France. «Il est décédé, le mec… Là c’est grave»

En hommage à Rémi Fraisse
En hommage à Rémi Fraisse

Dossier par Mathieu Suc, Olivier Daye et Michel Deléan

«Lycéens et étudiants se sont rassemblés jeudi 13 novembre dans la matinée à Paris, en mémoire de Rémi Fraisse, le jeune militant écologiste tué par une grenade offensive près du chantier du barrage de Sivens le 26 octobre. Une manifestation était également prévue à Rennes.

Paris, le 13 novembre, les étudiants face à la police
Paris, le 13 novembre, les étudiants face à la police

Pour la première fois depuis le début de la mobilisation lycéenne, jeudi 6 novembre, le principal syndicat étudiant, l’UNEF (Union nationale des étudiant de France), a appelé à s’y joindre. Il invoque les révélations du Monde, «qui confirment la responsabilité des pouvoirs publics et l’opacité qu’ils ont entretenue autour de ce drame». Entre huit et dix lycées parisiens étaient bloqués dans la matinée selon la police, contre une trentaine jeudi 6 novembre et une vingtaine vendredi 7. Côté lycéens, la FIDL (Fédération indépendante et démocratique des lycéens) et l’UNL ont aussi appelé à défiler, tout comme le Mili, à l’origine de la mobilisation.» (AFP, 13 novembre 2014). Cela se produit suite aux révélations de Mediapart et du Monde sur l’attitude de la police et sur le silence du gouvernement «socialiste» durant 48 heures.

Voir le dossier ci-dessous. (Rédaction A l’Encontre)

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Alors que Rémi Fraisse devait être enterré, conformément aux volontés de sa famille, dans la plus stricte intimité, mercredi 12 novembre, l’enquête sur la mort de ce jeune homme de 21 ans, tué par une grenade offensive lancée par un gendarme lors des affrontements entre des opposants au projet de barrage de Sivens (Tarn) et des militaires, dans la nuit du 25 au 26 octobre, s’avère de plus en plus embarrassante pour les autorités [françaises].

Selon les informations du Monde, les gendarmes ont tout de suite eu conscience de la gravité de la situation dans laquelle ils se trouvaient. C’est ce que révèle un procès-verbal daté du 29 octobre auquel nous avons eu accès; deux militaires de la section de recherches (SR) de Toulouse y ont retranscrit les propos entendus sur les films réalisés par les gendarmes mobiles. Chaque escadron est en effet doté d’une «cellule image ordre public» (CIOP). Durant une opération de maintien de l’ordre, un gendarme est chargé de filmer à l’aide d’une caméra tandis qu’un second, muni d’un bouclier, assure la protection du cadreur.

Au début de leur PV (procès-verbal), les deux enquêteurs de la SR indiquent: «Notre mission a pour objet de mettre en évidence l’ambiance et l’activité des manifestants et des forces de l’ordre sur le site de la forêt de Sivens.» Ce PV figure dans le dossier d’instruction des juges toulousaines Elodie Billot et Anissa Oumohand, chargées de l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse.

«C’est bon, il va se relever!»

Entre 1h40 et 1h50 du matin, une grenade offensive – dont l’usage a été suspendu depuis le drame par le ministère de l’intérieur [le «socialiste» Cazeneuve] – est lancée en l’air en direction d’un groupe, dont fait partie Rémi Fraisse, de quatre à cinq jeunes qui jettent des pierres et des mottes de terre. Equipés de jumelles à vision nocturne, des gendarmes voient tomber le jeune homme après l’explosion.

A 1h53, un militaire ordonne: «Stop pour les F4! Il est là-bas, le mec. OK, pour l’instant, on le laisse.» Les F4 désignent les grenades lacrymogènes instantanées (GLI), dont l’usage a également été suspendu depuis par la Place Beauvau [ministère de l’Intérieur]. Au milieu des cris, un autre gendarme tente de se rassurer: «C’est bon, il va se relever! Il va se relever, c’est bon!» Rémi Fraisse ne se relève pas. Sept minutes passent. A deux heures, «On y va!», un peloton fait une sortie pour récupérer le blessé.

Sur le PV, les enquêteurs de la SR de Toulouse relèvent alors que le chef de l’unité demande à un de ses hommes «de soutenir ceux qui sont allés chercher le manifestant», sans préciser en quoi cela consiste. Les militaires ramènent le corps inerte de Rémi Fraisse. «Il respire ou quoi?», s’inquiète le supérieur. L’infirmier de l’escadron tente alors les gestes de premiers secours. A 2h03, un gendarme s’écrie: «Il est décédé, le mec… Là, c’est vachement grave… Faut pas qu’ils le sachent…»

Cette dernière phrase – le «ils» – prononcée dans le feu de l’action, faisait référence aux manifestants, selon la thèse avancée par le service de communication de la gendarmerie, contacté mardi soir. «Il fallait éviter que ceux qui agressaient les gendarmes ne redoublent d’ardeur en apprenant la mort de Rémi Fraisse.» En aucun cas, affirme-t-on, il ne s’agirait d’une volonté d’étouffer l’affaire, la gendarmerie avançant pour preuve que le parquet a été avisé dans les minutes suivantes et une enquête judiciaire diligentée dans l’heure.

«L’histoire se répète»

Par ailleurs, les autorités n’en finissent pas de rappeler les violences, exceptionnelles selon eux, auxquelles les forces de l’ordre ont été confrontées à Sivens. Selon le récit, fait dans le cadre de l’enquête de flagrance par le commandant du groupement de gendarmes mobiles de Limoges, «les heurts sont de plus en plus violents avec des opposants, cagoulés, armés de boucliers, qui manœuvrent pour tester le dispositif en plusieurs endroits. Vers 1 heure, la pression des jeunes est de plus en plus importante, poursuit ce gradé. Ils sont à environ 20 mètres de la zone et commencent à caillasser les forces de l’ordre (…). Les jets de pierres deviennent de plus en plus virulents, nous recevons des fusées de détresse et des cocktails Molotov.»

Les retranscriptions des conversations des gendarmes au moment du décès de Rémi Fraisse jettent une nouvelle ombre dans un dossier où les autorités ont – au minimum – failli dans leur communication. Pour rappel, le dimanche 26 octobre, un communiqué très sec de la préfecture du Tarn annonce que «le corps d’un homme a été découvert par les gendarmes», donnant l’impression que la découverte a été faite lors d’une patrouille et laissant planer le doute sur les causes du décès, pas directement rattaché aux échauffourées.

Contactée par Le Monde le 28 octobre, la préfecture du Tarn explique alors avoir établi son communiqué en fonction des éléments fournis par les gendarmes sur le terrain: «D’après le récit qu’ils nous en ont fait, lors d’un moment d’accalmie entre des affrontements qu’ils qualifiaient de sporadiques, ils avaient passé le terrain en revue avec leurs lumières et trouvé un corps.» Par ailleurs, des gendarmes laissent fuiter auprès de médias que Rémi Fraisse pourrait avoir transporté des explosifs.

«Il nous avait demandé une extrême fermeté»

Autre élément troublant: les déclarations de Thierry Gentilhomme, le préfet du Tarn, dans le quotidien régional La Dépêche du Midi, dimanche 9 novembre: «Je n’ai donné aucune consigne de sévérité aux forces de l’ordre.» Pourtant, interrogé sur PV dès 4h30 du matin le 26 octobre, soit moins de trois heures après le drame, le commandant du groupement de gendarmes mobiles de Limoges justifie ainsi la manière d’opérer de ses troupes au cours de la nuit: «Je tiens à préciser que le préfet du Tarn (…) nous avait demandé de faire preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis des opposants par rapport à toute forme de violences envers les forces de l’ordre.» Contactée, la préfecture du Tarn n’a pas souhaité faire de commentaire.

Même position du côté de Me Arié Alimi, l’avocat de la famille de la victime. Ce dernier dresse toutefois un parallèle entre l’affaire et celle de Vital Michalon, ce jeune professeur de 31 ans qui a trouvé la mort en 1977 lors d’une manifestation contre la centrale nucléaire Superphénix, en Isère. «Lui aussi a été tué par une grenade offensive lancée par les gendarmes. A l’époque, déjà, on avait semé une fausse piste en déclarant qu’il était mort d’une crise cardiaque. A l’époque, déjà, on avait réclamé l’interdiction de ces grenades offensives lors des manifestations. L’histoire se répète mot pour mot.»

Le directeur général de la gendarmerie nationale, Denis Favier, et le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, ayant toujours affirmé avoir été informés en temps réel par les gendarmes sur le terrain, leur silence sur l’affaire pendant plus de 48 heures n’en apparaît que plus problématique à la lueur de ces nouvelles révélations. (12 novembre 2014, Le Monde, Mathieu Suc, Olivier Daye)

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«Un chef d’entreprise porte plainte

Le responsable d’une entreprise de déboisement intervenue sur le projet de barrage de Sivens (Tarn) a porté plainte pour menaces et intrusion sur sa propriété privée, selon une source proche de l’enquête. Cinq ou six personnes encagoulées se sont introduites dans le jardin de son domicile, dans la soirée du vendredi 7 novembre. Ces individus ont poussé des cris et fait mine de partir à l’assaut du domicile. Les forces de l’ordre sont rapidement intervenues sur les lieux, faisant fuir les protagonistes. Aucun individu n’a été interpellé. L’entrepreneur a déjà été menacé par le passé du fait de l’implication de sa société sur le chantier du barrage.»

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Le récit des gendarmes place l’Intérieur dos au mur

Malgré les mensonges par omission et les atermoiements des représentants de l’Etat pendant 48 longues heures, les circonstances et les causes du décès de Rémi Fraisse, tué par une grenade offensive de la gendarmerie dans la forêt de Sivens, dans la nuit du 25 au 26 octobre, ont été presque immédiatement connues. C’est ce qui ressort de la lecture de documents issus de l’enquête, inédits à ce jour, dont Mediapart a pu prendre connaissance.

La Zone du Testet le 25-26 octobre 2014, où Rémi Fraisse a été tué
La Zone du Testet le 25-26 octobre 2014, où Rémi Fraisse a été tué

Ainsi, sur le journal de bord du Groupement tactique gendarmerie (GTG), d’abord transmis à la chaîne hiérarchique puis remis aux enquêteurs de la section des recherches de Toulouse, les gendarmes mobiles ont indiqué, pour cette nuit-là, à 01 h 45 précise, et sans équivoque, la mention suivante: «Un opposant blessé par OF», c’est-à-dire une grenade offensive, arme dont seuls les militaires sont dotés, et que seuls leurs gradés peuvent utiliser (le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a suspendu l’usage de ces grenades quatre jours après la mort de Rémi Fraisse).

Moins de quinze minutes plus tard, à 01h59, le journal du GTG indique ceci: «Opposant blessé serait décédé. Hémorragie externe au niveau du cou.»

Par ailleurs, le compte-rendu d’intervention, rédigé le 27 octobre par le lieutenant-colonel L., qui dirigeait le GTG, indique ceci: «A 01h45, un petit groupe, constitué de 5 personnes, s’approche de la zone vie par l’est. Des jets de projectiles sont effectués envers les FO (NDLR: les forces de l’ordre). Après avertissements, un gradé du peloton C procède au jet d’une grenade OF, un manifestant tombe. Le GTG, présent à l’autre extrémité du dispositif, décide de l’envoi d’un PI (NDLR: peloton d’intervention) pour récupérer l’individu blessé. Après extraction, le décès est constaté par un personnel infirmier de l’EGM 28/2 La Réole (NDLR: l’escadron de gendarmes mobiles 28/2 venu de La Réole, en Gironde). A 02h17, arrivée des pompiers, récupération du corps.»

Signe que la situation intéressait au plus haut point les autorités, il est également fait état, plus tôt, vers 17h30, dès les premiers incidents du 25 octobre, d’un entretien téléphonique du GGD 81 (NDLR: Groupement de gendarmerie du Tarn) avec le DGGN (NDLR: directeur général de la gendarmerie nationale) donnant l’ordre de «procéder à des interpellations».

Le lieutenant-colonel qui commandait le dispositif ce soir-là, entendu comme témoin, déclare par ailleurs ceci: «Je tiens à préciser que le préfet du Tarn, par l’intermédiaire du commandant de groupement, nous avait demandé de faire preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis des opposants par rapport à toutes formes de violences envers les forces de l’ordre.»

Par ailleurs, selon la retranscription d’un enregistrement vidéo remis aux enquêteurs, et également cité dans Le Monde, on entend un gendarme mobile dire, au plus fort des incidents violents, au moment où Rémi Fraisse est mortellement touché, à 02h03 précises: «Il est décédé le mec. Là c’est vachement grave. Faut pas qu’ils le sachent.»

Selon le décompte officiel, le nombre d’engins tirés par les militaires, cette nuit-là, est impressionnant: plus de 700 grenades en tout genre. A savoir 312 grenades lacrymogènes MP7, 261 grenades lacrymogènes CM6, 78 grenades explosives assourdissantes F4, 10 grenades lacrymogènes instantanées GLI, 42 grenades offensives OF, ainsi que 74 balles en caoutchouc LBD 40 mm. Les grenades offensives OF, les plus dangereuses, sont lancées à la main, à 10 ou 15 mètres maximum.

Pour cette soirée-là, on comptera officiellement six blessés chez les CRS (postés sur la zone jusqu’à 21 heures pour certains, et minuit pour d’autres), dont une ITT de 30 jours pour une blessure à la main, mais aucun chez les gendarmes mobiles, suréquipés et surentraînés, malgré la violence des assauts subis et le nombre de projectiles reçus entre minuit et trois heures du matin. Les manifestants les plus remuants seraient alors 100 à 150 environ, et harcèlent les gendarmes mobiles à tour de rôle, par petits groupes.

«Ils ont vu quelqu’un tomber suite à l’explosion»

Comme le révélait Mediapart, dès le jeudi 6 novembre, les témoignages des gendarmes mobiles sont convergents.

Le lanceur: le maréchal des logis chef J., appelé «chef» J., est entendu à chaud, dès le dimanche 26 à 4 heures du matin.

«C’était la première fois, dans ma carrière de mobile que je voyais des manifestants aussi déterminés, violents et agressifs tant dans les mots que les actes. Ils nous jetaient toutes sortes de projectiles, pierres, cocktails Molotov, mortiers, fusées diverses et variées», raconte le gradé aux enquêteurs.

Des incidents violents ont déjà eu lieu la nuit précédente dans la forêt de Sivens, un gendarme mobile a été blessé et des grenades mobiles tirées. «Lors de nos instructions, il nous est rappelé que les grenades de quelque nature qu’elles soient ne doivent pas être jetées sur les manifestants du fait de leur dangerosité. Ils étaient tellement mobiles que dès fois ils se retrouvaient à l’endroit de chutes de nos grenades», tient à préciser le chef J.

La nuit du 25 au 26, le chef J. est à la tête d’un groupe de huit militaires positionné dans la «zone de vie», un espace protégé par un grillage et un fossé, où se trouvaient encore la veille des engins de chantier et un préfabriqué. Avec trois autres groupes, qui ont relevé les CRS à minuit, ils doivent «tenir» le site.

«Comme pour la veille, il fait nuit noire. Il y a effectivement des petits feux de part et d’autre mais pas suffisamment pour voir l’ensemble des manifestants. Nous utilisons nos projecteurs des véhicules. Pour ma part, j’utilise les intensificateurs de lumière. J’arrive à estimer que les manifestants sont entre 80 et 100. D’autres, par contre, progressent en approche de nos positions en empruntant et en logeant la RD 132.»

 Petit à petit, la situation se dégrade. Ils jettent des projectiles sur les militaires situés au niveau de portail d’accès. Ces projectiles sont du même genre que ceux que j’ai décrits précédemment. Ils provoquent. Ils harcèlent. Nous avons le sentiment qu’ils cherchent une réponse de notre part.»

«Dans un premier temps, les directives de notre hiérarchie sont claires à savoir qu’on maintient notre position sans réplique de notre part. L’agression des manifestants devient plus intense et violente toujours par le biais de leurs moyens. Ils se rapprochent de nos positions. Ils sont de plus en plus nombreux. Les directives de notre commandement varient. Il est fait état d’usage de lacrymogènes.»

«Les sommations sont faites pour les inviter à quitter la zone. Le conducteur effectue les sommations à l’aide du haut-parleur de nos véhicules de dotation. Ces sommations sont claires et audibles. Malgré nos injonctions, la situation perdure. Ils sont toujours violents et prêts à aller à l’affrontement. Les sommations sont, une nouvelle fois, réitérées. Cette fois, des grenades lacrymogènes sont projetées en direction des manifestants. Elles sont lancées à l’aide de “Cougar” [des lanceurs de grenades de 56 mm]. La situation dégénère. Ils sont de plus en plus nombreux et viennent au contact. Maintenant en plus de la position devant le portail, ils occupent clairement le RD 132 et se déploient par petits groupes devant ma position.»

«Malgré ces sommations, la pression des manifestants s’accentue. A ce moment-là, nous n’avons pas été agressés, les opposants se focalisaient sur la porte d’entrée. Plusieurs manifestants passaient devant notre position sans nous voir. Conformément aux ordres nous effectuons des tirs isolés de LBD (lanceur de balle de défense – ndlr) sur les individus les plus virulents. A un moment donné, un individu est touché, au lieu de reculer, il a appelé ces compagnons. J’ai constaté qu’un groupe de 5 à 6 personnes déterminées venait vers nous. Il était suivi de quelques mètres par un groupe plus nombreux. Ils étaient violents agressifs et motivés. J’ai vu cela alors que je regardais avec des “IL” (NDLR: jumelles à intensificateur de lumière)

«Ils nous projetaient des pierres», poursuit le chef J. «Là, une demande de renfort est faite par mon commandant de peloton. Au vu de la situation qui à mes yeux était critique, je prends la décision de jeter une grenade offensive. Avant de la jeter, je préviens les manifestants de mon intention. Devant moi il y a un grillage et je suis obligé de la jeter par-dessus celui-ci. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je prends soin d’éviter de l’envoyer sur les manifestants eux-mêmes mais à proximité de ces derniers. Donc, je la dégoupille, il fait noir mais je connais leur position puisque je l’ai vue grâce à l’observation à l’aide des “IL”. Je précise qu’au moment du jet les individus me font face.»

«Je la projette sur ma droite pour les éviter, mais là encore comme je vous l’ai dit, ils bougent beaucoup et je ne sais pas ce qu’ils font au moment où je jette effectivement la grenade. La grenade explose à proximité des personnes qui sont présentes. Personnellement je ne vois pas ce qu’il se passe après le jet de ma grenade. Par contre, deux de mes camarades me disent qu’ils ont vu quelqu’un tomber suite à l’explosion. D’abord je prends les “IL”, et je regarde si les manifestants sont partis. Ils sont partis. Mais par contre je vois une masse au sol. Je demande à un collègue qui se trouve à mes côtés d’éclairer l’endroit où se trouve cette masse. Là, nous distinguons qu’il s’agit d’une personne qui est au sol.»

«Je rends compte verbalement à mon commandant de peloton de l’incident. Nous mettons en place un gros projecteur et là effectivement nous constatons la présence d’un corps. Ce projecteur, nous ne nous en sommes pas servi avant car, à cause de sa puissance, il a peu d’autonomie.»

«Après avoir identifié ce corps, et constatant que tous les manifestants sont éloignés, nous organisons une opération pour aller chercher la personne allongée au sol. C’est le peloton d’intervention qui se charge de cette mission. Il passe par le portail, et longe le fossé qui se trouve devant le grillage jusqu’au corps. Ils sont couverts par le reste de l’escadron qui noie la zone dans un nuage de lacrymogène. La personne est ramenée dans la zone de vie. Je vois la manœuvre. A partir de la, nous reculons nous mettre à l’abri de notre véhicule car les projectiles pleuvent sans arrêt. Une fois le corps de la personne ramené dans la zone de vie, je ne sais pas ce qui se passe. A un moment donné, on me demande de rejoindre mon commandant d’unité. Celui-ci m’explique que je vais être entendu par la BR (NDLR: la brigade de recherches) de Gaillac car la personne que le PI (NDLR: le peloton d’intervention) a secourue est décédée.»

«Entre le moment où j’ai jeté la grenade et le moment de l’annonce par mon commandant d’unité du décès de la personne, il s’est écoulé environ 5 ou 10 minutes. Ce temps, j’étais occupé à défendre notre position. Nous étions harcelés en permanence par les opposants qui continuaient leur agression», conclut le gradé.

«Je m’aperçois immédiatement que c’est grave»

Autre témoignage précieux, celui de l’officier responsable des opérations cette nuit-là. Le lieutenant-colonel L., qui commande le GTC (composé de trois escadrons de gendarmes mobiles et un de CRS), est entendu dimanche 26 à 4 h 30 du matin. Le samedi 25 au matin, à 9 h 30, expose-t-il, une réunion a été organisée à la compagnie de gendarmerie de Gaillac, dirigée par l’adjoint au commandant de groupement du Tarn, le lieutenant-colonel Andréani.

«La mission que je reçois est de tenir la zone vie sur le chantier dans la forêt, Sivens à Lisle-sur-Tarn, ainsi que de tenir et défendre le site où sont stationnés les engins de chantier sur la commune de Rabastens.» Le dispositif prévu par le GTC est validé à la mi-journée par le lieutenant-colonel Rénier, commandant du groupement du Tarn.

Zone déboisée pour la construction du barrage
Zone déboisée pour la construction du barrage

Cette journée du 25 octobre se passe calmement jusqu’à 15h30, où commencent les premiers incidents. L’officier raconte. «Il est à noter que depuis 21 heures des groupes de jeunes s’installent à côté de la zone de vie en allumant des feux et en se resserrant progressivement sur la zone vie. Il y a environ 150 personnes à ce moment-là.? Vers une heure la pression des jeunes est de plus en plus importante, ils sont à environ 20 mètres de la zone et ont commencé à caillasser les forces de l’ordre.?Trois pelotons sont impactés, à savoir Alpha et India au niveau de la grille et Charlie à l’autre extrémité du dispositif face à un grand découvert.»

«Les jets de pierres deviennent de plus en plus virulents, nous recevrons des fusées de détresse et des cocktails Molotov, je fais régulièrement des comptes rendus au CORG (NDLR: le centre d’opérations et de renseignement de la gendarmerie, à l’échelon départemental) par téléphone. Je rends compte également au niveau du commandant de groupement en second, le Lieutenant colonel Andréani, qui me confirme ma mission à savoir tenir le site. Je tiens à préciser que le préfet du Tarn, par l’intermédiaire du commandant de groupement, nous avait demandé de faire preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis des opposants par rapport à toutes formes de violences envers les forces de l’ordre», rappelle le lieutenant-colonel L.

«Après des avertissements répétés plusieurs fois par l’intermédiaire des “publics-address” (NDLR: des haut-parleurs) dont sont dotés les Iris Bus, à l’adresse des manifestants qui n’ont pas pu ne pas les entendre, et qui réagissaient à chaque fois en sifflant et vociférant à notre encontre, et devant l’augmentation des jets de projectiles et le risque couru par les forces de l’ordre dû à la proximité des lanceurs, il est décidé afin de sécuriser la troupe et en application du code de la sécurité intérieure d’employer la force (grenades lacrymogènes à mains) puis l’usage des armes.»

L’officier poursuit son récit. «Dans un premier temps, grenades lacrymogènes à fusils, puis grenades à fusil F4 et grenades à main offensives. La situation est à ce moment-là particulièrement tendue devant les positions des pelotons India et Alpha situés sur la gauche du dispositif puisqu’ils sont harcelés depuis les hauteurs. Dans le glacis qui fait face à la zone vie, des groupes nous harcèlent aussi bien du côté d’India que d’Alpha que du côté de Charlie qui est isolé sur la droite du dispositif.»

«L’usage des armes est régulé à un rythme contrôlé et modéré par le commandant de la troupe (moi-même) et le commandant de l’escadron le capitaine J., qui est un officier expérimenté et très calme. Il est à noter que des tirs de LBD ont eu lieu. Dans le glacis à un moment une personne semble être blessée, la projection du peloton d’intervention permet de ramener cette personne dans nos rangs et de constater qu’elle est seulement choquée suite à un projectile de LBD.»

A propos du décès de Rémi Fraisse, qualifié d’«incident», voici ce que dit l’officier. «Au moment de l’incident qui fait l’objet de la présente procédure, je me trouve à la gauche du dispositif, derrière les pelotons India et Alpha, avec le capitaine commandant l’escadron. La situation est difficile à ce moment-là, car les opposants sont de plus en plus virulents et agressifs. L’usage des armes sous les trois formes déjà mentionnées (Offensives, F4 et Lacrymogènes) sont nombreux (sic)

«Dans ce contexte, je ne peux pas voir tous les usages des armes. J’effectue cependant régulièrement des rappels concernant l’usage qu’il en est fait, afin de le limiter à la stricte nécessité.»

«A un moment, l’information me remonte qu’un individu serait étendu sur la droite de notre dispositif. En observant bien la zone, nous avons un doute, nous ne savons pas s’il s’agit d’une personne ou de matériels abandonnés. Après confirmation qu’il s’agit bien d’une personne qui est étendue et semble inanimée, je donne l’ordre très rapidement à l’escadron de La Réole de procéder à la récupération de la personne afin de la mettre en sécurité et éventuellement de procéder aux soins dont elle aurait besoin.»

«Je tiens à préciser que la récupération de la personne constitue une opération difficile étant donné le degré de violences des opposants à ce moment-là. Le peloton d’intervention est donc projeté et ramène la personne derrière nos lignes. Je m’aperçois immédiatement que c’est grave car la personne semble inconsciente et ne réagit pas. Elle est étendue à l’arrière d’un Iris Bus, celui Alpha 2 il me semble, je demande à l’escadron s’il a un secouriste dans ses rangs. On me répond par l’affirmative et le secouriste arrive immédiatement. Simultanément, j’appelle le CORG pour demander l’intervention des secours», poursuit le lieutenant-colonel.

«Alors que j’attends d’être mis en relation avec le Samu, l’infirmier me rend compte que la personne semble décédée. Après avoir eu le médecin du Samu au téléphone, je décide de lui passer l’infirmier, ceux-ci échangent pendant une à deux minutes. L’infirmier n’arrivant pas à convaincre le médecin d’envoyer une équipe médicale, je reprends le téléphone. Le correspondant me dit qu’il n’y a plus de médecins disponibles au SAMU suite à leur engagement sur d’autres interventions, et que d’après les échanges avec l’infirmier de l’escadron, la mort ne semble pas faire de doute.»

«Il est finalement décidé d’envoyer les pompiers de Gaillac. Ceux-ci arrivent quelques minutes plus tard. Le corps du décédé étant resté dans l’Iris Bus. J’aperçois du sang qui coule au niveau de son cou. Les opposants ne réagissent pas, n’ayant pas conscience de la gravité de l’affaire. A l’arrivée des pompiers, et de façon discrète, ceux-ci mettent le corps dans un sac de transport afin de le mettre dans le VSAB (NDLR: véhicule de secours aux asphyxiés et blessés) et d’évacuer la zone.»

«Des gendarmes départementaux étaient arrivés sur le site environ 30 min avant cet incident. Ils sont aussitôt informés de ce fait, et recueillent immédiatement les premières informations auprès des militaires les plus proches de la zone de découverte de la personne. Ces militaires ont principalement eu un entretien avec un gradé de l’escadron qui aurait fait usage d’une grenade offensive peu de temps avant la découverte de la personne décédée et dans une zone proche de celle-ci», conclut l’officier.

«J’ai vu la silhouette d’un individu s’écrouler»

Autre témoignage éclairant, celui du major A., qui est entendu par les enquêteurs dimanche 26 à 3 h 55 du matin.

«Ce jour, à minuit, nous avons relevé l’escadron déjà en place. Mission pour moi et mon groupe de renseigner et de maintenir à distance l’adversaire sur le secteur droit de la RD 132. Avec moi, se trouvaient 8 personnels scindés en deux équipes, les mêmes missions confiées à ces deux groupes mais deux secteurs déterminés», commence-t-il.

«La situation a continué de croître et j’ai à nouveau fait les avertissements réglementaires disant que nous allions faire usage de grenades explosives après avoir invité les individus présents à quitter les lieux.»

«J’ai donné l’ordre au chef J. de jeter une grenade de type OF en direction des adversaires», assure le major, alors que le chef J. dit avoir fait ce choix de lui-même. «Je n’ai pas vu le jet et donc la trajectoire prise par la grenade. Je l’ai entendue exploser et me suis retourné de suite. Les manifestants étaient à proximité. Il s’agissait d’un petit groupe de 5 à 6 personnes. Bien que nous étions toujours dans le noir et qu’il y avait des nuages de lacrymogène, on distinguait les silhouettes des individus. Quand j’ai regardé pour voir si les manifestants quittaient les lieux ou du moins, se dispersaient, j’ai vu la silhouette d’un individu s’écrouler à terre. Je ne peux vous dire avec certitude si la personne s’est écroulée au même endroit que l’endroit où a explosé la grenade.»

«Les autres adversaires ont reculé et nous avons éclairé la zone car il me semblait que l’individu que j’avais vu s’écrouler n’avait pas quitté les lieux. Nous avons vu que la personne était toujours au sol. Je précise que nous étions séparés des adversaires par un grillage et que tous les jets de projectiles et de grenade s’effectuaient par-dessus. Je pense qu’il devait faire aux alentours de 180 cm de hauteur. J’ai donc rendu compte à mon commandant d’escadron qui a décidé d’engager un peloton (le peloton d’intervention) pour aller voir quelle était la situation. J’ai poursuivi ma mission avec mes hommes.»

 C’est le commandant d’escadron le capitaine J. qui m’a informé que l’individu avait été extrait de la zone et il rentrait sur notre zone. J’ai su qu’il avait été extrait par le P.I et que lorsqu’ils étaient sur notre zone, ils avaient constaté que l’individu présentait des blessures et des saignements. Le commandant d’escadron m’a appelé afin que le gendarme D., qui est également infirmier, se rende au niveau du véhicule où se trouvait la victime. Le capitaine par la suite m’a informé que la personne était décédée. J’ai appris par la radio que le corps allait être pris en charge par les pompiers. Je précise que toute cette situation est montée crescendo et que les moyens ont été adaptés à la situation.»

Saisis par le parquet d’Albi, les gendarmes de la section des recherches (SR) de Toulouse arrivent environ une heure plus tard (le passage à l’heure d’hiver, cette nuit-là, perturbe un peu la chronologie effectuée par les gendarmes), et reprennent l’enquête commencée par leurs collègues de la BR de Gaillac. Dès dimanche matin, au vu de ces deux témoignages très précis, et d’une dizaine d’autres dont Mediapart a pu prendre connaissance, il ne faisait en tout cas guère de doute qu’une grenade lancée par le militaire avait tué un jeune manifestant. Pourtant, la communication du préfet du Tarn et du procureur d’Albi, comme celle du ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, seront plus floues. sur cette responsabilité des services de l’État.

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«J’avais conscience depuis des semaines du climat d’extrême tension de Sivens. J’étais désireux de faire en sorte que celui-ci ne conduise pas à un drame», a affirmé le ministre. «C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’y avait pas de forces prépositionnées le vendredi soir à Sivens et si elles l’ont été ultérieurement, c’est qu’il y a eu dans la nuit du vendredi au samedi des heurts qui témoignaient de la violence d’un petit groupe qui n’a rien à voir avec les manifestants pacifiques de Sivens», a-t-il ajouté.

(Médiapart, 12 novembre 2014, Michel Deléan)

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