Etat Espagnol. Le moment Podemos

Par Manuel Gari

Les médias ont trouvé dans les disputes entre Iñigo Errejón et Pablo Iglesias une source intarissable pour remplir des colonnes imprimées et des heures d’émission sans une miette de contenu: des ragots, des banalités et des plaisanteries. Le tout enflammé par l’usage des réseaux sociaux et des caméras par les partisans de l’un et de l’autre, pour jouer à une sorte de «et toi plus» des partis du régime de 1978, mais cette fois pas dans l’hémicycle parlementaire, sinon dans le grand forum d’Internet où on procède à un simulacre de débat sans objet de débat. Nous sommes devant un cas de débat liquide pour abuser une fois de plus de l’expression de Zygmunt Bauman. Mais nous avons surtout vécu un spectacle honteux qui ne sert en rien les intérêts populaires ni la consolidation de Podemos comme alternative.

Le spectacle est fini, c’est l’heure de la politique

Le premier pas que Podemos doit faire, s’il veut croître et mûrir, consiste à en finir avec le «nombrilisme» adolescent qui a présidé à la mise en scène de ses débats. Quelqu’un peut-il croire que ces débats importent réellement aux besoins et intérêts des classes subalternes? Est-ce de cette façon que nous allons gagner la confiance de l’électorat pour présenter notre candidature au gouvernement? Est-ce en parlant de soi-même qu’on élabore et présente un projet de changement avec la profondeur et l’intensité nécessaires pour faire face aux coups de force de l’oligarchie européenne et espagnole? Il faut arrêter de se regarder et de ne parler qu’avec soi-même et répondre enfin aux besoins des gens. Mais pour y arriver il faut que nous changions: soyons responsables, soyons sérieux et sérieuses, soyons fraternel·le·s.

La responsabilité et le sérieux des arguments, l’abord solidaire et fraternel entre camarades et la pratique de la collaboration opposés à la concurrence au sein de Podemos, sont devenus des critères clés pour discerner l’attitude et la manière d’agir de chacun et chacune dans Podemos. Et, de mon point de vue, quand il paraissait qu’était mise en danger la tenue même de l’Assemblée citoyenne de Vista Alegre II, ce fut Podemos en Movimiento, la candidature animée par Anticapitalistas qui a réussi à écarter les obstacles et à faire des propositions qui, si elles ne satisfaisaient pas toutes les parties, permettaient au moins que toutes les parties puissent continuer à «ramer» vers ce week-end des 11-12 février.

Podemos est trop nécessaire à la société, trop nécessaire aux classes laborieuses, pour tous ceux et toutes celles qui ont voté pour lui et pour toutes celles et tous ceux qui continuent d’être ses militant·e·s au sein des Cercles, pour qu’on mette en danger son existence avec des disputes inintelligibles pour le commun des gens. Des disputes dont l’arrière-fond n’est pas rendu public et qui se règlent à l’intérieur d’une élite très réduite dans la direction de Podemos depuis mars 2016 quand il est devenu évident que le chemin pris à la première assemblée de Vista Alegre I en 2014 s’était révélé, malgré les excellents résultats électoraux, un fiasco pour construire une nouvelle majorité politique, constituer un gouvernement alternatif et un parti vivant et puissant.

En 2014, était théorisée l’exceptionnalité du moment qui exigeait une machine de guerre électorale hiérarchisée où primait l’efficacité sur la démocratie, et dans la pratique, en oubliant les rapports de forces entre classes et la situation de prostration des classes subalternes, on a fini par construire un appareil technique avec des graves carences politiques, des lacunes démocratiques, et peu efficace.

Au moyen de métaphores, on a tenu un «débat non-débat» stratégique sans stratégie puisqu’on n’avait ni explicité des objectifs, ni proposé un bloc politico-social historique alternatif, capable de faire naître une nouvelle hégémonie, ni construit un parti-mouvement capable de rassembler les énergies et qui imagine un projet de société afin de lutter pour le réaliser. L’image a remplacé le contenu, la posture de chaque jour a remplacé la tactique, et la tactique a servi de stratégie. On a érigé au statut de roi le discours et il n’y a pas eu de place pour la proposition. Stratégie sans programme permettant de construire; programme qui donne sens à la nouvelle alliance de ceux et celles d’en bas et qui soit un ferme engagement à un gouvernement prêt à un changement en profondeur.

Ce n’est pas un hasard que durant tout ce temps il n’y ait eu aucune réflexion collective sur l’expérience/échec/trahison de Syriza et de son gouvernement. Au fond, ce qui a prévalu, c’est la fausse idée que le discours politique préfigure la réalité et que, donc, la politique est un domaine jouissant d’une totale autonomie relativement à la réalité sociale (rapports de forces, luttes, conflits…), un domaine qui reste englobé dans le simple jeu de la politique strictement électorale et institutionnelle.

D’ailleurs, et par chance, Podemos n’est pas seul à la tâche pour gagner ceux qui manquent et re-enthousiasmer celles et ceux qui sont parti·e·s. Des nouveaux sujets politiques apparaissent qui ne sont pas «idéaux» mais qui sont les alliés avec qui établir de solides liens. Avec des rythmes et des caractéristiques différentes, nous pouvons le constater dans les municipalités, en Catalogne, dans le Pays Basque et dans la coalition Unidos Podemos.

Après Vista Alegre II, il sera incontournable de lancer les débats stratégiques et programmatiques avec ces forces afin d’éviter une fermeture restaurationniste du régime, impulser la mobilisation et l’auto-organisation sociale face aux attaques de l’oligarchie et avoir la force de défier les diktats de la Troïka. Cela ne se règle pas par des disputes absurdes autour de questions internes, fondamentalement liées aux positions de pouvoir des uns et des autres au sein de Podemos.

Pour une nouvelle culture politique

Surmonter cette phase exige, pour une part, identifier réellement les problèmes et reconnaître l’épuisement du modèle de Vista Alegre I et, d’autre part, ne pas chercher seulement des cautérisations formelles des blessures mais, tout au contraire, changer de culture politique dans le sein de Podemos et dans sa relation aux tiers, qu’il s’agisse d’agents politiques ou sociaux. Une nouvelle culture politique qui en finisse avec la dialectique ami/ennemi (tant chérie par le juriste nazi Carl Schmitt qu’ont lu certains) et passe de l’acceptation de la pluralité de facto (c’est une évidence de la vie même) à une conception pluraliste du fonctionnement. L’acceptation des différences, c’est normaliser la vie politique sans recourir à des fausses images de l’unité dans le silence. Cela veut dire démocratiser la vie interne de Podemos; c’est-à-dire construire des organes de direction par un système de votations proportionnelles, impulser la libre délibération avant la votation, articuler la vie des Cercles au sein de l’organisation afin qu’ils soient un facteur décisif de la configuration des décisions.

Sortir du piège organisationnel de Vista Alegre I signifie décentraliser l’organisation, donner du pouvoir aux organisations territoriales- question particulièrement importante étant donné la nature de l’Etat espagnol -, donner du pouvoir aux Cercles et remettre à sa place (et au service de l’ensemble de Podemos) cet énorme appareil concentré à la rue Princesa à Madrid.

Ce qui va avec cela, c’est considérer que Podemos n’est pas le champ de bataille, que la bataille se mène dans la société et que pour cela il faut un Podemos configuré comme un parti-mouvement qui dépense son énergie non pas vers l’intérieur, mais vers l’extérieur, vers la société, vers celles et ceux qui justifient son existence: les gens opprimées, exploitées et brimées.

Les différentes candidatures devront répondre à une batterie de questions basiques: Comment accroître la conscience du peuple? Comment contribuer à son auto-organisation? Pour quoi, avec qui, et comment gouverner? Que faire si les grandes entreprises de l’énergie, la banque, la Commission européenne, le FMI et leurs autres complices empêchent l’action du gouvernement dans son action de changement?

Je vous invite à lire les principales propositions qui vont être débattues à Vista Alegre II. Celle de Podemos en Mouvement (l’équipe Teresa Rodríguez et Miguel Urbán ­ sur le site http://podemosenmovimiento.info) signifie un virage à 180° après la dérive de Vista Alegre I tant en ce qui concerne le politique que l’organisationnel afin de récupérer le souffle de la fondation de Podemos inspirée par le 15M; celle de Podemos pour toutes (l’équipe Pablo Iglesias) est extrêmement continuiste même si elle fait un aggiornamento et souligne quelques éléments de démocratisation à l’interne et une plus grande belligérance dans le discours contre l’oligarchie; et celle de Récupérer l’enthousiasme (l’équipe Iñigo Errejón) qui suppose au fond une réaffirmation – pas dénuée d’auto-corrections face à quelques évidences – de l’orientation politique approuvée à Vista Alegre I, même si dans l’organisationnel elle propose quelques éléments de démocratisation qui corrigent les abus antérieurs (qui se partagent entre tous les dirigeants élus il y a deux ans), mais qui oriente le navire Podemos vers une homologation comme force institutionnelle d’opposition dans le cadre de l’actuel état des choses.

Il est clair que l’Assemblée citoyenne de Vista Alegre II ce week-end va devoir débattre. Nous n’avons pas le choix. (Article publié sur le site Viento Sur; traduction A l’Encontre)

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Manuel Gari est économiste, militant de Anticapitalistas, membre de Podemos, et membre du Conseil éditorial de la revue VientoSur.

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