Par Camila Osorio
Les employées des magasins Inditex ont remporté une victoire historique. Après des années de stagnation des salaires et de conditions précaires, l’entreprise propriétaire de Zara, entre autres marques, a dû reculer et approuver une augmentation sans précédent.
Dans la firme, on les appelait les «gamines» [las niñas], une infantilisation utilisée dans le cadre d’une stratégie entrepreneuriale qui les a longtemps empêchées de revendiquer leurs droits auprès de l’homme d’affaires le plus riche d’Espagne [1]. Elles ont une moyenne d’âge de 40 ans et travaillent chez Inditex, la plus grande multinationale de la mode de masse au monde. Elles sont intégrées dans un engrenage de précarité depuis des années, avec des salaires congelés, des contrats à temps partiel, des horaires de travail en alternance et des licenciements déguisés. Elles pensaient ne jamais descendre dans la rue pour protester. Toutefois, depuis des mois, elles descendent dans la rue et organisent des grèves dans une firme qui a accumulé l’année dernière les profits les plus élevés de son histoire. [Durant les trois premiers trimestres de 2022, les ventes consolidées du groupe ont augmenté en termes constants de 20%, pour atteindre 23,05 milliards d’euros; le bénéfice net était de 3 milliards, soir plus 24% par rapport à la même période de l’année. Réd.]
Jeudi 9 février, Inditex a annoncé un salaire minimum historique pour tous ses employé·e·s en Espagne (18’000 et 24’500 euros bruts par an). L’accord a été annoncé quelques jours avant la grève nationale convoquée pour le 11 février par les salarié·e·s de ses magasins et boutiques. Acculé par les mobilisations qui dénoncent depuis des mois les conditions de travail précaires dans ses magasins, le conglomérat n’a eu d’autre choix que d’abandonner sa position intransigeante avant que les protestations ne fassent pas plus d’adeptes et ne nuisent pas encore plus à son image. Jusqu’à présent, les conditions de travail des employé·e·s d’Inditex étaient régies par des accords provinciaux très inégaux. Les actions syndicales, qui ont pris de l’ampleur à la fin de l’année 2022, ont entraîné une première victoire à La Corogne [Galice], lorsque les employé·e·s des magasins ont obtenu une première augmentation historique de salaire.
L’intouchable Amancio Ortega
Le siège d’Inditex est situé à Arteijo, une ville côtière du nord-ouest de la Galice, dans la province de La Corogne. Amancio Ortega, l’homme d’affaires le plus riche d’Espagne, y est né. Amancio Ortega a intégré le top 10 de la classification Forbes des personnes les plus riches du monde et possède un patrimoine net de 56,6 milliards de dollars. C’est dans cette petite ville qu’il a commencé à amasser sa fortune, lorsqu’il a révolutionné le secteur de l’habillement en créant, en 1975, l’une des marques de fast fashion [qui implique un renouvellement ultra-rapide des collections-réd] les plus prospères: Zara. Aujourd’hui, la ville est l’un des moteurs économiques du pays, avec un empire qui regroupe de nombreuses autres marques: Bershka, Stradivarius, Massimo Dutti, Lefties, Pull&Bear, Oysho.
Inditex possède des entreprises dans le monde entier, mais il n’est nulle part plus courant qu’à La Corogne d’avoir travaillé pour l’une de ses marques ou d’avoir un membre de sa famille qui l’a fait. En Galice, Amancio Ortega est seigneur et maître. Dès lors, personne n’imaginait que les protestations commenceraient là-bas, où parler des conditions d’exploitation relève presque d’une trahison. «Le premier jour, nous avons été surpris qu’il n’y ait pas de journalistes. J’ai appelé plusieurs journalistes de la presse écrite et ils m’ont dit qu’ils n’allaient rien publier sur le conflit parce qu’il s’opposait à Inditex», nous a déclaré María del Tránsito Fernández, secrétaire nationale de CIG Servizos (Confederación Intersindical Galega), le syndicat qui a mené les mobilisations en Galice.
A ses débuts, Zara était considérée comme une entreprise ayant un grand prestige. Pour beaucoup, c’était une source de fierté de travailler dans ses magasins et boutiques. Pour les localités dans lesquelles elle ouvrait un atelier et magasin également: son arrivée était une promesse d’emploi et de dynamisme économique pour la région. «Quand je suis allée à la manifestation, des femmes devant moi, âgées de 60 ans peut-être, disaient: “Qu’est-ce qui ne va pas avec ces filles d’Inditex? Elles disent qu’elles sont très peu payées, mais est-ce qu’Amancio va leur donner un peu plus? Peut-être qu’elles veulent autre chose». Quand tu portes la banderole, les gens disent: «Eh bien, grâce à Amazon tu as un travail», dit María Fernández. «C’est la même approche qui existe au sein de l’entreprise, dans laquelle les améliorations minimes sont annoncées comme un cadeau du “bon” Amancio et non comme un droit du travail.»
Lorsque Zara a ouvert ses premiers ateliers, la plupart des contrats prévoyaient des journées de travail de 40 heures et ceux qui rejoignaient l’entreprise bénéficiaent d’un plan de carrière interne. Mais ces conditions ont rapidement changé et son système d’exploitation a été reproduit dans toutes les marques achetées. Durant les manifestations, les travailleuses dénoncent les salaires gelés, les contrats à temps partiel, qui alternent et varient d’un mois à l’autre (15, 20, 30 heures), rendant impossible la planification d’un salaire fixe ou la conciliation avec d’autres emplois ou activités. Les contrats de 40 heures sont assortis d’un salaire de base de 1000 euros. Il ne concerne que les cadres, de sorte que la plupart des salarié·e·s des ateliers/magasins (dont près de 90% sont des femmes) gagnent au final entre 500 et 700 euros.
«Je travaille chez Inditex et je n’arrive pas à joindre les deux bouts»
A La Corogne, les mobilisations ont commencé avant la pandémie de Covid et ont repris en force à la fin de l’année 2022. La première grève de masse a été déclarée pendant le Black Friday, les 25 et 26 novembre 2022. «Ce fut un succès absolu. Plus de 90% de la main-d’œuvre s’est arrêtée, autrement dit seuls les cadres supérieurs travaillaient», raconte le représentant de la CIG (Confederación Intersindical Galega). A l’époque, l’objectif était de négocier l’augmentation de la prime des salarié·e·s employés au siège de la firme, une gratification qui se situe en dehors de la convention collective et qu’Inditex accorde à ceux qui travaillent au siège. «On nous a toujours demandé plus d’efficacité, plus de production, une meilleure attention au public que dans le reste des provinces de l’État», déclare María Fernández.
Après la première grève, d’autres actions ont été programmées pour le 23 décembre, la veille de Noël, et pour le 7 janvier, le premier jour des soldes, lorsque le géant du textile encaisse le plus d’argent. Les travailleuses demandaient une augmentation de 440 euros. Jusqu’à ce moment-là, Inditex s’était engagé à augmenter de 120 euros à Madrid, avec l’objectif de 180 euros en trois ans. Les travailleuses galiciennes ont clairement indiqué qu’elles attendaient plus et ont refusé toutes les propositions inférieures que l’entreprise a proposées comme alternative. Inditex a clôturé l’année avec plus de 3000 millions d’euros de bénéfices, et la revalorisation du salaire de toutes les employées en Espagne coûterait 250 millions d’euros. En outre, sous prétexte d’inflation, l’entreprise avait augmenté les prix des vêtements dans ses boutiques, mais cette augmentation n’avait pas été répercutée sur les salaires des employées, qui eux restaient inchangés.
Finalement, quelques jours avant la fin de l’année, les salarié·e·s ont réussi à trouver un accord avec l’entreprise. Inditex craignait que les mobilisations ne prennent de l’ampleur et ne s’étendent à toute l’Espagne. La CIG a obtenu une augmentation de salaire de 322 euros (122 euros pour la prime de siège et 200 euros pour la prime d’accord spécifique), qui a été mise en œuvre à partir de janvier 2023, avec effet rétroactif à novembre 2022. Elle sera augmentée jusqu’à atteindre 382 euros en 2024. Selon la CIG, l’augmentation annuelle représente une hausse de 4800 euros brut, soit 25% du salaire.
La prochaine étape pour le syndicat galicien était de reproduire la victoire à Lugo, Orense et Pontevedra [les trois dans la Communauté autonome de Galice]. La stratégie de négociation habituelle consiste à commencer à négocier à La Corogne, qui est la province comptant le plus de travailleuses et la plus grande représentation syndicale, pour ensuite l’étendre à l’ensemble de la Galice. Cependant, la CIG a dû retarder cette négociation, car elle s’est engagée à défendre les emplois dans les magasins que le groupe a décidé de fermer au début de l’année 2023. En janvier, Inditex a décidé la fermeture de cinq petits magasins. «L’entreprise est très déterminée à fermer: en 15 jours elle peut supprimer cinq boutiques… Cela fait mal, surtout à Pontevedra [pôle touristique, politique et administratif de Galice], qui avait de très bonnes ventes», déclare la représentante du CIG.
Travail en ligne: prétexte d’une division
Pendant la pandémie, Inditex a accéléré le changement de son modèle de vente, visant le commerce électronique, qui est une stratégie plus efficace que le commerce en présentiel: cela économise les coûts des locaux, de l’électricité, de l’eau, des salaires. Pour mettre en œuvre cette stratégie, la firme a décidé de se passer des petites boutiques et de ne conserver que les grands magasins. Cette décision a été appuyée suite à un accord que l’entreprise a signé avec les grands syndicats: Comisiones Obreras (CCOO) et Unión General de Trabajadores (UGT). Dans cet accord, certaines conditions ont été définies, telles que la relocalisation des salariées dans d’autres magasins dans un rayon de moins de 25 kilomètres, ainsi que le maintien des conditions de travail et la non-augmentation du nombre de fermetures de magasins.
Cependant, pour Nuria, membre du comité d’entreprise de Zara Madrid, membre de la Confederación General del Trabajo (CGT), aucune de ces clauses n’a été appliquée. Par exemple, de nombreuses travailleuses ont vu leurs conditions de travail radicalement modifiées. «Quatre-vingt-dix pour cent des personnes qui ont connu la fermeture de leur magasin ont quitté Inditex, parce que dès le début ils changent votre contrat. Maintenant, ce la direction veut, ce sont des gens qui sont malléables, des gens qui vont venir puis partir. Les contrats que nous avons sont donc d’un ou deux mois. Les salariées partent et vous devez former tout le monde à nouveau pendant deux ou trois mois supplémentaires», nous a-t-elle déclaré.
Nuria a 41 ans et travaille dans l’entreprise depuis 21 ans. Une autre politique qu’elle qualifie d’injuste est l’absence d’égalité de rémunération entre les salarié·e·s qui font de la vente en présentiel et celles qui l’organisent en ligne. «Il y a une différence substantielle entre le département logistique et le département magasins, c’est-à-dire que les collègues, hommes, gagnent pour la plupart plus de 2000 euros par mois et ont des journées de travail complètes, en logistique.» En outre, les employés de la logistique reçoivent une prime de 450 euros pour la naissance d’un enfant, alors que les employées du magasin ne reçoivent que 42 euros. Et dans la logistique, ils ont d’autres avantages: 200 euros pour les fournitures scolaires et 500 euros pour les frais d’inscription à l’université de leurs enfants, des primes que les employées des magasins ne reçoivent pas.
Inditex fait également d’autres différences entre ses employé·e·s masculins et féminins. Nuria est responsable de magasin à Madrid et depuis qu’elle a commencé à travailler, elle a un contrat de 40 heures, une journée de travail qu’elle a dû modifier lorsqu’elle est tombée enceinte. «Quand tu deviens mère et que tu as un travail, ils te font choisir: soit tu veux être mère et te consacrer à tes enfants, soit tu te consacres au magasin. Si cela ne tenait qu’à eux, nous devrions être disponibles 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Je travaille 33 heures sur mon contrat de 40 heures, j’ai pris sept heures de congé pour concilier ma vie professionnelle et la garde de mon petit, parce que les modalités de l’organisation du travail ne permettent pas de garder les 40 heures», dit Nuria.
David contre Goliath
La victoire de La Corogne a stimulé les autres mobilisations qui ont eu lieu dans d’autres villes. A Madrid, des mobilisations se sont déroulées en novembre, en décembre 2022 et une grève à l’échelle de toute l’Espagne le 7 janvier. La position de l’entreprise avait été l’usure; elle avait même proposé une maigre augmentation de trois pour cent, mais les salarié·e·s voulaient la même chose que ce qui avait été obtenu en Galice et avaient donc annoncé une grève massive pour le 11 février. Dans ce contexte, l’entreprise n’a eu d’autre choix que de céder et d’annoncer un salaire minimum historique. «Beaucoup de salariées, ayant vu ce qui s’est passé à La Corogne, ont été encouragées et ont vu qu’il fallait descendre dans la rue et lutter», explique la représentante de la CGT, Nuria.
La victoire au niveau national a été obtenue avec le soutien de la CIG et de la CGT, des syndicats qui ont une représentation majoritaire dans des unités d’Inditex, mais pas au niveau de l’Etat. Inditex ne s’est jamais assis pour négocier avec eux, arguant qu’il le faisait avec les syndicats majoritaires au niveau national: UGT et CCOO [l’UGT a dû annoncer le jeudi 9 février un accord pour les salariées de Zara – réd.]. Ces syndicats ne se sont pas joints aux grèves et ont continué à annoncer des accords éventuels qui ne se sont jamais concrétisés ou qui ne représentaient pas les revendications des travailleuses. «Cela fait des années que ces syndicats sont assis à la table des négociations et la réponse est du genre: “Non, non, non”. Dès lors, nous disons “Ne vous inquiétez pas, parce que cette fois nous allons y aller tous ensemble.” Or, la firme n’avait jamais imaginé que la grève du 7 serait aussi suivie. Et c’est là, je pense, qu’ils ont un peu paniqué», déclare la représentante de la CGT.
Inditex a une longue histoire d’abus en matière de conditions de travail en Espagne et à l’étranger. Un rapport du Worker Rights Consortium [2], une organisation internationale qui veille au respect des conditions de travail, a relevé que des usines produisant en Inde pour le conglomérat Inditex n’ont pas payé leurs salariées depuis deux ans. La plupart d’entre elles sont des jeunes filles qui travaillent dans des conditions proches de l’esclavage et gagnent moins de deux euros par jour. Le modèle économique d’entreprises comme Inditex consiste à délocaliser et externaliser la production dans des villes à bas salaires, en réduisant les coûts et en conservant la partie la plus rentable: la vente des vêtements.
La victoire remportée en Espagne ne change pas la structure d’exploitation mise en place par l’entreprise, mais, pour la première fois, elle met à terre un genou du géant habitué à faire sa fortune sur les épaules des travailleuses. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 17 février 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
______
[1] Inditex est l’acronyme de Industria de Diseño Textil SA, ce qui indique que son centre de gravité est la conception à un rythme rapide de modèles qui sont mis en vente pour imposer un type de mode (ou capter des designs à la mode de firmes haut de gamme). La production se fait dans des pays à bas salaires tels que Bangladesh, Chine (340 ateliers), Turquie (183), Inde (134), Portugal, Brésil, Cambodge, Mozambique, Angola, mais aussi en Espagne (229). Ces données datant de 2016 peuvent avoir évolué, mais restent sur l’essentiel valables.
Les marques actuelles: Zara, Pull&Bear, Massimo Dutti, Bershka, Stravidarius, Oysho, ZaraHome.
Amancio Ortega Gaona, tout en restant au centre de la direction en termes d’actionnaire majoritaire, a laissé la place à sa fille Marta Ortega Perez et Oscar Garcia Maceiras, parmi les 11 administrateurs .
Pour l’histoire, le père de Amancio Ortega Gaona, Amancio Ortega Rodríguez, a été affilié à l’UGT en 1936, comme employé des chemins de fer (Renfe). Il fut l’objet de représailles de la part du franquisme. Le choix de l’actuel rapport privilégié d’Inditex avec l’UGT, pour des compromis, renvoie-t-il à cette histoire familiale? (Réd.)
[2] Le WRC – qui a son siège à Washington – a des enquêteurs dans douze pays et travaille avec des centaines d’organisations de la société civile en Asie du Sud-Est, en Asie de l’Est, en Asie du Sud, en Amérique latine et aux Caraïbes ainsi qu’en Afrique subsaharienne. (Réd.)
Soyez le premier à commenter