Il y a des éditorialistes ou des commentateurs bavards qui parlent encore de normalité en se référant à la situation en Catalogne suite à l’application de l’article 155 de la Constitution [prise de contrôle de la région autonome par le gouvernement central]. Qu’entendent-ils par normalité? Peut-être la couverture éditoriale du quotidien El País intitulée: «Les séparatistes transmettent-ils leur haine à l’Espagne à travers les rues de Bruxelles»? [allusion à la manifestation organisée à Bruxelles le 7 décembre 2017]. Cette absurdité ne crée-t-elle pas la division ou ne cherche-t-elle pas une confrontation entre les peuples? La liste des mesures anti-démocratiques, des accusations et de la répression est si énorme que seuls ceux qui sont d’accord avec son application ou qui ferment les yeux peuvent exprimer une telle injure.
• Le discours politique de la droite affirme que l’article 155 était nécessaire pour rétablir la légalité. Pourtant ses tenants ont fait le contraire. Ce qui crée la fracture et sème la haine, c’est la criminalisation de l’option démocratique du mouvement indépendantiste. Avant, il n’y avait pas une telle fracture. En Catalogne, le prétendu «ordre constitutionnel» consiste en ce que, pour la première fois depuis la Transition (1978), une partie du territoire espagnol a été laissée sans garanties constitutionnelles, d’ailleurs coupées et limitées par l’article 155. Par conséquent, il est politiquement et juridiquement correct de parler d’état d’exception, car une partie des droits reconnus constitutionnellement ont été suspendus. De plus, en passant, beaucoup de lois propres à la législation catalane ont été violées. Voilà «votre normalité».
Ils ont supprimé le gouvernement, destitué le Parlement et inculpé le bureau du Parlement, saisi les finances de la Generalitat, arrêté la moitié du gouvernement et le reste a dû se rendre à Bruxelles. Ils tiennent en otage encore deux membres du gouvernement et les chefs de l’ANC (Assemblée nationale catalane) et Omnium. Mais l’article 155 affecte également de nombreux autres secteurs. Par exemple, l’activité économique. On parle beaucoup des entreprises qui ont changé la localisation de leur siège social. Mais on ne parle pas de la paralysie que le 155 a imposée à l’activité économique de la Generalitat, ni de l’annulation ou du retard dans le paiement de projets préalablement adoptés, ce qui a abouti à l’annulation de nombreux contrats, notamment pour des coopératives et des entreprises engagées dans des projets sociaux, mais aussi dans des activités culturelles ou de recherche scientifique.
L’application du 155 a signifié que 9 projets de loi ne sont pas entrés en vigueur, que 56 projets de loi et 6 autres liés à des initiatives législatives populaires ont été laissés dans les limbes, et que 92 plans d’investissement ont été perdus ou repoussés. Ce préjudice économique n’est pas quantifiable, mais il faudra, à la fin, le payer. Il n’est pas possible de dire combien d’emplois ont été perdus, mais 196 personnes ont été directement licenciées.
• La liberté d’expression n’est plus qu’un alibi. Le Conseil électoral a interdit l’utilisation d’expressions telles que «gouverner en exil» ou «députés exilés» dans les médias publics. Le conseil municipal de Barcelone s’est vu interdire d’allumer des fontaines publiques en jaune (le jaune est devenu un signe de protestation des prisonniers politiques). Le 155 a contraint les municipalités à enlever les pancartes qui revendiquaient la liberté des prisonniers et des prisonnières politiques. L’Association des journalistes s’est vue contrainte de publier une déclaration dans laquelle elle revendiquait la possibilité «d’exercer et de défendre un journalisme libéré des ingérences politiques, judiciaires ou policières qui menacent la liberté d’expression et d’information».
• Les écoles sont également à l’honneur. Lors du référendum du 1er octobre, le rôle des écoles et des associations de parents d’élèves était essentiel pour pouvoir voter. Et les maîtres du 155 ne le leur pardonnent pas. De Ciudadanos (C’s) au Parti populaire (PP), une campagne de dénigrement est menée concernant un supposé «endoctrinement» effectué à l’école. En pratique, cela signifie une attaque contre l’intégration scolaire et la langue catalane dans l’éducation. Les juges ont également décidé de participer «à la normalité». Huit enseignants de La Seu d’Urgell [ville des Pyrénées catalanes] ont été convoqués devant le juge parce qu’ils avaient parlé avec les étudiants des événements du 1er octobre [date du référendum sur l’indépendance]. Dans la ville de Polinyà, le juge a demandé de connaître qui – du directeur aux enseignants – se trouvait dans l’école le 1er octobre. Ce ne sont pas des cas isolés.
Il s’agit d’une persécution médiatique, policière et judiciaire qui suscite la peur et l’incertitude au sein de la communauté scolaire. Au moins 17 tribunaux enquêtent sur les fonctionnaires et Mossos de esquadra [police catalane] pour ce qui a trait à leurs actions le jour du référendum. Pour l’instant, 5 d’entre eux sont déjà accusés. Dans toute la Catalogne des enquêtes judiciaires sont ouvertes, en plus de celles contre 600 maires. Et cela pour plusieurs raisons: collage d’affiches, incitation à la haine ou pour toute autre raison qui a à voir avec les mobilisations de 1er et du 3 octobre (grève générale).
• Et il y a aussi un élément d’humiliation dans la mise en œuvre de l’article 155. Par exemple, en ce qui concerne la langue – qui est une question importante en Catalogne – les fonctionnaires sont contraints de rédiger et de communiquer avec l’administration en castillan. Il est impossible d’engager un traducteur pour faire ce travail. Ou, dans le domaine de la culture, le 155 est utilisé pour résoudre un litige de longue date sur les œuvres artistiques du monastère de Sigena (à Huesca – propriété de l’Ordre de Malte), achetées en 1982 par la Généralité de Catalogne et payé à l’ordre religieux, ce qui est contesté par le gouvernement de l’Aragon. Le gouvernement de Rajoy oblige la restitution de ces biens, alors même que la sentence n’a pas été prononcée par un tribunal.
Le 155 annule les garanties constitutionnelles, persécute et emprisonne, mais à l’heure actuelle il n’a pas pu mettre fin à la mobilisation. La présence de 45’000 personnes à Bruxelles le montre. Et tous les jours, pratiquement, se multiplient des manifestations dans toute la Catalogne, sur les places, sur les ponts, sur les routes, lors des marchés, sur des lieux symboliques. Partout apparaissent des rubans jaunes, les CDR (Comités pour la défense de la République) continuent à se développer. Pour le week-end du 16 et 17 décembre est convoquée une réunion des organisations et des militants de toute l’Espagne et de l’Europe pour développer la solidarité.
Le front judiciaire
Le juge de la Cour suprême, Pablo Llarena, a dû annuler son mandat d’arrêt européen pour que Puigdemont soit arrêté Bruxelles et extradé vers l’Espagne. Il craignait que la justice belge ne rejette sa demande et que la Cour suprême soit ridiculisée. Le fait est que le gouvernement ne peut pas compter sur la garantie judiciaire européenne, ce qui implique qu’il devra l’arrêter sur le territoire espagnol afin de pouvoir le juger. Il y a là un autre exemple que la voie empruntée par le gouvernement Rajoy dans l’application des décisions judiciaires et de l’article 155 pourrait être pleine de surprises.
Cette semaine, le groupe parlementaire Unidos Podemos, En Comú et En Marea a déposé un recours devant la Cour constitutionnelle contre les 155 (pourquoi cela a-t-il pris si longtemps? pourquoi ne pas vouloir le faire avec d’autres forces politiques pour lui donner plus de force?). Ce recours ne peut pas empêcher l’application déjà en cours, mais elle peut établir des conditions et des règles ayant trait à son application. Dans ce recours il est affirmé que le pouvoir qui découle l’article 155 ne permet au gouvernement que «de donner des instructions à toutes les autorités des communautés autonomes», mais ne peut pas destituer le gouvernement, dissoudre le Parlement et convoquer des élections, mesure réservée aux autorités de la Communauté autonome. Il contribue donc, en tant qu’élément de poids, à ce que les débats constitutionnels «écartent expressément les amendements qui attribuaient des pouvoirs plus amples découlant de l’article 155».
Dans ce recours, il est allégué que les motifs invoqués par le gouvernement relèvent d’une atteinte générale contre le mouvement d’indépendance, puisque sont utilisés des éléments déjà suspendus par la Cour constitutionnelle, tels qu’une loi de caractère transitoire (l’impermanence), ou des événements ayant déjà eu lieu, comme le 1er octobre. C’est pourquoi «la mesure de destitution du gouvernement de la Communauté ne répond pas à l’objectif de rétablir l’ordre constitutionnel, mais sert à la restriction illégale de l’autonomie des institutions catalanes». Et que son caractère antidémocratique est accentué dans la mesure où la suspension du Parlament suppose «la mise en place d’un exécutif qui ne soit soumis à aucun contrôle politique sur son activité». Autrement dit, pour que Rajoy et ses ministres puissent gouverner, il a fallu établir un état d’exception.
Il est difficile de connaître les répercussions que pourra avoir le recours, puisqu’il semble que jusqu’à l’été 2018 il n’y aura pas de décision – et qui connaît la situation politique à cette date? – mais c’est une initiative courageuse qui sert à dénoncer le sens de l’article 155 et de comprendre que le problème ne touche pas seulement la Catalogne, mais qu’il s’agit d’une atteinte portée aux droits de toutes et tous.
La bataille électorale
Comme prévu, le 155 est bien présent dans la campagne électorale. Ce sont les premières élections depuis 1978 convoquées arbitrairement par un pouvoir imposé, non par le président de la Generalitat. Certains défendent ouvertement cette décision: «Eliminez-les» était le slogan du début de la campagne du candidat PP; d’autres, comme C’s, le font de manière plus sibylline, car s’ils ne remportent pas les élections leur permanence est menacée. La ministre Maria Dolores de Cospedal (PP) la déjà déclaré:
«Ces élections ont été fixées pour gagner les constitutionnalistes»; autrement dit si elles ne sont pas gagnées restera en place l’état d’exception.
Le Parti socialiste catalan (PSC) – il serait préférable de dire Miquel Iceta, son secrétaire depuis 2014, parce que le parti n’existe pas dans la campagne – tente de contourner la question de fond, mais son soutien honteux à l’article 155 n’est pas facile à défendre. Pour ERC (Gauche républicaine de Catalogne) et Junts per Catalunya, avec les candidats en exil ou en prison, et pour la CUP ainsi que pour les Communes (listes): abroger l’article 155 est fondamental. Cela afin de retrouver l’autonomie gouvernementale et les droits et de choisir le chemin pour continuer ce qui a été dessiné par la mobilisation de la population soulevée le 1er octobre (plus de 2 millions de votant·e·s) et le 3 octobre (mobilisation impressionnante contre la répression policière).
La campagne électorale montre également la difficulté pour les forces politiques d’exprimer une réponse concrète et positive aux demandes formulées les 1er et 3 octobre. Peut-être qu’il y a là la raison pour laquelle de débat sur le lendemain du 21 décembre est aussi réduit. Compte tenu de l’incertitude des résultats, les candidats et les candidats qui postulent à la présidence sont à la recherche d’une majorité «de bric et de broc» impossible, à l’exception du PP qui doit penser que son président en Catalogne est déjà Rajoy. Mais on ne se demande pas ce qui sera fait et comment cela sera fait demain. Les sondages, plus ou moins «concoctés», indiquent une énorme complexité à former tout type de gouvernement. Il ne semble pas possible que C’s puisse gouverner. Même dans l’hypothèse d’être le parti réunissant le plus de suffrages. Il ne disposera pas assez de soutiens pour former un gouvernement.
Une éventuelle nouvelle alliance entre les partis pro-indépendantistes verrait planer sur sa tête l’épée de Damoclès du 155. Par conséquent, continuerait la suspension de l’autonomie. L’idée des listes Communes qui disposeraient de la clé pour obtenir une large majorité en mettant la question sociale au centre ne semble pas trouver suffisamment d’appuis. Et cela ne résout pas comment mettre en œuvre un tel programme sans abroger le 155. De son côté, la CUP propose une alliance ou un accord afin de poursuivre le chemin de la construction de la République.
L’idée qu’il serait possible de revenir à une situation d’autonomie, telle qu’elle était avant la mise en œuvre de l’article 155, semble tout à fait illusoire. Le gouvernement de l’Etat est prêt à assumer son intervention et à ne pas permettre des velléités républicaines. Mettre en œuvre des mesures sociales, assurer le soutien aux municipalités, prendre de nouvelles mesures contre le chômage ou l’insécurité, ou commencer un processus constituant dans la perspective d’une république n’est pas possible tant que l’article 155 est en vigueur. Par conséquent, un front démocratique contre le 155 est nécessaire, un front non seulement catalan, mais de tous et toutes les démocrates de l’Etat espagnol, un front qui va au-delà des élections.
L’abrogation du 155 est un besoin pour restaurer les droits en Catalogne et aussi pour affaiblir Rajoy et la droite. Nous savons comment on est entré dans un état d’exception, mais nous ne savons pas comment ni quand nous en sortirons. Il est nécessaire de joindre nos forces de gauche pour sortir de cette situation, en empruntant la voie pour les droits sociaux et nationaux. Le contraire aboutit à maintenir ou à aggraver l’anomalie d’une situation antidémocratique et antisociale propre aux politiques du PP ou C’s. (Article publié le 10 décembre 2017 sur le site Sin Permiso; traduction A l’Encontre)
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Miguel Salas est syndicaliste et membre du Conseil éditorial de Sin Permiso.
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