolution du Parlement européen sur les affaires Alstom et Caterpillar, ils ont rejeté une série d’amendements visant à renforcer les droits des salariés et de leurs représentants face aux restructurations et aux licenciements boursiers, et à les associer plus étroitement à la définition des stratégies des entreprises.
Lors de l’adoption de la loi travail en France en 2016, alors même que Marine Le Pen dénonçait publiquement le texte, les sénateurs FN David Rachline et Stéphane Ravier ont cherché à y inclure en douce, avant de les retirer, plusieurs amendements visant à réduire les droits syndicaux, notamment dans les petites entreprises, et supprimer certains droits sociaux comme le compte pénibilité. De quoi ravir le patronat.
Droits des femmes et égalité au travail: le FN vote contre
La défense des droits des travailleuses et de l’égalité au travail ne semble pas compatible avec la vision du monde du Front national. Comme le rappellent l’eurodéputée socialiste Pervenche Bérès dans un petit livre – Son vrai visage. Témoignage sur le FN au parlement européen, Fondation Jean Jaurès – ou la journaliste Marine Turchi dans divers articles pour Mediapart [ains que dans son ouvrage récent écrit avec Mathias Destal et intitulé: Marine est au courant de tout…» : Argent secret, financements et hommes de l’ombre, une enquête sur Marine… Ed.Flammarion 2017], les parlementaires FN s’opposent systématiquement aux efforts du Parlement européen dans ce domaine. Ils «ont voté contre les huit rapports présentés au Parlement européen depuis 2014 visant à renforcer les droits des femmes, écrit Pervenche Bérès. Ils sont opposés au congé maternité harmonisé à 20 semaines partout en Europe et rémunéré à 100%; ils sont contre un salaire égal entre les femmes et les hommes à compétences égales.» L’eurodéputé frontiste Dominique Martin a défendu en séance la liberté des femmes de ne pas travailler» et de «s’occuper de leur foyer», à laquelle il faudrait accorder selon lui une importance au moins égale à celle de l’égalité salariale.
Prévenir les cancers professionnels: le FN vote contre
Le Front national est tout aussi absent sur les questions de santé et de sécurité au travail. Une proposition de directive sur les cancers au travail est actuellement en cours de discussion au Parlement. Les eurodéputés de la commission Emploi ont souhaité renforcer la proposition très faible élaborée par la Commission en fixant des seuils d’exposition plus stricts et en incluant de nouvelles substances dans la liste des produits potentiellement toxiques. Les deux députés FN qui siègent dans cette commission, Dominique Martin et Joëlle Ménil, sont parmi les rares à s’y être opposés.
Lutter contre l’évasion fiscale: le FN vote contre
Une grande partie des votes négatifs des eurodéputés FN contre des mesures visant à défendre les travailleurs et les classes défavorisées semblent motivés par le refus de toute avancée sociale dès lors qu’elle se situe au niveau européen. Ils rendent Bruxelles et l’euro responsables de la détresse sociale que connaissent de nombreux Français, mais contribuent dans le même temps à bloquer toutes les tentatives d’atténuer le carcan néolibéral qui pèse aujourd’hui sur l’Europe.
Quand bien même ils ne cessent de dénoncer l’évasion fiscale des multinationales – du moins quand elles sont états-uniennes –, ils ont refusé de voter en faveur d’une résolution du Parlement, adoptée en décembre 2015, sur la lutte contre l’évasion fiscale en améliorant «la transparence, la coordination et la convergence des politiques en matière d’impôts sur les sociétés au sein de l’Union». Explication de ce refus? Cela risquait d’encourager une évolution vers une «union fiscale».
Socle européen des droits sociaux: le FN vote contre
En janvier dernier, ils ont tous voté contre la proposition de créer un «socle européen des droits sociaux». Ce socle est destiné à compléter l’architecture européenne et à lutter contre le dumping social en formalisant un seuil minimal de droits sociaux en deçà desquels les États membres ne devraient pas descendre. Les parlementaires frontistes considèrent qu’il s’agit d’une atteinte inacceptable à la souveraineté nationale.
De manière similaire, ils ont voté en septembre 2016 contre une résolution du Parlement européen sur la lutte contre le dumping social en Europe, au motif que la seule et unique solution à ce problème était selon eux de supprimer la directive sur les travailleurs détachés. Ils refusent donc de s’associer de quelque manière que ce soit aux efforts mis en œuvre par le Parlement européen pour l’améliorer. Il est vrai que de nombreuses voix à gauche sont sceptiques sur ces efforts, mais c’est surtout en raison de l’opposition des pays d’Europe de l’Est, et non par refus de principe d’une action à l’échelle européenne.
Toujours selon la même logique, les eurodéputés FN «ont voté contre la proposition d’un registre commercial transparent et accessible de toutes les entreprises de l’Union ; contre, encore, la création d’une agence européenne du transport routier, chargée de faire appliquer correctement la législation de l’Union et de promouvoir la coopération entre tous les États membres sur ces questions», rappelle encore Pervenche Bérès. Pour le FN, visiblement, mieux vaut pas de solution qu’un début de solution européenne. (Article publié le 20 avril 2017 par BastaMag).
PS. Cet article a été amendé le vendredi 21 avril pour donner les références des absences de Marine Le Pen en commission Commerce international, et préciser qu’elle a bien fait le déplacement pour voter en plénière contre le Ceta.
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