A propos de “La démocratie protestataire”, ouvrage de Lilian Mathieu

Par Nicola Cianferoni

La récente contestation-renversement des dictatures dans des pays de l’Afrique du Nord, suivie par les manifestations des Indignés en Espagne et la succession de grèves générales en Grèce remettent la place et le rôle des mouvements sociaux au centre du débat politique.

Ainsi que l’explique Lilian Mathieu, cette place est néanmoins tout autant importante que paradoxale: «si la légitimité de la protestation collective semble établie, elle n’en apparaît pas moins vulnérable et, surtout, sa portée comme ses fondements restent encore objets de débats» (p. 11). Cet ouvrage porte exclusivement sur les mouvements sociaux et politiques français; toutefois les questions abordées ne manqueront pas de susciter l’intérêt du lecteur vivant en Suisse: le rôle des mouvements sociaux dans une société, leurs rapports avec les partis politiques et leur insertion-intégration dans les réseaux d’une «démocratie libérale parlementaire». En Suisse, outre le fait, que des «mouvements sociaux» (mobilisations sociales, contestation du nucléaire, grèves) sont d’une ampleur incomparable à la France, il faudrait aussi les inscrire dans leurs relations avec les mécanismes de la démocratie semi-directe et dans les rets multiples de ladite «paix du travail».

Mais revenons à l’ouvrage de L. Mathieu. L’auteur commence en attestant, sur la base de nombreuses études, la reprise d’une conflictualité sur les lieux de travail en France, notamment pour résister à la remise en cause de droits sociaux conquis et instaurés dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale. Ce constat l’amène à invalider une conception, largement partagée par des courants sociologiques, considérant que les «nouveaux mouvements sociaux» expriment des revendications d’ordre plus qualitatif que quantitatif: aux luttes ouvrières pour l’amélioration de la qualité de vie se seraient substituées celles «post-matérialistes», à caractère anti-raciste, féministe, écologiste, etc. En effet, toute lutte «matérialiste», qu’elle soit pour le maintien des emplois ou contre le dumping salarial, est dotée d’une composante dite morale plus au moins implicite. Pour l’auteur, le fait d’exiger «une augmentation de salaire c’est aussi, et parfois surtout, formuler une revendication de dignité, celle que l’on est en droit d’attendre en contrepartie de sa contribution à la vie et à la rentabilité de l’entreprise» (p. 23).

Dans les mobilisations des salarié·e·s sur les lieux de travail, la présence syndicale peut constituer plus l’enjeu que la condition d’une lutte collective. Néanmoins, la faiblesse des organisations syndicales – en termes, par exemple, du taux de syndicalisation des salarié·e·s du secteur privé qui a reculé sur une longue période – témoigne également de leur degré d’institutionnalisation. Cela se traduit, entre autres, par l’éloignement progressif de représentants de la base ouvrière, soucieux de leurs possibilités de «carrière» plutôt que de la défense des intérêts collectifs. Pour cette raison, plusieurs luttes ont été menées par des «coordinations» lorsque les syndicats étaient faibles ou contestés par leurs propres bases [1]. Ces structures sont généralement temporaires et unitaires; plusieurs sensibilités politiques et syndicales peuvent y être représentées. C’est le cas lorsque, comme l’explique l’auteur, «plutôt que de déléguer la conduite du mouvement aux responsables syndicaux, le groupe choisit des représentants révocables et décide démocratiquement de la suite du mouvement au cours d’assemblées générales» (p. 37).

L’ouvrage interroge ensuite l’idée d’une transformation des registres de l’engagement militant à partir des années 1980. Ce renouveau reposerait sur quatre critères: le recours à la créativité humoristique et théâtrale pour favoriser davantage de visibilité à la protestation; l’organisation des activités autour d’un réseau horizontal faisant preuve de souplesse et impliquant l’abandon de toute hiérarchie; la préservation de l’autonomie individuelle en tant que militants face aux contraintes de l’action collective et, finalement, l’abandon de tout projet de transformation sociale. L’auteur considère avec scepticisme le caractère véritablement nouveau de ces quatre critères; il propose une lecture consistant à repérer davantage les déplacements de l’action militante dans une logique de continuité plutôt que de rupture.

En effet, les premiers débats sur la manière de concevoir l’engagement militant remontent déjà à plus d’un siècle comme l’atteste par exemple le clivage entre «marxistes » et «libertaires», au sein de la 1re Internationale ouvrière, à propos des modalités d’organisation lors de l’émergence de ce qui deviendra le «mouvement ouvrier». L’auteur invite à prendre au sérieux les effets que la thèse du «renouveau militant» peut avoir sur les personnes engagées, car même si «une croyance peut bien être sans fondement, ses conséquences, elles, n’en seront pas moins réelles» (p. 72). Ainsi, la valorisation des nouvelles formes de l’engagement militant peut amener à disqualifier celles traditionnelles et propres au «monde ouvrier», comme par exemple la grève, l’occupation et la manifestation. Le parcours long et difficile des mouvements sociaux pour exister – et parfois s’imposer – comme acteurs légitimes et démocratiques (en termes de représentation et d’interlocuteurs face «aux décideurs») explique la continuité entre ces différentes formes de l’engagement militant. Cette légitimité n’est jamais définitivement acquise. Aujourd’hui, elle se trouve être l’objet d’une «bataille» sur trois terrains.

Il y a tout d’abord celui du monde intellectuel, à savoir celui des universités, de la culture, etc., où c’est au rythme des luttes sociales que réapparaît la figure de l’intellectuel «engagé et militant». Ainsi, le mouvement de grèves contre le «plan Juppé» de 1995 [2] a vu l’entrée en scène, d’une part, des intellectuels opposés au mouvement autour d’Alain Touraine et, d’autre part, de ceux qui y étaient solidaires dont Pierre Bourdieu en première ligne. Ce n’est donc pas un hasard si plusieurs initiatives visant un «réarmement de la critique», avec le développement notamment de nouvelles maisons d’édition et de revues indépendantes, se sont développées depuis en France. L’auteur explique que «Bourdieu s’est appuyé sur sa légitimité scientifique, accumulée au fil d’une œuvre produite en conformité aux règles du métier de sociologue, pour faire des sciences sociales des ressources dans la lutte contre les différentes formes de domination» (p. 83). L’apport des intellectuels aux mouvements sociaux, notamment par l’expertise ou la contre-expertise, sur lesquelles les militants peuvent développer leurs propres arguments, a également été décisif, en 2005, lorsque les électeurs français ont rejeté un Traité constitutionnel européen (TCE) qui était pourtant soutenu par l’écrasante majorité des partis et des médias. Ou encore à l’occasion de la mobilisation face à la contre-réforme du système des retraites.

Il y a ensuite le domaine des organes d’information qui sont présentés souvent par les militants comme un instrument puissant de délégitimation des mouvements sociaux. L’auteur estime toutefois que cette vision des médias est peu convaincante car elle se heurte à trois limites: la focalisation sur les organes d’information les plus importants; l’attitude du public qui est loin d’être passive; la production directe d’informations par les mouvements sociaux. Ces constats amènent l’auteur à penser que «si la période contemporaine est marquée par la concentration des principaux médias dans les mains des dominants des pouvoirs politiques et économiques, elle l’est aussi par la démultiplication des moyens et des supports de son contournement comme de sa contestation» (p. 98). C’est ainsi que l’on peut comprendre l’importance de la diffusion des réseaux sociaux sur Internet ou celle des tracts clandestins dans les pays où la liberté d’information est formellement interdite.

L’expression publique de la contestation est enfin le dernier domaine où se dispute la légitimité des mouvements sociaux. Si la plupart des actions collectives tendent à prendre une forme conventionnelle et ne seraient que rarement menacées de répression, il faut néanmoins constater la persistance de formes protestataires bien plus radicales, telles que les émeutes urbaines ou la séquestration de dirigeants d’entreprises. Les gouvernements réagissent par la mise en place d’un appareil répressif très sophistiqué et pouvant impliquer une atteinte à des droits fondamentaux. Ces pratiques répressives «ignorent» les facteurs qui nourrissent les antagonismes sociaux. En effet, pour l’auteur, «la radicalisation de la protestation semble davantage significative à l’aune du développement des pratiques exprimant une exacerbation des rapports sociaux, prioritairement mais non exclusivement dans le monde du travail» (p. 101).

L’ouvrage ne manque pas non plus de questionner la relation entre les mouvements sociaux et les partis politiques institués. Le clivage – qui a tendu à s’accroître – exprime une opposition entre les domaines de la compétition électorale et de la protestation collective. Les origines remontent tant à l’histoire politique du pays (France) qu’à celle du mouvement syndical. Ces deux domaines suivent des logiques de fonctionnement très différentes qui peuvent entrer en contradiction. L’auteur explique ainsi pourquoi face au «plan Juppé» de 1995, le mouvement de grèves était parvenu «à déstabiliser le gouvernement par la seule force de ses moyens propres, sans passer par le relais de l’opposition parlementaire, atone pendant toute la durée du mouvement» (p. 123).

Les mouvements sociaux sont-ils pour autant légitimes dans la contestation d’un gouvernement démocratiquement élu? Aux courants académiques qui attribuent aux mouvements sociaux une sorte de «fonctionnalité démocratique », celle-ci permettant d’alerter des gouvernements de tout mécontentement populaire pouvant prendre de l’ampleur, l’auteur oppose la protestation comme étant l’un des principes fondateurs de la démocratie. Il considère que, dans cette perspective, «toute protestation n’en rappelle pas moins ce principe élémentaire de la démocratie qu’est la délégation, jamais définitive ni inconditionnelle, d’une voix qu’il est par conséquent possible de reprendre» (p. 166).

Cet ouvrage se révèle utile pour réfléchir à la place qu’occupent les mouvements sociaux dans nos sociétés, en se focalisant sur les quinze dernières années. Il se heurte néanmoins à la nécessité d’approfondir davantage certains des aspects abordés déjà en filigrane. Le plus important nous paraît constituer la relation entre mouvements sociaux et partis politiques dans une perspective qui n’est pas retenue explicitement par l’auteur, à savoir celle d’une émancipation sociale plus approfondie et multiface. Autrement dit, en quoi les mouvements sociaux peuvent-ils lutter pour une «autre société», sans que se pose en leur sein des questions ayant trait au «gouvernement» de la société? Et sans étayer leur cours sur la question du «débouché politique»; question qui surgit, par nécessité, en leur sein, car elle est le propre de débats de stratégies que posent l’action poursuivie et ses objectifs? Il s’agit d’une question qui – avec toutes les limites de l’analogie – est d’actualité pour les mouvements qui ont permis la chute des dictatures en Afrique du Nord; mais aussi pour ceux confrontés à la brutalité des plans d’austérité en Europe, comme celui des Indignés en Espagne.

Lilian Mathieu, La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui, Presses de Science Po, collection «Nouveaux débats», Paris, 2011, 173 p.

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[1] Des «coordinations» – avec leurs spécificités liées au contexte spécifique – ont également existé en Suisse. En 2008, la grève des travailleurs des ateliers CFF Cargo à Bellinzone (Tessin) a, par exemple, été dirigée par un «comité de grève» composé par des délégués élus du personnel (seuls à disposer du droit de vote), certains secrétaires de différents syndicats (UNIA et SEV) et des «experts indépendants» choisis par les grévistes.

[2] Le 15 novembre 1995, le premier ministre du gouvernement français, Alain Juppé, annonce une réforme des retraites qui prévoit l’allongement de la durée de cotisation de 37,5 à 40 annuités pour les salariés de la fonction publique. Dans la fonction publique (initialement à la SNCF, EDF-GDF…) se déclenche, de novembre à décembre, une vague de grèves qui, par son ampleur, est la plus importante en France depuis 1968.

 

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