DOSSIER
Les mouvements contre le racisme, la xénophobie, pour les droits des réfugié·e·s et de riposte à ce qui est qualifié d’islamophobie sont actifs en Catalogne. Dans les dénonciations de l’islamophobie par la gauche radicale existe un angle mort: la critique à la racine des courants de l’intégrisme islamique qui trouve ses frères jumeaux dans le catholicisme, l’évangélisme, l’hindouisme à la Modi. Ainsi, les puissances impérialistes cultivent des rapports étroits avec l’Arabie saoudite, une des bases du wahhabisme et de ses courants les plus radicaux. Des rapports structurés autour du pétrole, de la vente d’armes, de la participation à la restructuration économique initiée sous la houlette de Mohammed ben Salmane Al Saoud, qui fait appel à d’importants investissements en biens d’équipement divers. Dans la foulée, l’appui impérialiste (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne) militaire et technologique à l’Arabie saoudite est assuré, entre autres, pour sa guerre meurtrière menée au Yémen. Cette dernière s’inscrit dans ce que des analystes caractérisent à la surface comme «une guerre entre des islams». En réalité un conflit où le contrôle des ressources pétrolières occupe une place de choix; et dans lequel l’affrontement entre, d’un côté, le royaume des Saoud, ses alliés et, de l’autre, le pouvoir iranien porte sur la tentative de domination conflictuelle de zones stratégiques. A quoi s’ajoute la défense d’intérêts propres «nationaux», dans une phase de reconfiguration socio-économique (fin des sanctions et «ouverture» de l’économie iranienne, perspective de désengagement de la dépendance univoque de la rente pétrolière pour l’Arabie saoudite), de la mollahcratie iranienne comme des Saoud.
Si la ghettoïsation sociale ou l’apartheid social de secteurs de l’immigration issue du «monde» dit arabo-musulman est un fait dans divers pays, il existe une stratégie d’un ghetto politico-religieux de la part des courants intégristes. Autrement dit, couper des secteurs de jeunes de leur propre communauté, les ghettoïser idéologiquement, imposer la «loi de Dieu» – comme tous les intégrismes religieux – comme supérieure à des règles sociales certes construites et à des droits considérés à juste titre comme universels, même si la Déclaration universelle des droits de l’Homme, datant de 1948, ait été cosignée par des puissances coloniales, telles que la France ou la Grande-Bretagne, qui s’étaient partagé le Maghreb et le Machrek tout en devant faire face à la concurrence états-unienne.
C’est sur ce terreau historique et social que des organisations comme Al-Qaida ou Daech, certes différentes, cultivent leur stratégie politico-religieuse et développent leurs activités terroristes qui sont intriquées dans le choc des barbaries qu’illustrent l’intervention en Irak, le soutien de facto à Bachar el-Assad, la stratégie de sous-traitance à Khalifa Haftar et ses complices de «la gestion des flux migratoires». Ce à quoi sont censées répondre les actions terroristes d’une force comme Daech. La confirmation du projet des terroristes de faire exploser en Catalogne la Sacrada Familia («le temple expiatoire de la sainte famille»), cette basilique emblématique de la ville dont la construction a commencé en 1882, révèle l’importance symbolique et politique du projet terroriste. A quoi répond, par la droite de l’Etat espagnol, le rappel de la Reconquista, soit la reconquête durant une longue période, par les royaumes chrétiens, des territoires de la péninsule Ibérique et des îles Baléares occupées par les musulmans. Une Reconquista avec ses traits mythiques et dont la narration est un instrument politique. Quant à l’histoire d’al-Andalus, qui se prolonge du VIIIe au XVe siècle, elle est aussi frappée du sceau du mythe historique qui présente la relation entre chrétiens, juifs et musulmans comme relevant d’une cohabitation harmonieuse, que les études historiques amortissent et relativisent. Et chacun peut utiliser politiquement et idéologiquement, pour sa cause, le roman d’al-Andalus.
Enfin, outre les diverses informations et notations données dans les trois articles composant ce dossier, il est utile de rappeler que les menaces autoritaires face au mouvement indépendantiste catalan – qui remet en cause toute la structure institutionnelle de la Transition de 1978, soit la sortie maîtrisée de la période franquiste – peuvent se trouver renforcées sous le prétexte de mesures sécuritaires que nécessite la lutte contre le terrorisme, une lutte dont l’instrument le plus efficace repose sur le travail d’intelligence, ce qui est prouvé par le bilan des attentats déjoués dans l’Etat espagnol lui-même depuis l’attentat du 11 mars 2004 dans la gare d’Atocha (Madrid) qui fit 270 victimes. C.A. Udry
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Attentats: «Une multitude de questions restent en suspens»
Par Ludovine Ponciau
Le conducteur présumé de Barcelone aurait été identifié. Âgé de 17 ans seulement, il a été abattu à Cambrils. D’autres suspects sont activement recherchés.
Une cellule, peut-être même un réseau. Vendredi, une multitude de questions restaient en suspens, mais les autorités catalanes avaient au moins acquis une certitude: les attaques perpétrées jeudi à Barcelone et à Cambrils – et qui, selon un dernier bilan, ont fait 14 morts et une centaine de blessés – ont été élaborées et exécutées par de jeunes terroristes appartenant à une seule et même cellule dont l’importance et les ramifications restent encore à déterminer. Vendredi soir, la police catalane indiquait que douze personnes pourraient être impliquées dans les attentats de Barcelone et Cambrils.
1° Confusion autour de l’identité du chauffeur
Les médias espagnols pensent aujourd’hui savoir qui se trouvait au volant de la fourgonnette qui a servi à commettre la première attaque, sur les Ramblas de Barcelone. Il s’agit de Moussa Oukabir, un jeune Marocain de 17 ans.
Jeudi soir pourtant, ils désignaient son frère aîné, Driss, arrêté un peu plus tôt à Ripoll (100 km au nord de Barcelone) comme le principal suspect.
C’est en effet au nom de ce résident catalan de 28 ans qu’a été louée la camionnette Fiat blanche qui a servi à percuter les touristes dans l’artère commerçante de Barcelone. Il aurait également loué un deuxième véhicule, retrouvé peu après l’attentat dans la localité voisine de Vic.
Le soir même, d’autres suspects ont été interpellés dans la région. Au total quatre personnes, trois Marocains (dont Driss Oukabir) et un Espagnol, ont été privées de liberté.
Que sait-on d’eux? Que le citoyen espagnol a été arrêté à Alcanar, à 200 km au sud de Barcelone, après l’explosion mercredi soir d’une maison dans laquelle les occupants préparaient vraisemblablement un engin explosif. Mais aussi que les deux autres suspects ont, tout comme Driss Oukabir, été arrêtés à Ripoll.
Le réseau ne s’arrête pas à eux. Cinq individus, désignés par la suite comme étant les occupants d’un véhicule qui a foncé sur des touristes à Cambrils (station balnéaire de Catalogne) dans la nuit de jeudi à vendredi, ont été abattus par les Mossos d’esquadra. Vendredi soir, on apprenait qu’il s’agissait de Moussa Oukabir, le petit frère de Driss, Saïd Aallaa et Mohamed Hychami, respectivement âgés de 17, 28 et 24 ans, tous habitants d’une localité du nord de la région, Ripoll, selon la police. A nouveau, aucun des assaillants n’était connu pour des faits de terrorisme.
Dès vendredi matin, certains médias espagnols, dont El Pais, présentaient Moussa Oukabir comme le chauffeur présumé de la fourgonnette. Son frère Driss soutenait en effet que Moussa lui avait dérobé ses papiers d’identité et qu’il ne comprenait pas pourquoi la police était à sa recherche.
2° Une attaque «de plus grande envergure»
La police catalane travaille sur l’hypothèse que les auteurs préparaient les deux attaques depuis un certain temps dans le bâtiment où s’est produite l’explosion, à Alcanar.
Elle a établi un lien entre ce «groupe de personnes», «la location de véhicules» utilisés et les «quatre localités» catalanes au centre de l’enquête : Cambrils, Barcelone, Alcanar, et Ripoll où les trois premiers suspects – dont Driss Oukabir – ont été arrêtés. «Ils préparaient un attentat ou plusieurs. L’explosion d’Alcanar a permis d’éviter (…) des attentats de plus grande envergure», a déclaré Josep Lluis Trapero.
«Ils n’avaient plus le matériel dont ils avaient besoin pour commettre ces attentats de plus grande envergure», a-t-il expliqué, estimant que les attentats de Barcelone et Cambrils avaient ainsi été commis de
«manière plus rudimentaire, dans le sillage des autres attentats perpétrés dans les villes européennes, mais qu’ils n’étaient pas de l’amplitude espérée» par les djihadistes.
3° De fausses armes pour tomber « martyr»
Les terroristes abattus à Cambrils portaient des ceintures d’explosifs factices. Ce n’est pas la première fois que ce procédé, destiné à la fois à attiser la terreur au sein de la population et à s’assurer une mort violente sous les balles des policiers, est utilisé.
Dans le camion-bélier utilisé par le terroriste tunisien Mohamed Lahouaiej-Bouhlel pour commettre l’attentat de Nice (86 morts), le 14 juillet 2016, la police avait mis la main sur des armes factices et des grenades inopérantes.
A Saint-Etienne-du-Rouvray, où a été tué le prêtre Jacques Hamel le 26 juillet 2016 par Adel Kermiche et Abdel Malik Nabil-Petitjean, deux jeunes islamistes radicaux, un pistolet inopérant et un engin explosif factice avaient également été retrouvés.
Enfin, début 2016, un homme muni d’un hachoir et portant une fausse ceinture d’explosifs avait été abattu devant le commissariat de police du XVIII e arrondissement de Paris.
Selon Le Figaro, dans un document repéré en juin 2016 sur l’application Telegram, des sympathisants de Daech décrivaient «le matériel nécessaire» pour «mener une opération». Parmi les différentes consignes données, ils recommandaient de «simuler une fausse bombe sous les vêtements: avec des fils rouges électriques qui sortent de votre manche et un interrupteur afin de ne pas se faire capturer vivant» et de faire «peur».
4° D’autres suspects activement recherchés
Vendredi, en fin de soirée, des suspects étaient toujours recherchés par les autorités espagnoles. Et notamment Younès Abouyaaqoub, 22 ans, toujours en fuite.
En fin d’après-midi, des perquisitions avaient d’ailleurs été menées dans des appartements de Ripoll.
Par ailleurs, la police espagnole a transmis le signalement d’un véhicule blanc de type Kangoo aux autorités françaises, révélait hier Le Parisien. Selon une source policière, le véhicule pourrait avoir passé la frontière franco-espagnole. (Publié dans Le Soir daté du 19 août 2017)
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«Barcelone et la Catalogne: une place importante dans l’évolution du djihadisme en Espagne»
Par Isabelle Piquer
Les djihadistes de Catalogne préparaient depuis des mois un ou plusieurs attentats de grande envergure a confirmé vendredi 18 août la police catalane. L’enquête a révélé l’existence d’une cellule de douze personnes qui aurait improvisé les attaques de la Rambla, jeudi 17 août à Barcelone, et de la ville côtière de Cambrils, dans la nuit de jeudi à vendredi, après l’explosion accidentelle, la veille à Alcanar, de la maison dans laquelle étaient confectionnés des engins explosifs.
Le bilan des attentats a été revu à la hausse après le décès d’une femme blessée à Cambrils. Au total, 14 personnes ont trouvé la mort dans ces deux attaques et 128 ont été blessées, 65 se trouvant toujours à l’hôpital. Le Quai d’Orsay a dénombré 28 blessés français: 8 d’entre eux sont dans un état grave, dont 4 enfants.
Des douze terroristes présumés, quatre ont été interpellés, cinq ont été abattus à Cambrils, et deux seraient morts dans l’explosion d’une maison située à Alcanar, dans le sud de la Catalogne dans la nuit du mercredi. Un autre serait toujours en fuite. Les autorités ne connaissaient toujours pas l’identité du conducteur de la camionnette, qui a foncé sur la foule se promenant sur l’avenue emblématique de la capitale catalane.
«Plus rudimentaire»
L’explosion d’Alcanar, d’abord attribuée à une fuite de gaz, et qui a fait un mort et sept blessés, aurait tout déclenché. C’est là que «les auteurs préparaient depuis quelque temps les attentats de Barcelone», a ainsi confirmé le chef de la police catalane, Josep Lluis Trapero. La maison avait été squattée depuis des mois ont raconté les voisins.
Dans les décombres, les enquêteurs ont trouvé vendredi «des restes biologiques» qui pourraient appartenir à un deuxième cadavre, a annoncé la police catalane sur son compte Twitter, et au moins 105 bouteilles de gaz. Selon une source proche de l’enquête jointe par Le Monde, des traces de TATP, un explosif artisanal particulièrement prisé des djihadistes, ont été retrouvées sur place. Il a été utilisé dans les attentats de Bruxelles et de Paris.
Ne pouvant plus perpétrer des attentats «de l’amplitude espérée», les djihadistes ont alors décidé de commettre une double attaque «plus rudimentaire, dans le sillage des autres attentats perpétrés dans les villes européennes», d’abord à Barcelone, puis à Cambrils, a ainsi expliqué Josep Lluis Trapero. «Ce n’était pas du tout ce qu’ils avaient prévu», a ajouté le responsable de la police, indiquant que les attaques improvisées avaient peut-être remplacé des attentats «de plus grande envergure».
C’est à Cambrils que cinq des terroristes présumés, porteurs de fausses ceintures d’explosifs, d’une hache et de couteaux, ont été abattus. Les fausses ceintures devaient leur permettre de gagner du temps face aux policiers, ont expliqué les forces de sécurité. La police a diffusé l’identité de trois d’entre eux, des jeunes Marocains qui vivaient à Ripoll, dans le nord de la Catalogne: Moussa Oukabir, 17 ans, Saïd Aallaa, 18 ans, et Mohamed Hychami, 24 ans.
Quatre autres djihadistes ont été interpellés: un Espagnol de l’enclave de Melilla, blessé lors de l’explosion d’Alcanar, ainsi que trois Marocains de Ripoll, Driss Oukabir Soprano, 28 ans, frère aîné de Moussa Oukabir et dont les papiers auraient servi à louer les deux véhicules utilisés dans les attentats. La police n’a pas dévoilé l’identité des deux autres détenus arrêtés vendredi. L’un d’entre eux, selon les déclarations de sa femme à la télévision espagnole, est Salah El Karib, 34 ans, propriétaire d’un cybercafé à Ripoll.
Trois autres personnes ont été identifiées, sans qu’on sache si les deux cadavres retrouvés à Alcanar en font partie. Par ailleurs, un autre ressortissant marocain de Ripoll qui a réussi à s’échapper, Younes Abouyaaqoub, 22 ans, né à M’rirt, au Maroc,est activement recherché par la police qui a diffusé son identité.
«Il s’agit d’un problème sécuritaire»
«Barcelone et la Catalogne occupent une place importante dans l’évolution du djihadisme en Espagne», explique au Monde Fernando Reinares, directeur du programme sur le terrorisme global du think tank espagnol Real Instituto Elcano. «Entre 2013 et 2016, un quart des suspects de terrorisme ont été arrêtés dans la province de Barcelone», précise-t-il.
C’est en Catalogne, près de Cambrils, que «Mohamed Atta, le chef du commando du 11 septembre a rencontré le Yéménite Ramzi Binalshibh, son contact avec les leaders d’Al-Qaida, deux mois avant les attentats, pour finaliser les détails de l’opération», ajoute M. Reinares. C’est également en Catalogne qu’«en 2003 ont été découverts, lors du démantèlement d’une cellule djihadiste, des portables semblables à ceux qui allaient être utilités – un an plus tard – dans les attentats de Madrid».
Les autorités catalanes auraient-elles mis trop de temps à reconnaître la gravité du phénomène? «En Catalogne, certains secteurs de la population comprennent la menace du terrorisme djihadiste, affirme le chercheur, mais d’autres, obsédés par leur quête d’identité, ne veulent pas voir qu’il s’agit d’un problème sécuritaire.» Quant à savoir si la cellule des douze djihadistes a agi seule ou fait partie d’un réseau encore plus vaste, «vu le nombre de personnes impliquées et la relative complexité des attentats, on ne peut exclure qu’il puisse y avoir un lien significatif entre les suspects et des responsables de l’Etat Islamique». (Publié dans Le Monde, daté du 20 août 2017)
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«Contre la terreur de Daech, la haine fasciste ne passera pas»
Par Florence Aubenas
Deux types sur un banc de fer, à l’ombre d’un arbre immense, place de Catalogne, à Barcelone: ils discutent, tranquilles, deux bons amis, l’un producteur de musique, l’autre expert en marketing. Tout autour, la ville s’affaire, les métros roulent, les commerces commercent. Il n’y a pas même vingt-quatre heures, juste à côté, une camionnette blanche fauchait sur les Ramblas des dizaines de personnes, faisant treize morts au moins – une quatorzième personne a été tuée dans une autre attaque à Cambrils –, attentat revendiqué par l’organisation Etat islamique.
«Barcelone est une ville forte, on va dépasser ça», dit le producteur. Et il porte le regard à l’horizon, comme si tout était déjà loin derrière. On parle football, le match de dimanche contre le Betis de Séville, qui se jouera ici même. «Bien sûr», il est hors de question de le reporter. «La vie est normale», relance l’expert en marketing, qui étend les jambes avec une nonchalance jouée. A Barcelone, cette normalité-là, cette normalité malgré tout, est ce que chacun s’efforce de montrer, une revendication, un acte de résistance.
Tôt le matin, vendredi 18 août, l’air sentait pourtant encore la tragédie quand Pipa a pris son service à la Banque d’Espagne, qui occupe tout un angle place de Catalogne. La veille, vers 17 heures, au moment de partir, elle avait jeté un œil par hasard sur la vidéo de surveillance de l’établissement.
«Pays après pays»
A l’écran, elle voit alors surgir une camionnette blanche qui s’engouffre dans l’allée centrale des Ramblas, théoriquement piétonne, et se met à faucher les passants, de groupe en groupe, «comme au bowling». Ce ne peut être qu’un film, pense Pipa, mais elle entend monter des hurlements. Ils viennent du dehors.
Pourquoi Barcelone? Pourquoi les Ramblas, cette avenue mythique, qui va du centre-ville à la mer? Pipa ne se pose pas ces questions. Ou plutôt elle ne se les pose plus. Pourquoi ici? Parce que partout. «L’Europe entière est visée, pays après pays», estime un infirmier sur la place. Il énumère: la France, l’Allemagne, la Belgique…, comme si les attentats avaient fini par dessiner cette unité géographique et politique bien plus sûrement que les traités européens successifs. L’infirmier a écrit «ni peur ni haine» sur une feuille blanche. Beaucoup ont fait comme lui.
Un amoncellement imposant de bougies, de peluches, de fleurs, de messages marque le début des Ramblas, là où la camionnette a déboulé. Une foule en suit maintenant le parcours meurtrier, où d’autres petits mausolées se sont spontanément formés à chacun des coups de volant, traçant sur cinq cents mètres une sorte de chemin de croix. La première station reste la plus frappante, débordante de joujoux: «C’est là que la petite fille est morte», annonce un touriste. Il croit savoir qu’elle était Brésilienne. On envoie chercher quelqu’un qui aurait assisté à la scène, un commerçant. Il est occupé, interviewé par une télé américaine et déjà «réservé»ensuite par une chaîne portugaise.
Un peu plus tôt, un guitariste a crié en catalan: «Honte au gouvernement espagnol«, lorsqu’un vieux monsieur a voulu déposer en hommage le drapeau national. «Indépendance÷, ont repris quelques-uns. D’autres les ont fait taire: «Pas de ça aujourd’hui.» Le vieux monsieur a ramassé son drapeau.
A midi, quand le pays entier respectait une minute de silence pour les victimes, le roi Felipe VI, le premier ministre Mariano Rajoy et le chef du gouvernement catalan Carles Puigdemont se sont affichés côte à côte à Barcelone, rare image d’unité pour des responsables qui d’habitude s’affrontent durement, surtout sur la question de l’indépendance catalane, sujet sur lequel un référendum est prévu le 1er octobre. «Il est important de travailler ensemble÷, a dit – en espagnol – le premier ministre, message à peine voilé au responsable catalan. Ce dernier a préféré souligner – en catalan – la «réponse admirable de – leur – société qui a récupéré l’espace public» en sortant sur la place. Officiellement, les deux hommes ne se sont pas vus depuis un an. Mais c’est un slogan surgi de la foule qui a rythmé la journée et restera sans doute celui des Ramblas de Barcelone: No tinc por”, «je n’ai pas peur» en catalan.
«A Barcelone, on se croyait invincibles», dit Pierre-Olivier Bousquet, un résident français. Il lui a fallu des courriels d’amis, perdus de vue depuis dix ans, pour réaliser que «l’attentat – était – bien réel.» Un chauffeur d’autobus a d’abord cru à un accident: «On s’était habitués à vivre paisiblement en Catalogne.» Deux touristes se chamaillent. Monsieur voudrait photographier les milliers de notes Post-it posées près du kiosque où la camionnette a frappé pour la troisième fois; madame a peur de rater une excursion. Des gens déposent une bougie, sur le chemin de la plage.
Au mausolée numéro 4, des cierges autour d’un platane. Un groupe récite le notre-père, très fort. En face des jeunes gens proposent «une embrassade solidaire, l’amour pour lutter contre la haine et la peur». Au fil de la journée, des banderoles imprimées d’un simple ruban noir sont apparues aux balcons. L’après-midi tire à sa fin, c’est la sortie des bureaux. Alors que Barcelone fuit ses Ramblas l’été, préférant les laisser aux touristes, la ville défile dans le soleil couchant, remontant elle aussi le terrible chemin de croix.
«Dehors les fascistes»
A chacune de ses six stations, une mère de famille dépose trois œillets blancs. «Je viens, dit-elle, comme on visite un être cher qui est malade.» Un jeune homme est enlacé avec sa copine: «On veut vivre, tout simplement, avec nos coutumes et notre liberté.» Selon lui, on affiche peu de choses dans la rue, aujourd’hui. Volonté de se tenir. « C’est sur les réseaux sociaux que l’émotion déborde, précise-t-il, de manière souterraine.»
A la sixième station, là où la camionnette a fini sa course, quatre jeunes Marocains ont été arrêtés tôt vendredi matin, devant une haie de caméras. Ils protestent: ils appartiennent à une équipe de foot. Vers midi, ils ressortent du commissariat, blanchis, et se mettent en prière devant le dernier mausolée.
C’est là encore qu’en fin de journée, jaillis d’on ne sait où, une trentaine d’hommes déploie une bannière: «Pro-frontières, pro-nation, anti-islam». Un grand, avec une jambe de bois, exhibe un tee-shirt «Armée espagnole» et le drapeau national sur son blouson. D’autres portent les couleurs de groupuscules d’extrême droite. Sur les Ramblas, la foule se retourne d’un bloc. Elle avance vers eux, compacte, déterminée, martelant «dehors les fascistes»ou «contre la terreur de Daech, la haine fasciste ne passera pas». Elle se rapproche, toujours plus nombreuse, toujours plus soudée. Les crânes rasés sont dos au mur, contre la façade d’un hôtel. Alors, l’un enlève sa casquette, enfile à chaque doigt d’épaisses bagues de métal et brandit haut les poings. Ses amis multiplient les doigts d’honneur. La foule s’approche encore, presque à les toucher, tandis que vers la place de l’université une manifestation s’est formée d’elle-même, aux cris de «ni terrorisme, ni islamophobie». Il est presque 20 heures.
Sur les Ramblas, un brusque mouvement de masse. Est-ce à cause des sirènes de police qui se déclenchent soudain? Ou du souvenir de la camionnette blanche, revenue comme un cauchemar? Dans la panique, les bougies du mausolée numéro 5 volent dans tous les sens, le grand zèbre en peluche s’écrase sur les dalles blanches et le nounours violet aussi, comme une réplique grotesque des scènes de tragédie de la veille. Alors on s’arrête. On remet tout en place. Et d’un coup – on n’ose pas dire enfin – une foule fond en larmes. (Article publié dans Le Monde, daté du 20 août 2017, p. 2-3; titre de la rédaction de A l’Encontre)
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