Par Jean-François Juillard
Des plaintes par centaines et des enquêtes par dizaines depuis près de vingt ans. Et pas un procès pénal. Les milliers de victimes de la fibre mortelle? Un crime sans coupable.
Ses dangers mortels sont connus depuis plus d’un siècle. Et son caractère cancérogène a été prouvé au début des années soixante. Pourtant, l’amiante continue de faire des victimes: un millier par an en France, selon les experts les plus réservés; trois fois plus selon l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).
A ce jour, aucun patron ni aucun haut fonctionnaire n’ont jamais comparu devant une juridiction pénale française. Malgré des plaintes pour homicide involontaire déposées, pour certaines d’entre elles, il y a dix-huit ans, et qui constituent l’essentiel du travail du pôle de santé public du tribunal de Paris. Petit aide-mémoire pour une justice amnésique, apathique ou débordée.
Valeo. Fatales plaquettes de frein, enquête
A Condé-sur-Noireau (Calvados), l’amiante a fait vivre des entreprises (Ferrodo, puis Valeo : équipementier automobile), et mourir des centaines de salariés, en près d’un siècle d’existence. Les infractions à la réglementation du travail y étaient fréquentes. Pourtant, durant des décennies, le parquet de Caen (préfecture du département du Calvados) s’est abstenu de toute poursuite.
Par ignorance des dangers? Ils étaient pourtant connus depuis un rapport de l’Inspection du travail locale datant de…1906. La plainte contre Valeo, déposée en 1996, est mal partie. L’instruction menée par la juge Bertella-Geoffroy visait des responsables de l’usine mais aussi des politiques, comme Martine Aubry (du PS), accusée de ne pas avoir fait appliquer la loi lorsqu’elle était directrice des relations du travail (de 1984 à 1987).
Sa mise en examen a été annulée par la Cour de cassation en juin 2014. Egalement dans la ligne de mire, des lobbyistes, industriels et scientifiques réunis au sein du Comité permanent amiante, qui a tout fait pour ralentir l’interdiction de la fibre. Comme le remarque l’avocat Jean-Paul Teissonnière, «le fait d’avoir mis tant de responsables dans le même sac rend la procédure difficilement gérable».
Jussieu. Juges sans fibre procédurière
Ce sont des chercheurs de cette fac parisienne (Jussieu), emmenés par le toxicologue Henri Pézerat (voir sur ce site l’article publié en date du 1er février 2014), qui ont lancé l’alerte en 1974. Bourrés d’amiante, murs et plafonds de l’université rendaient l’atmosphère dangereuse. La plainte a été déposée en 1996, et, depuis, plus de 30 salariés sont morts de maladie professionnelle et environ 200 ont été contaminés.
Le pôle santé du tribunal de Paris traitant l’affaire conjointement à celle de Condé-sur-Noireau, le dossier, passé dans les mains de six juges d’instruction depuis 1996, suit les mêmes méandres.
La mise en examen de divers décideurs ayant récemment été annulée, la Cour de cassation tranchera le 2 février 2015. «Si elle confirme cette annulation, l’amiante, et ses milliers de morts, n’aura été qu’une banale affaire « hygiène et sécurité », commente l’avocat Michel Ledoux.
Eternit. «Fautes inexcusables» et patron excusé
C’était le plus gros producteur d’amiante en France [transnationale suisse appartenant à la famille Schmidheiny] jusqu’à l’interdiction du minéral, en 1997. Créé en 1927, Eternit était le roi d’un matériau très utilisé dans le bâtiment: l’amiante-ciment. Ses cinq usines du Nord, de Saône-et-Loire, d’Ille-et-Vilaine, du Tarn et des Bouches-du-Rhône ont employé jusqu’à 5000 ouvriers. Dans des conditions de sécurité souvent fantaisistes.
Lors d’un procès civil dans le Nord, l’avocate Sylvie Topaloff mentionnait, en mars, le décès de 157 salariés et rappelait que le groupe avait été condamné 761 fois pour «faute inexcusable». Des jugements qui reconnaissent les négligences de l’employeur, mais sans noircir son casier judiciaire. Une plainte pénale déposée en 1996 contre les dirigeants du groupe n’a pas encore abouti…
L’avocate concluait: «Depuis dix-huit ans, jamais un patron n’a été présent sur les bancs du tribunal. Jamais un être de chair n’a (au nom de l’entreprise) répondu de ses actes.»
Amisol. Soixante ans d’abus, dix-huit d’enquête au bain?
Dans cette entreprise de Clermont-Ferrand où, depuis 1909, l’amiante était filé et tressé pour fabriquer des objets résistant au feu, 270 ouvriers (dont 80% de femmes) travaillaient sans la moindre protection dans un brouillard de fibres en suspension. Des dizaines y ont succombé.
Le pédégé d’Amisol étant décédé en cours d’enquête, c’est son fils et successeur qui est visé par les poursuites, bien qu’il n’ait dirigé la boîte que lors des six derniers mois d’existence de l’usine clermontoise, en 1974. Délai durant lequel des salariés ont été empoisonnés. En 2012, il a obtenu un non-lieu [1], mais le jugement devait être réexaminé à la fin de décembre.
D’autres affaires irrespirables
A Aulnay-sous-Bois (dans le 93), les émanations d’une ancienne usine de transformation de l’amiante, fermée en…1975, ont tué plusieurs riverains, sans parler des anciens employés, privés de tout suivi médical. Et 13’000 ex-pensionnaires de l’école toute proche sont activement recherchés …
La tour Montparnasse (à Paris), truffée de tonnes du même minéral, distille des fibres, via les gaines d’aération, depuis sa construction, en 1969. Les chantiers navals de la Bretagne comme du Midi, les entreprises Alstom, Sanofi, Saint-Gobain ont exposé et intoxiqué des centaines d’artisans, de calorifugeurs, d’électriciens, de menuisiers, etc., durant des décennies. Sans qu’aucun responsable ait eu, jusqu’à présent, à en pâtir. (Publié dans Le Canard enchaîné, le 23 décembre 2014)
___
[1] Le Monde du 19 février 2013 conclut ainsi un article consacré à Amisol dont l’intertitre est «Crimes industriels»: «La mémoire des faits s’efface» considère la cour d’appel, suggérant que l’ancienneté des faits empêche la tenue d’un procès équitable. «Comment peut-on dire cela», s’insurge Josette Roudaire, ex-salariée d’Amisol et porte-parole du «Comité amiante prévenir et réparer». «Il y a tellement de malades et de morts», ajoute-t-elle en évoquant la centaine de dossiers d’anciens d’Amisol traitée par l’association. «Ce non-lieu ravive notre colère. Il faut demander des comptes pour les crimes industriels.»
Soyez le premier à commenter