Espagne. Marche de la dignité. Nous avons hâte

Par Jorge Sanchez

Le mardi 18 mars, le quotidien El Pais [1] a publié des informations ayant trait à une rencontre entre le président Mariano Rajoy (Parti Populaire), la ministre de l’Emploi et de Sécurité sociale, Fatima Banez, le président du CEOE (Confédération espagnole des organisations patronales) Joan Rosell et les secrétaires généraux des CCOO et UGT, respectivement Ignacio Fernandez Toxo et Candido Méndez. L’information portait sur la «reprise du dialogue social». La rencontre s’est faite alors que depuis plus de 15 jours, les marches, depuis des différentes régions de l’Etat espagnol convergeaient sur Madrid dans le cadre de la Marche de la dignité, arrivée dans la capitale le 22 Mars [connue, dorénavant, sous l’acronyme du 22M; voir à ce propos les divers articles publiés sur ce site].

Comme beaucoup d’autres fois, il n’est pas dit ou rendu compte clairement de quels sont les critères déterminant les nouvelles données sur l’actualité tels que sélectionnés par les grands groupes de médias de l’Etat espagnol. Les protagonistes mentionnés ci-dessus qui ont fait l’actualité incarnent les symboles d’un régime qui est prêt à exploser à tout moment. Ainsi, les personnes réunies sont dépeintes comme les pavillons d’un bâtiment en décomposition, comme des symboles d’un pacte social rompu depuis longtemps, comme les représentants du moment d’une transition [du franquisme à la «démocratie»], cette médiatisation d’une farce en train d’agoniser étant donné la perte de légitimité de tous ses piliers.

Pourtant, il ne fait aucun doute que l’effort pour sauver au moyen d’une opération de «rafraîchissement» un bâtiment frappé par une maladie du ciment – alors qu’il nécessiterait une nouvelle fondation, sous la forme d’un processus constituant – prend la forme du sauvetage du Titanic et est pathétique.

Les autres informations, celles qui n’ont pas eu droit à des photos et qui n’ont pas fait la une, ce samedi 22 mars 2014, concernaient ce qui s’est passé dans les rues du centre-ville de Madrid. En dépit de leur «invisibilité» par (et pour) les grands médias, l’événement qui a été le point culminant des Marches de la dignité a marqué un tournant et une rupture avec la mobilisation sociale hégémonisée par les bureaucraties des «syndicats majoritaires». Elles ont vu pour la première fois – que toutes et tous ont constaté – ce qu’elles craignent et au fond ce que l’on espérait depuis des années. Sans eux [les appareils des syndicats dits majoritaires], les rues peuvent également trembler. Les couleurs de toutes les marrées en lutte, la coordination d’une grande majorité de la gauche syndicale et l’implication de manière inclusive de toutes ces organisations, ces assemblées de quartier, de village ou de secteurs menant un combat ont abouti à la constitution, pour la première fois dans l’histoire de notre fragile démocratie, du dépassement rêvé: oui on peut le faire depuis en bas et de manière horizontale.

Voilà ce qui a été réalisé. Il s’agit non seulement de la capacité de faire descendre dans les rues plus d’un million de personnes, mais aussi du comment aboutir à cela. Un comment qu’il n’a pas été facile de construire et qui doit être renforcé dans un avenir inédit. Un parcours qui, comme tout puzzle fait de mille pièces, a dû être construit et assemblé avec la vocation d’établir une continuité dans la lutte sociale. Un outil utile pour ceux et celles d’en bas, bien que devant être encore consolidé et avec une ADN propre au 15M [mouvement des Indignés]. Il est vrai que l’encre a sué afin d’arriver unis à Madrid. Ce travail lent, d’en bas, qui a commencé avec la prémisse du refus d’instrumentalisation par toutes les organisations engagées, a impliqué un processus de construction des marches marqué par une tension permanente. Mais cela a payé, comme nous l’avons vu, le samedi 22 mars, en arrivant à Madrid dans l’unité. Voilà un fait fondamental. Du 15M spontané on a passé à une autre date pour l’histoire. Les Marches de la dignité 22M laissent un cadre d’action qui devra être structuré pour se donner une continuité.

La traditionnelle guerre des chiffres met également chacun à sa place. Le journal quotidien [El Pais] qui durant des années avait été le complément du café du matin pour la gauche dite de progrès donnait le chiffre de 50’000 personnes ayant manifesté, le samedi après-midi, dans le centre de Madrid. Il prenait ainsi comme estimation crédible les chiffres émis par le gouvernement de la région de Madrid. Il ignorait la sagesse censée répondre à la rigueur minimale d’information qui aurait consisté à donner les chiffres énoncés par les organisateurs. Non, même pas cela. Il y avait là la preuve d’un autre des symboles, sous forme de journal, de la Transition. Les réseaux sociaux regorgeaient de nouvelles. Beaucoup d’entre eux dénonçaient cette manière d’esquiver les faits.

Il suffisait de lire l’édition numérique du quotidien Le Monde, qui estimait à 2 millions le nombre de participants, ou de chercher le titre de l’agence Reuters qui indiquait le même nombre.

Au moment de l’accès à l’information sur demande, personne ne pouvait mettre en doute que ce qui se passait à Madrid avait le statut de ces événements qui vont entrer dans l’histoire. Que le chiffre articulé soit de 100’000 supérieur ou 100’000 inférieur.

Ce qui s’est passé durant ces deux semaines enregistre le fait qu’une polarisation sociale est imminente et avance vers un horizon incertain d’où à partir de ces espaces antagoniques s’expriment deux façons d’aborder cette crise économique, sociale et de régime.

L’une est traduite par la photo qui symbolise le régime [celle de la rencontre mentionnée au début de l’article] et vise à renouveler le régime par en haut, en faisant dans la dentelle, afin de mettre fin à cette seconde transition de manière «gatopardienne» [allusion à la formule utilisée dans Le GuépardIl Gattopardo – par Giuseppe Tomasi di Lampedusa: «Il faut tout changer pour que rien ne change»].

L’autre est celle qui appartient au 15M, à la Marche de la dignité, à la rue. Elle ouvre toujours plus de brèches dans le dispositif institutionnel en faisant que l’asphalte devienne la scène de l’action politique qui puisse ouvrir un véritable processus constituant en rupture avec le présent statu quo. En ces jours – où la mort de Suárez [Adolfo Suarez était la figure emblématique de ce qui a été qualifié de «fragile transition» de 1975 à 1978] symbolise l’épuisement de la narration officielle de la transition – les classes populaires marchent lentement mais avec une impatience imparable. On commence à percevoir une certaine accélération dans le scénario selon lequel une nouvelle phase a commencé ce samedi 22 mars. (Traduction de A l’Encontre, article publié sur le site Viento Sur en date du 27 mars 2014)

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