France. Le FN: les mots biaisés coulent… jusque dans le Doubs

Sophie Montel, candidate du FN dans le Doubs, et Marine Le Pen
Sophie Montel, candidate du FN dans le Doubs, et Marine Le Pen

Par Rédaction A l’Encontre
et Frédéric Joignot

Il était chauffeur de Pierre Moscovici, élu dans la quatrième circonscription du Doubs. Avant que ce dernier ne devienne, en novembre 2014, Commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires, à la Fiscalité et à l’Union monétaire. Il se nomme Icham Amsimna. A Montbéliard (Doubs), il confesse à la correspondante du Financial Times (FT du 31 janvier – 1er février 2015): «L’unité nationale? On ne va plus entendre parler de cela dans quelques semaines. Les gens retournent [après l’union sacrée suite à la tuerie, le 7 janvier, de dessinateurs Charlie Hebdo et de clients du Hyper Cacher de la Porte de Vincennes] à leur vie quotidienne et ils ouvrent leur boîte à lettres, dans laquelle ils trouvent des factures à payer.» Icham Amsinma, âgé de 39 ans, est maintenant employé à l’usine Peugeot à Sochaux, près de Montbéliard. Une firme qui employait, il y a quelque trois décennies, 45’000 salariés. Aujourd’hui: 10’000, avec un nombre sans cesse croissant d’intérimaires et de CDD (contrat à durée déterminée). PSA a eu besoin d’une injection de capitaux à hauteur de 3 milliards d’euros de la part de l’Etat et du chinois Donfeng pour émerger de la crise.

Aelle dans l'atelier de montage des moteurs, après un CDD, elle a obtenu un CDI chez Peugeot (© Raphaël Helle / Signatures)
Axelle dans l’atelier de montage des moteurs, après un CDD, elle a obtenu un CDI chez Peugeot (© Raphaël Helle / Signatures)

Un ouvrier fils d’un immigré turc, Hakan Kilitche, est à la tête d’une équipe de 25 salarié·e·s qui travaillent sur une ligne de montage. Il confie «qu’il sent de la frustration parmi ses collègues, ce qui nourrit la montée du Front national», même s’il ne votera pas, lui, pour le FN. Cette circonscription compte 22% d’ouvriers, selon la statistique officielle; donc plus que la moyenne nationale.

La candidate du FN, Sophie Montel, après le 7 janvier, a de suite distribué des tracts, avec des représentations de djihadistes et insistant sur le «péril islamiste». Par la suite, suivant les indications de la direction du FN, elle a mis l’accent sur des déclarations anti-Union européenne, anti-mondialisation, tout en maintenant le slogan contre «l’immigration de masse».  Elle déclare à la journaliste du FT: «Nous sommes dans une circonscription qui a beaucoup souffert des effets négatifs de la désindustrialisation. Cette circonscription a perdu de nombreux emplois et les gens me disent qu’ils ont essayé la droite et la gauche, et que cela n’a pas fonctionné.»

Le candidat de l’UMP (Union pour un rassemblement populaire de N. Sarkozy), Charles Demouge, tient à peu près le même langage, tout en insistant sur les «attaques terroristes, le chômage, les impôts qui augmentent». Il souligne: «Nous ne voulons pas voter pour le Parti socialiste.»

Or, les premiers résultats sortis des urnes ce 1er février indiquent que, dans un contexte de taux de participation bas (34,45% sur 67’000 inscrits), le FN arrive en tête (avec quelque 35,5%), suivi du candidat socialiste Frédéric Barbier (27,91%). L’UMP de Sarkozy (C. Demouge: 24,30%) devra donc prendre position pour le second tour. Un test dans le débat interne à la formation de droite. Sur la gauche du PS, se présentaient 4 listes: l’EELV (Europe-écologie Les Verts), Lutte ouvrière, le Front de Gauche et Les Communistes.

L’avance de la candidate du FN – dans le climat «d’unité nationale» sacré le 11 janvier – s’ourle dans les sondages qui donnent Marine Le Pen en première position lors du premier tour des élections présidentielles de 2017; et perdante au deuxième tour. Des sondages qui ne sont que des photographies des intentions de votes à un moment donné. Alexandre Dézé, politologue, auteur du Front national à la conquête du pouvoir (Armand Colin 2012), met à juste titre l’accent sur les effets de la multiplicité de ces sondages qui ne tiennent compte ni de la temporalité, ni de l’éloignement de l’échéance électorale, ni des sondages faits par Internet. Il signale que leur recrudescence «crée un effet de véridiction (installation d’une vérité particulière plutôt qu’objective) et une croyance empirique s’installe. La montée de Marine Le Pen apparaît inéluctable, on construit peu à peu le fil de sa prise du pouvoir. Cela s’accentue particulièrement depuis qu’elle a pris la tête du FN; on est en pleine fantasmagorie.» (Le Monde, 1er et 2 février 2015)

Les «affaires» – la dernière: les chefs d’accusation contre Frédéric Chatillon, le patron d’une société de communication (Riwal) devant assurer pour «régler» les frais de campagnes électorales du FN et abonder le micro-parti Jeanne de Marine Le Pen – peuvent certes peser sur le FN «rénové». Néanmoins, une éventuelle candidature de Marine Le Pen dans la région Picardie-Nord-Pas-de-Calais, couronnée de succès, serait un tremplin pour une affirmation encore plus acérée contre «le système UMPS». Face à la «fantasmagorie» mentionnée plus haut, le décryptage du vocabulaire «dédiabolisé» de la présidente du FN est fort utile. Ce travail a été accompli Par Cécile Alduy et Stéphane Wahnich dans l’ouvrage intitulé: Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours Frontiste (Le Seuil 2015). (Rédaction A l’Encontre)

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Décryptage du nouveau discours frontiste

Propos recueillis par Frédérice Joignot

imageCécile Alduy, professeure de français à l’université Stanford (Californie), et Stéphane Wahnich, professeur de communication politique à Paris-Est-Créteil, se sont livrés à une analyse lexicale, littéraire et statistique de 500 discours, textes et déclarations de Marine Le Pen. Ce travail pionnier permet de mieux comprendre comment la présidente du Front national (FN) réussit, par différents glissements sémantiques, à donner un sens biaisé ou détourné à des concepts démocratiques et républicains. Nous avons demandé à Cécile Alduy de décrypter cinq notions emblématiques utilisées par Marine Le Pen.

Une laïcité « sacrée »

La laïcité est aux antipodes de l’idéologie du FN historique. Jean-Marie Le Pen a pour compagnons de route des catholiques intégristes. Il manifeste pour l’école libre en 1984 contre les «laïcards», invoque Dieu dans ses discours et cite Benoît XVI. Entre 1990 et 2005, il aborde la question une dizaine de fois, soit dans 2% de ses interventions.

Marine Le Pen s’est lancée dans une véritable croisade pour la laïcité, ce «principe français sacré» (Nanterre, le 16 janvier). Entre 2011 et 2013, elle en parle plus de trente fois, soit dans 25 % de ses allocutions. Si elle dit vouloir «l’application de la loi [de 1905], toute la loi, rien que la loi», elle défend une conception maximaliste et discriminante de la laïcité. La neutralité religieuse devrait s’appliquer à tout l’espace public (rues, entreprises, universités) et elle cible la religion musulmane (plus de 150 mentions contre douze pour les juifs et deux pour les catholiques), développant une logique de l’hyperbole anxiogène et de l’amalgame. «La République laïque n’est plus qu’un souvenir évanoui par des années d’immigration massive, de soumission aux revendications des fondamentalistes» (Lyon, le 2 décembre 2014). Une exagération martelée depuis les attentats de Mohamed Merah et contre Charlie Hebdo, toute croisade devant désigner des infidèles: «islamistes», «fondamentalistes musulmans», «racailles radicalisées», et plus largement «ces minorités visibles, communautarisées et organisées, à qui tout est dû et auxquelles on donne tout».

Marine Le Pen a réussi une véritable OPA sémantique sur le concept de laïcité, qu’elle transfigure en une arme politiquement correcte contre les musulmans et les immigrés. C’est un procédé classique de «rétorsion»: emprunter à l’adversaire ses propres mots, les retourner et l’en déposséder. Chez elle, la laïcité ne correspond plus au principe de séparation des Eglises et de l’Etat, garantissant à la fois la liberté religieuse et la neutralité républicaine, mais à un levier contre l’islam et l’immigration.

L’«Etat-nation»

Jean-Marie Le Pen fustigeait l’«Etat moloch à la fois monstrueux, tyrannique et impuissant». Héritier du courant poujadiste, il se réclamait d’un libéralisme économique visant à «rendre marginal l’Etat-providence» et l’«assistanat» comme à vaincre le «fiscalisme» en supprimant l’impôt sur la fortune (ISF), tout en renforçant les fonctions régaliennes et répressives de l’Etat (armée, police, justice, monnaie, politique extérieure).

Opérant un virage à 180 degrés au congrès de Tours (le 16 janvier 2011), Marine Le Pen investit l’Etat d’une mission globale: il sera «fort», «protecteur» et «stratège». Maternel et martial, son discours s’inspire à la fois d’une thématique de gauche – critique de la «mondialisation», régulation voire «planification» économique, allant jusqu’à envisager des «renationalisations» – et d’un vocabulaire sécuritaire et moral de la droite dure. En même temps, l’Etat devient l’incarnation quasi mystique dela «nation» ou de la «patrie»: ils sont désormais «indissociables» (Bordeaux, 1er décembre 2012). L’Etat doit être l’instrument de l’unification de la France, le dépositaire de son histoire, l’agent de son redressement économique.

Les termes du virage étatique de Marine Le Pen ne contredisent pas le libéral-nationalisme de son père: ils le modernisent en étendant au domaine économique et social les prérogatives de l’Etat sécuritaire et discriminatoire du FN d’hier. Le «protectionnisme social» qu’elle met en avant dans ses apparitions télévisées n’est que l’autre nom de la «préférence nationale» paternelle utilisée auprès des militants. C’est donc au sens propre qu’il faut prendre «Etat-nation»: un Etat «national» qui n’œuvre que pour les nationaux, citoyens nés français de préférence de Français, exerçant son autorité sur les cibles traditionnelles de l’extrême droite: «immigrés», «communautés», «étrangers».

«Mon peuple»

Le national-populisme de Jean-Marie Le Pen s’exprime à travers le double mythe d’un «peuple» miraculeusement uni et «sain» mais «trahi» par les «élites», et du chef qui l’incarne et le «guide». D’où le slogan de la présidentielle de 1988: «Le Pen, le Peuple». C’est un populisme ethnicisé qui exalte un «sang gaulois» immémorial et dénonce la disparition du peuple français sous la pression d’une immigration «de peuplement».

Marine Le Pen devant l'usine PSA pour soutenir Sophie Montel (© Raphaël Helle / Signatures)
Marine Le Pen devant l’usine PSA pour soutenir Sophie Montel
(© Raphaël Helle / Signatures)

Marine Le Pen reprend cette mythologie mais insiste sur la dimension politique d’une souveraineté populaire confisquée par l’«UMPS» et la «caste européenne». Elle veut donc «rendre le pouvoir aux Français». Pour cela, elle milite pour une démocratie directe référendaire censée donner «la parole au peuple». Mais elle n’abandonne pas l’idée national-populiste du «guide». Son slogan de 2012, «La voix du Peuple, l’esprit de la France», la présente comme l’incarnation du souffle collectif. Elle ne serait ni de droite ni de gauche, mais «en plein milieu du peuple français, à le défendre». Dans ses discours, elle parle de «mon» peuple et affirme «Je suis la France» sur TF1 (15 septembre 2012).

Marine Le Pen parle du peuple soit comme demos, source de la souveraineté démocratique, soit au sens des «catégories populaires», soit comme ethnos, groupe défini par l’ascendance, c’est-à-dire «les Français de souche» (France 2, en février 2013). Elle louvoie entre ces définitions, entretient en permanence la confusion, dissimulant sous un vernis démocratique ou social les fondements ethnoculturels du «peuple» mariniste. C’est ainsi qu’elle peut appeler à «rassembler la communauté nationale (…) des gens qui auront des origines différentes, des religions différentes» puis, quelques minutes plus tard, donner une définition exclusive de l’appartenance à la «nation» : «La maison du peuple français, c’est la France, et il a le droit, chez lui, de décider qui vient et qui reste» (France 5, le 7 octobre 2012).

L’«immigration massive»

Depuis 1978 et le slogan «Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop», Jean-Marie Le Pen a fait de la dénonciation de l’immigration sa marque de fabrique, pratiquant l’exagération («immigration massive et incontrôlée»), l’amalgame (immigration = chômage = délinquance = terrorisme) et l’antithèse («eux» versus «nous», «étrangers» versus «Français»), et dénonçant une «submersion démographique».

Si Marine Le Pen évoque un peu moins que son père l’immigration (c’est le 17e substantif le plus utilisé chez elle, le 13e chez lui), elle en dit exactement la même chose. Elle parle de «déferlantes», de «pompes aspirantes», d’un pays ouvert «à tout vent», et en fait la cause des principaux maux français. Là où elle innove, c’est en amplifiant sa dimension politico-religieuse et en plaçant la question sur le terrain macroéconomique, à gérer en termes d’offre et de demande: elle parle de «politique migratoire» et d’«étrangers», termes qui excluent les travailleurs immigrés de la communauté nationale.

Sur l’immigration, Marine Le Pen offre un discours à géométrie variable: elle insiste sur la menace identitaire et islamiste lorsqu’elle s’adresse à sa base militante, mais parle des atteintes à la laïcité dans les médias. Ce double discours, une de ses spécialités, lui permet de conquérir de nouveaux publics. D’autant plus facilement qu’on assiste à une droitisation du débat politique depuis la présidence Sarkozy.

«Liberté, égalité»

L’idéologie du Front national historique est foncièrement anti-égalitaire: «contre-révolutionnaire» par ses racines maurrassiennes, fondée sur le respect des «hiérarchies naturelles» entre les groupes sociaux et les races, elle s’oppose à l’«égalitarisme social» (la redistribution des richesses) et à la «discrimination positive» en faveur des personnes d’origine étrangère. Jean-Marie Le Pen préfère le trio «liberté, sécurité, équité» à la triade républicaine «liberté, égalité, fraternité».

Marine Le Pen a banni toute allusion raciale et se revendique républicaine, à sa manière. Si elle déclare, le 1er mai 2013: «Nous croyons à l’égalité des citoyens français quelles que soient leurs origines ou leurs croyances», elle ajoute aussitôt: «C’est pourquoi nous ne supportons pas lorsque certains, venus sur notre territoire, sont plus égaux que d’autres.» C’est donc – comble de la rétorsion de sens – au nom de l’égalité qu’elle justifie la «préférence nationale», mesure discriminatoire s’il en est.

La présidente du Front national reprend le vocabulaire égalitariste pour mieux en saper les fondements, puisqu’elle réserve cette rhétorique de justice sociale aux Français seuls et non à tous ceux qui travaillent en France, entend restreindre le droit du sol, s’oppose à la parité, au mariage homosexuel ou à la lutte contre les discriminations à l’emploi.

Le mot «égalité», peu utilisé (36 fois entre 2011 et 2013), vaut donc chez Marine Le Pen pour son aura démocratique plus que pour son contenu réel. Elle surinvestit par ailleurs le mot «liberté» (286 fois), mais c’est la plupart du temps pour exalter la souveraineté des peuples et de la France face à l’Europe, rarement pour défendre ou élargir les libertés individuelles. Quant au mot «fraternité», elle l’utilise très peu.

«Je vais changer la Constitution», annonce régulièrement Marine Le Pen. Douze révisions constitutionnelles sont annoncées dans le programme du parti ou au gré des discours, parmi lesquelles la suppression du Sénat, l’abrogation du pouvoir constituant de l’Assemblée, l’abrogation des lois Pleven et Gayssot sur la discrimination et les propos racistes, la limitation du contrôle du Conseil constitutionnel, la renégociation de la Convention européenne des droits de l’homme, l’inscription du principe de la «préférence nationale» dans le préambule de la Constitution, la modification du scrutin électoral. Question: le républicanisme de Marine Le Pen a-t-il encore à voir avec la Ve République? (Publié dans Le Monde, 31 janvier 2015, p. 7)

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