Le Premier ministre (français) Edouard Philippe (gouvernement E. Philippe II) a donné raison hier (mardi 27 juin) au ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot aux dépens de son collègue de l’Agriculture et de l’Alimentation (Stéphane Travert) et confirmé l’interdiction des insecticides tueurs d’abeilles. [Stéphane Travert avait affirmé le lundi 26 janvier: «Non, nous ne revenons pas sur le texte sur les néonicotinoïdes, mais il doit rentrer dans le cadre européen», avant d’ajouter «souhaiter gérer les impasses techniques». C’est-à-dire continuer à utiliser les produits non interdits au niveau européen (1), et pour lesquels il n’existe pas de produit de substitution (2: note explicative sur les néonicotinoïdes). Autrement dit, se rallier à la position du puissant secteur agro-industriel (3).]
Les lobbies sont toujours là?
«Le gouvernement a décidé de ne pas revenir sur les dispositions de la loi sur la biodiversité de 2016… Cet arbitrage a été pris à l’occasion d’une réunion tenue le 21 juin», indiquait mardi Matignon (le gouvernement d’E. Philippe) dans un communiqué, tout en précisant qu’un «travail est en cours avec les autorités européennes». Petite phrase qui inquiète tout de même les défenseurs de l’environnement… comme si la porte n’était pas tout à fait fermée.
Quelques heures plus tôt le ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, avait en effet estimé que la législation française «n’était pas conforme avec le droit européen» déplorant ainsi que la réglementation française n’aille plus loin que ce qui est prévu par la réglementation de l’Union européenne.
Une position qui a tout de suite fait bondir certains représentants de l’écologie politique à l’image d’Emmanuelle Cosse [ancienne secrétaire nationale d’Europe Ecologie Les Verts – EELV, puis ministre du Logement et de l’Habitat durable sous les gouvernements Vals II et Cazeneuve de février 2016 à mai 2017] ou encore de l’ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage [de mai 1995 à juin 1997, sous la présidence de J. Chirac et dans le gouvernement Juppé I et II], soutien d’Emmanuel Macron, qui fait valoir sur Twitter: «Dire que la loi française sur les néonicotinoïdes est contraire au droit communautaire est un mensonge. Nous avons le droit de mieux protéger.»
Delphine Batho [actuelle députée socialiste] a également rappelé que la loi «a été arrachée par la société civile, contre l’avis du gouvernement». «C’est un projet d’ordonnance contre les abeilles, contre la santé». «C’est un coup de force des lobbies comme si Syngenta (helvetico-chinois) et Bayer tenaient la plume. C’est inacceptable», a dénoncé l’ancienne ministre de l’Ecologie [de juin 2012 à juillet 2013 sous le gouvernement Jean-Marc Ayrault II].
La puissance des lobbys agrochimiques
Les lobbys s’infiltrent partout, dans toutes les instances et dans tous les gouvernements. La palette des arguments est vaste, qui va de la pression amicale au dénigrement, des menaces de poursuites à la campagne de communication classique. Comme des courriers envoyés régulièrement aux commissaires européens à l’agriculture et à la recherche.
En 2012 par exemple avaient été révélés les courriers de Syngenta [alors seulement helvétique] tentant de décrédibiliser les méthodes scientifiques employées par l’EFSA [Autorité européenne de sécurité des aliments] pour évaluer les trois néonicotinoïdes les plus couramment utilisés. Et de dépeindre un tableau proche de l’apocalypse si ces pesticides venaient à être interdits: des pertes de 17 milliards d’euros en 5 ans, une chute de 40% de la productivité pour le maïs, le blé d’hiver, des betteraves à sucre ou des tournesols et des banqueroutes en pagaille. Notre ministre de l’Agriculture reste bien poreux à tous ces arguments et semblait très peu connaître le dossier.
Il faut savoir que l’épandage aérien des pesticides est, en théorie, interdit depuis 2009 par le droit européen. Mais, en pratique, il se poursuivait en France grâce à des dérogations accordées par les préfets jusqu’à l’adoption, en 2014, d’un arrêté l’interdisant définitivement.
Les néonicotinoïdes eux doivent être interdits à partir du 1er septembre 2018, une mesure votée dans le cadre de la loi biodiversité en 2016. Le texte prévoit d’autoriser des dérogations jusqu’en 2020. En le votant, la France est allée plus loin que la législation européenne et c’est tout de même deux ans de manque à gagner pour l’industrie agrochimique, avec le risque d’entraîner avec elle d’autres pays.
Cette réglementation menace des intérêts industriels colossaux, où des milliards d’euros sont en jeu. Commercialisés par des géants de l’agrochimie tels que Bayer, BASF ou Syngenta, les néonicotinoïdes représentent aujourd’hui 40% du marché mondial des insecticides agricoles. La vigilance est donc de mise. Nicolas Hulot a su mettre son veto et comme écrivent nos confrères de Sud Ouest ce matin, 27 juin, «Espérons que derrière ces braves abeilles ne se profilent aussi quelques belles couleuvres à avaler!» (27 juin 2017, F.C. 7h12)
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[1] «Début février 2015, une résolution déposée au Sénat par l’écologiste Joël Labbé et à l’Assemblée par le socialiste Germinal Peiro «invitait le gouvernement à agir auprès de l’Union européenne pour interdire l’ensemble des pesticides néonicotinoïdes tant qu’il n’est pas prouvé qu’ils ne présentent pas de risque pour la santé ni pour l’environnement ni pour la biodiversité», comme nous l’a expliqué le sénateur.
Tout semblait bien parti, jusqu’à ce que le gouvernement annonce un avis défavorable: «Le Foll [alors ministre de l’Agriculture] me dit qu’il a sa stratégie au niveau européen, que je veux aller trop vite, trop loin.» Pour Joël Labbé, le problème réside dans «le poids du business, et de la FNSEA [syndicat des gros agriculteurs] qui ne veut pas remettre en question les pratiques agricoles». Article publié dans Reporterre le 4 mai 2015. (Réd. A l’Encontre)
[2] Le 10 mai 2016, dans le quotidien Le Monde, Stéphane Foucart écrivait: «La majorité des pesticides sont destinés à la protection des cultures, donc à la lutte contre les insectes nuisibles, les champignons et moisissures, et les adventices (c’est-à-dire ce que l’on appelle « «mauvaises herbes» dans le langage commun). Il y a donc trois grandes catégories de pesticides: les insecticides, les fongicides et les herbicides comme le célèbre Roundup de Monsanto.
Parmi les insecticides, la famille des néonicotinoïdes est composée de sept molécules: l’imidaclopride, le thiaméthoxame, la clothianidine, le dinotéfurane, l’acétamipride, le nitenpyrame et le thiaclopride. Commercialisées par des géants de l’agrochimie comme Bayer ou Syngenta, elles représentent aujourd’hui environ 40% du marché mondial des insecticides agricoles.
La grande différence entre les néonicotinoïdes et les autres insecticides est leur mode d’utilisation, déployé à grande échelle au milieu des années 1990. La majorité des produits classiques sont en effet utilisés en pulvérisation: ils sont épandus sur les cultures en cas de présence de ravageurs dans les champs. Mais les néonicotinoïdes, eux, sont le plus souvent utilisés en enrobage de semences, de manière préventive (maïs, blé, orge, tournesol, soja, colza, etc.). Ces nouveaux insecticides sont dits «systémiques», car le toxique circule dans tout le système vasculaire de la plante: ce sont non seulement les feuilles, mais aussi le pollen ou le nectar (dans le cas des plantes mellifères) qui contiennent l’insecticide.
L’effet délétère de ces substances, au côté d’autres facteurs, sur les pollinisateurs sauvages fait l’objet d’un consensus scientifique. A la différence des autres générations d’insecticides, les néonicotinoïdes agissent à des doses très faibles sur le système nerveux central des insectes en général et des abeilles en particulier. Lorsqu’elles sont trop faibles pour les tuer directement, ces expositions altèrent leur sens de l’orientation, leur faculté d’apprentissage, leur capacité de reproduction, etc.
Par exemple, des travaux français ont montré que l’exposition d’une abeille à environ un milliardième de gramme d’un néonicotinoïde couramment utilisé réduisait sensiblement sa capacité de retrouver le chemin de sa ruche. Or, si les butineuses ne reviennent pas à la ruche, c’est toute la colonie qui est fragilisée et qui peut s’effondrer. D’autres travaux ont montré que les bourdons étaient plus sensibles encore que les abeilles à ces substances qui, aux niveaux d’exposition rencontrés dans l’environnement, peuvent réduire de près de 80% leur capacité à se reproduire…
Ce n’est pas tout: les insecticides néonicotinoides n’ont aucun pouvoir répulsif sur les abeilles. Au contraire! Une récente étude a ainsi montré que les abeilles butinent préférentiellement les plantes contaminées plutôt que celles qui ne le sont pas ! Loin de repousser les abeilles, les néonicotinoïdes les attirent. Un peu comme l’attrait exercé par certains neurotoxiques sur les humains, comme la nicotine (dont sont dérivés, comme leur nom l’indique, les néonicotinoïdes).
Autre inconvénient de ces produits: seul 10% en moyenne du produit qui enrobe les semences est généralement absorbé par la plante traitée. Près de 90% de la quantité utilisée reste donc dans les sols et y persiste généralement jusqu’à plusieurs années. Les champs traités sont donc durablement contaminés, et certaines de ces molécules, solubles dans l’eau, peuvent être transportées et imprégner l’environnement autour des parcelles traitées. Ainsi, même s’ils étaient interdits demain, les néonicotinoïdes continueront pendant plusieurs années à exercer des effets délétères sur les abeilles et les pollinisateurs.
Au terme d’une grande revue de l’ensemble de la littérature scientifique, publiée en 2013, un groupe de chercheurs internationaux estime même que leur usage fragilise l’ensemble des écosystèmes en touchant les invertébrés du sol, la microfaune des cours d’eau, les batraciens… Ils seraient, enfin, l’une des causes du déclin considérable des oiseaux des champs, dont les populations, en Europe, ont perdu 50% de leurs effectifs au cours des trente dernières années: la raréfaction des insectes les priverait de nourriture.
Certaines de ces substances ont déjà vu leurs usages restreints au niveau européen depuis la fin 2013, mais pas interdit : les semences enrobées sont interdites au printemps et en été pour trois néonicotinoïdes jusqu’à ce que l’Autorité européenne de sécurité sanitaire (EFSA) réévalue cette suspension. Mais les autres usages sont toujours autorisés et quatre autres substances néonicotinoïdes sont toujours utilisées sans restrictions. Jusqu’à quand?» (Red. A l’Encontre)
[3] Sur la politique des lobbys à Bruxelles, il est possible de se référer à l’excellent ouvrage de Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Editions Agone, août 2015. (Réd. A l’Encontre)
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